Seine-Saint-Denis (93)

Seine-Saint-Denis et data centers : la grande invasion ?

Publié le 29/06/2023
Seine-Saint-Denis et data centers : la grande invasion ?
Gorodenkoff/AdobeStock

Ils fleurissent partout où ils en ont l’occasion, des friches industrielles aux zones d’habitation… À mesure que les révolutions technologiques les rendent toujours plus indispensables, les data centers grignotent les villes, les campagnes et les déserts en siphonnant beaucoup d’énergie. Deux urbanistes franciliennes viennent d’écrire un livre passionnant sur la question : « Sous le feu numérique, Spatialités et énergies des data centers », publié aux éditions MétisPress. de quoi méditer sur la place que l’on veut bien accorder à ces espaces de stockage numérique.

C’est une gigantesque soucoupe à cheval entre la Courneuve et Saint-Denis, qui a atterri en lieu et place de l’ancienne usine Airbus Hélicoptères, le long de l’A86. Le plus grand data center de France, Paris Digital Park, occupe 7 hectares et 40 000 m2 d’espace câblés. Le groupe américain InterXion, leader mondial de l’archivage de données numériques, avait besoin de cette superstructure, un investissement à plus d’un milliard d’euros, pour pouvoir absorber les masses de données de ses clients, les mastodontes Facebook, Google, Tinder et des dizaines d’autres sociétés du web ou des télécoms.

Dans une société toujours plus connectée, les géants du web continuent de construire à un rythme effréné des bâtiments aux façades aveugles, capables d’assurer le stockage des données dans des clouds, les sauvegardes des entreprises, entre autres. D’ici 2025, ces bâtiments devraient être capables d’abriter et gérer 175 zettaoctets (un sextillion d’octets) de données dans des data centers. « Au XIXsiècle, on construisait des gares, au XXe des autoroutes et des aéroports, au XXIe siècle, on fait des réseaux de câbles et des data centers », avait analysé auprès de nos confrères du Point, le patron d’Interxion France Fabrice Coquio.

L’urbaniste Cécile Diguet, directrice du département Urbanisme, Aménagement et territoires à l’Institut Paris Region, est co-autrice avec Fanny Lopez de l’ouvrage « Sous le feu numérique, Spatialités et énergies des data centers », publié aux éditions MétisPress. Elle a analysé l’implantation de ces infrastructures industrielles qui changent de visage. « Les data centers sont des bâtiments physiques qui stockent et traitent des données numériques. Il s’agit d’une enfilade de serveurs informatiques, à la fois des disques durs et des ordinateurs qui traitent des données et les renvoient ailleurs. Ils ont beaucoup changé en peu de temps. À la fin des années 1990, quand on est passé d’internet au web, les premiers data centers sont apparus. Il s’agissait alors simplement de placards informatiques. Puis avec la croissance du web, c’est devenu un véritable business qui s’est installé dans des étages d’immeubles de bureaux, dans des bâtiments réhabilités et ce sont devenus des bâtiments dédiés quand le cloud est venu bouleverser nos pratiques numériques. Aujourd’hui, nos mails, nos photos, nos musiques, nos contacts sont tous stockés ailleurs que dans nos objets numériques », souligne l’urbaniste.

Une hyperconcentration en Île-de-France et en Seine Saint Denis

Cécile Diguet et Fanny Lopez ont parcouru le monde entier pour aboutir à leur étude très complète. « On est allées voir un data center dans le désert de l’Oregon, visiter le data center de Facebook à Luleå en Suède : ils vont souvent chercher des espaces ruraux. En France, on a des data centers en colocation mais aussi des super centres sur le pas de tir : à Lisses, au nord de l’Essonne, par exemple, l’Américain CloudHQ est en train de construire un data center colossal la ZAC Léonard de Vinci à Lisses (Essonne), ce centre de données comprendra 48 salles informatiques réparties sur une surface de 66 000 m²… ».

En 2021, l’Île-de-France comptait 124 « data centers » sur les 138 référencés sur le territoire. L’Île-de-France est troisième ou quatrième rang européen, derrière Londres et Francfort et, selon les estimations, devant ou derrière Amsterdam, Madrid pointant à la cinquième place. La région francilienne est aujourd’hui une place intéressante pour les opérateurs de data centers du fait de son poids économique ; de sa situation géographique, qui la met à l’abri des principaux risques naturels ; de bonnes disponibilités foncières situées hors zone inondable ; enfin, d’une offre en alimentation électrique de qualité à un prix attractif dixième rang des pays de l’OCDE pour les tarifs industriels. Cécile Diguet explique la concentration territoriale des data-centers à la façon d’une comportementaliste animalière : « les data centers aiment être près des uns des autres, leurs clients aiment bien les savoir près des uns des autres. Ils travaillent et parlent ensemble, tirent des câblent entre eux et plus ils sont proches, moins cela coûte cher. L’Île-de-France apporte aussi une grande proximité avec la main d’œuvre qualifiée. Les data centers ont besoin d’être proches également des centres décisionnels des grandes entreprises qui peuvent nécessiter des usages numériques particuliers (comme la finance, à La Défense, par exemple). La région parisienne est riche de ressources électriques et de réseaux internet, ponctuée de points d’échanges internet cruciaux. Avec ses douze millions d’habitants, aux revenus en moyenne plus élevés qu’ailleurs, les pratiques numériques sont très demandeuses. La région représente tout de même ⅓ du PIB informatique : il est logique que les data centers s’y installent ».

Et la Seine-Saint-Denis constitue la première concentration de stockage de données en Europe : fort de son passé industriel, le département possède de grandes parcelles en friche et proche des infrastructures électriques et de fibres optiques. « Entre 2000 et 2015, il y a eu beaucoup de réhabilitations de bâtiments industriels à Saint-Denis et Aubervilliers, ou de constructions sur de grandes parcelles vides, pas trop chères. La ville se refaisait sur elle-même. Puis, il y a eu la politique d’acheter des bâtiments pour les détruire et reconstruire du neuf : c’est ce qui s’est passé avec l’usine Eurocopter de la Courneuve qui a cédé sa place à la soucoupe volante InterXion, ou Data4 à Marcoussis qui a acheté puis démoli un site Alcatel pour construire un data center ».

Des données par des téraoctets, des défis environnementaux en pagaille

Selon Cécile Diguet, le principal écueil à la multiplication des data centers est d’ordre écologique. Il s’agit d’une activité particulièrement énergivore : « il faut faire marcher les serveurs traversés par beaucoup de données numériques et faire tourner la clim pour refroidir les ordinateurs et éviter la surchauffe qui peut avoir de très lourdes conséquences ». À l’échelle mondiale, les data centers sont à l’origine de 2 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) mondiales – atteignant le même niveau que le transport aérien. En France, la part des data centers dans l’empreinte carbone du numérique s’élève à 14 %.

À l’horizon 2030, selon la Direction régionale et interdépartementale de l’environnement et de l’énergie (DRIEE), les data centers devraient représenter à eux seuls le quart de l’augmentation des besoins en énergie du Grand Paris, soit 1 000 MW sur un total estimé entre 3 000 et 4 000 MW (plus 20 %). Cette hausse attendue de la consommation, du seul fait de ces infrastructures, est considérable : elle correspond approximativement aux besoins d’une métropole d’un million d’habitants. Elle impactera en priorité le réseau de transport et de distribution car la région importe plus de 90 % de l’électricité qu’elle consomme. Répondre à cette demande et notamment à celle, spécifique, engendrée par les nouveaux data centers suppose donc de procéder à de profonds réaménagements du réseau.

Logique donc que face au risque de se retrouver dans une situation inextricable, une proposition de loi sur l’impact environnemental du numérique, ait été adoptée au Sénat pour « faire émerger une régulation environnementale pour prévenir l’augmentation des consommations et émissions des réseaux et des centres de données ». Un texte portant un petit coup d’arrêt au développement exponentiel et non réglementé de ces infrastructures polluantes. En avril 2021, Amazon Web Services France s’était vu refuser l’autorisation de construction d’un data center de 33 100 m2 à Brétigny-sur-Orge dans le nord du département de l’Essonne. Dans son arrêté, le préfet de la région Île-de-France avait spécifié que la demande de construction de cet ensemble immobilier à usage principal d’entrepôts de stockage de données n’est pas compatible avec les orientations de la politique d’aménagement et de développement du territoire, en particulier avec le schéma directeur de la région Île-de-France (SDRIF) et le schéma régional du climat, de l’air et de l’énergie (SRCAE).

Mais les mastodontes du numérique se sont rapidement adaptés, flirtant avec le greenwashing, pour faire accepter leurs super projets. À la manière des distilleries de whisky en Écosse, dont les vapeurs permettent de chauffer des logements ou des piscines publiques, les industriels ont avancé l’idée que la chaleur produite par leurs serveurs pourrait servir au commun des mortels. Pour le projet de Lisses, par exemple, fruit de quatre ans de collaboration avec Grand Paris Aménagement, l’agglomération Grand Paris Sud, la ville de Lisses et la préfecture, le P.-D.G. du fournisseur de données a salué un « projet modèle sur les plans de l’intégration paysagère, la performance énergétique et la biodiversité » : on annonce d’office que la chaleur produite par le data center (alimenté par une ligne haute tension de 200 000 volts, secondées par 114 groupes électrogènes (57 par bâtiment) qui pourront être alimentés par plus de 2 000 m3 de fioul répartis dans 36 cuves enterrées) sera réinjectée dans le futur réseau de chaleur de Corbeil-Essonnes. Même argument avancé par le président d’InterXion, en décembre 2022, qui a annoncé la mise à l’étude de plusieurs projets de réutilisation de la chaleur produite par ses data centers de la Courneuve ou Ferrières-en-Brie.

Dans le cadre du programme « Choose France » et « Choose Paris Region »(l’agence d’attractivité de la Région Île-de-France), l’Américain Equinix a décidé d’installer – sous les hourras – son dixième centre à Saint-Denis. La chaleur fatale émise par le site sera redistribuée vers le réseau de chaleur de la ville de Saint-Denis (l’équivalent du chauffage de 1 600 logements de 60 m2) et pourra, dès 2024, chauffer le Centre Aquatique Olympique ainsi que les bâtiments de proximité immédiate de la ZAC Plaine Saulnier. Cette chaleur servira également à chauffer la serre de 430 m² présente sur le toit du data center. Son jardin potager permettra de retenir l’eau de pluie et de réduire la quantité d’eau dirigée vers les égouts, en plus de réduire les émissions de chaleur résiduelle. »Les projets d’implantations de datacenters en Île-de-France contribuent à notre souveraineté en matière de données numériques. Localisées sur le sol français, ces dernières permettent le développement d’écosystèmes numériques performants et constituent un atout pour le développement de l’innovation au sein de la Région Île-de-France. Ce projet d’Equinix est par ailleurs particulièrement respectueux de l’environnement grâce à la valorisation de la chaleur fatale pour chauffer un centre olympique. Cela symbolise les ambitions de la Région sur le sujet des data centers et nos attentes fortes sur les aspects environnementaux, notamment en période de crise énergétique », avait déclaré Alexandra Dublanche, vice-présidente de la Région Île-de-France et présidente de Choose Paris Region.

Cécile Diguet préfère voir dans les géants du numérique d’autres vertus : « RTE, le transporteur d’électricité explique recevoir de plus en plus de demandes pour des data centers sur des sites périurbains, des zones agricoles. Heureusement les entreprises sont limitées par l’interdiction d’artificialisation des sols. À l’Institut Paris Région, nous essayons de pousser pour que ces entreprises très puissantes financièrement s’installent sur des friches industrielles polluées, qu’elles sont les seules à avoir les moyens de dépolluer… cela aurait un véritable impact » !

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