Alexandre Aslanian : « Les pouvoirs publics avancent souvent masqués en matière de droit d’asile… »

Plusieurs fois reporté, le projet de loi immigration devrait être présenté en conseil des ministres en juillet et examiné à l’Assemblée nationale à l’automne. Il devrait comporter un volet réformant l’asile. La Cour nationale du droit d’asile, aujourd’hui située à Montreuil (93), pourrait être en partie délocalisée en région. Passionné depuis toujours de géopolitique, coresponsable de la commission sur le droit d’asile du barreau de Paris, Alexandre Aslanian fait le point sur ce projet de réforme, qu’il met en perspective avec trente ans d’évolutions du droit d’asile. Rencontre.
Actu-Juridique : Vous exercez quasi exclusivement en droit d’asile. D’où est venu cet intérêt ?
Alexandre Aslanian : J’ai intégré le barreau à l’âge de 30 ans, après avoir exercé l’activité de reporter-photographe. Je pratique le droit d’asile pour plusieurs raisons. D’abord, je suis petit-fils de rescapés du génocide Arméniens de 1915. Mes grands-parents se sont réfugiés en France. Mon épouse était également réfugiée soviétique. Mon univers familial m’a donc conduit à m’intéresser à ces questions. Mon père, avocat lui aussi, défendait dans les dernières années de son exercice des demandeurs d’asile devant la Commission des recours des réfugiés (CRR). J’ai toujours été intéressé par la géopolitique et la politique internationale. Élève avocat, j’avais rédigé un mémoire sur les demandeurs d’asile. Cela fait plus de 25 ans que j’interviens devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), appellation de la CRR depuis 2004. À titre libéral, j’assiste depuis le début de ma carrière principalement des ressortissants turcs d’origines kurde. Concomitamment, je défends des requérants de différentes nationalités au titre de l’aide juridictionnelle. Je ne souhaite pas travailler que sur une zone géographique restreinte. Un praticien du droit d’asile doit pouvoir intervenir avec succès dans un dossier quelle que soit la nationalité du demandeur. Mais il y a une réalité économique : il est plus simple de circonscrire son travail à quelques nationalités pour rentabiliser le temps d’étude d’un pays en dupliquant le résultat de ses recherches à plusieurs dossiers. Néanmoins, j’accepte des dossiers de tout pays car cela m’intéresse d’avoir un champ géographique large et de découvrir de nouvelles problématiques géopolitiques.
Actu-Juridique : Quelles ont été les grandes étapes du cadre légal qui régit votre pratique ?
Alexandre Aslanian : Quand la France a ratifié la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, la juridiction vers laquelle pouvait être déférée les décisions de l’OFPRA s’appelait la CRR. Elle siégeait en moyenne une fois par mois dans les locaux du Conseil d’État, place du Palais-Royal. Il y avait alors très peu de demandeurs et ceux-ci étaient uniquement des personnes qui avaient fui les pays de l’Est. Peu de dossiers étaient inscrits au rôle de ces audiences. La convention de Genève était alors circonscrite aux personnes déplacées à la suite d’événements survenus en Europe avant le 1er janvier 1951. Il y avait donc une double restriction, temporelle et géographique : la convention ne concernait que des événements ayant eu lieu avant 1951 et ne concernant que des ressortissants de pays européens. En 1967, la signature du protocole de New York a élargi le champ d’application de la convention de Genève car si les cas de violences ayant eu lieu avant 1951 avaient été déjà été examinés, d’autres situations nécessitant l’octroi de protection internationale avaient émergé.
Actu-Juridique : Qu’est-ce-qui a changé depuis vos débuts ?
Alexandre Aslanian : J’ai commencé à exercer à la fin des années quatre-vingt-dix. Nous étions alors une vingtaine d’avocats à exercer quotidiennement devant la CRR. Ce n’était pas satisfaisant car la plupart des demandeurs d’asile n’étaient pas assistés par un avocat. Ceux qui l’étaient avaient beaucoup plus de chance de se voir accorder une protection que ceux qui se présentaient seuls devant les juges de l’asile. À l’époque, le bénéfice de l’aide juridictionnelle était beaucoup plus restrictif : seuls pouvaient en bénéficier les demandeurs d’asile entrés par voie régulière sur le territoire, c’est-à-dire munis d’un visa délivré par les autorités consulaires françaises dans leur pays de nationalité. C’était une condition absurde. Les personnes qui demandent l’asile sont, en effet, généralement amenées à quitter précipitamment leur pays et font rarement des demandes de visa, qui nécessitent de prendre le risque d’être interpellé en allant se rendre dans une instance consulaire étrangère. Peu de personnes étaient donc éligibles à l’aide juridictionnelle. Il y a plusieurs années, la condition d’entrée régulière a été supprimée et, pour peu qu’ils respectent un délai drastique de quinze jours, les demandeurs d’asile peuvent bénéficier de l’aide juridictionnelle pour contester devant la CNDA, avec l’aide d’un avocat, une décision de rejet prise par l’OFPRA. Cette large accession des requérants à l’assistance d’un avocat au titre de l’aide juridictionnelle constitue une nette amélioration par rapport à la situation antérieure. Cela est cependant susceptible d’engendrer des disparités de la qualité de cette assistance. Quand une vingtaine d’avocats pratiquaient ce contentieux au quotidien, il y avait plus d’homogénéité dans leurs interventions qu’aujourd’hui où plusieurs centaines de conseils interviennent devant la CNDA.
Actu-Juridique : Le cadre légal en lui-même a également évolué. De quelle manière ?
Alexandre Aslanian : À la fin des années quatre-vingt-dix, l’interprétation de la convention de Genève était très restrictive. Seules les personnes qui risquaient d’être persécutées par un représentant de leur État étaient éligibles à la protection. Il n’y avait pas encore de protection subsidiaire. Nous assistions, par exemple, des requérants algériens qui craignaient les persécutions du Front Islamique du Salut (FIS). La CRR accréditait leurs craintes tout en rejetant leurs demandes de protection. En conformité avec la loi de l’époque, elle jugeait que, quelle que soit la réalité de leurs craintes, la circonstance qu’elles émanent d’agents de persécutions non étatiques, ne permettait légalement pas que leur soit accordée une protection. Un autre type de protection, l’asile territorial, est alors apparu sous l’égide du ministre de l’Intérieur de l’époque, Jean-Pierre Chevènement. Sans grand résultat. La protection subsidiaire a été ultérieurement instituée pour protéger les personnes dont les craintes ne relèvent pas d’un des motifs limitativement énumérés par la convention de Genève mais méritent néanmoins d’être protégées. Dans le même temps, l’interprétation de la convention de Genève à travers la jurisprudence a évolué. Au fil des années, il a été possible de reconnaître la qualité de réfugié à un requérant même si son agent de persécution ne représentait pas son État. La notion de groupe social a, quant à elle, été affinée et permet désormais de protéger, notamment des jeunes filles qui redoutent l’excision ou des personnes homosexuelles. Ce type de protection n’existait pas à mes débuts…
Actu-Juridique : Comment voyez-vous le projet de réforme du droit d’asile, qui devrait prochainement être examinée à l’Assemblée nationale ?
Alexandre Aslanian : Il convient de s’interroger non seulement sur les raisons de cette réforme, mais de toutes celles qui modifient périodiquement le droit des étrangers avec pour conséquences des changements substantiels dans l’exercice du droit d’asile. Ces réformes révèlent la volonté récurrente des pouvoirs publics d’accélérer les procédures. Seules 20 % des demandes d’asile aboutissent à l’octroi d’une protection. 80 % d’entre elles sont rejetées. Les autorités en concluent hâtivement qu’il y a un détournement du droit d’asile et que ces 80 % de déboutés sont de faux demandeurs d’asile. Un demandeur d’asile est admis provisoirement au séjour en France jusqu’à ce que l’autorité administrative – l’OFPRA- ou sa juridiction de contrôle – la CNDA – ait pris une décision. S’il est débouté, le requérant reçoit une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Du point de vue des autorités, la priorité est que ces 80 % de déboutés quittent le territoire. Les réformes ont donc en grande partie pour but d’accélérer l’instruction des demandes d’asile dans l’idée que cela concourra à faciliter la reconduite dans leur pays des personnes dont les demandes d’asile ont été rejetées. Toutes les réformes vont dans ce sens. Faire œuvre de justice en étant obnubilé par les cadences pose problème. On se retrouve ainsi parfois dans des situations où des juges de la CNDA refusent des demandes de renvoi de l’examen d’un recours à une prochaine audience alors qu’elles peuvent être légitimement motivées par la nécessité de recevoir du pays du demandeur des documents de nature à justifier ses craintes. Il y a de manière générale beaucoup de tensions et la vie de la Cour est émaillée, à intervalles réguliers, de grèves tant des avocats que de son personnel.
Actu-Juridique : Que contient ce projet au sujet de la CNDA ?
Alexandre Aslanian : Les deux grands changements sont la généralisation d’un juge unique et la délocalisation de la CNDA dans des antennes en région. Nous avons vu apparaître le juge unique à certaines audiences en 2015, alors que le principe de la formation collégiale avait toujours prévalu jusqu’alors. Les avocats n’apprécient pas le principe du juge unique! Nous sommes convaincus que mieux vaut les regards croisés de trois personnes qui ont une sensibilité et une formation différente, puisque ces audiences sont tenues par un magistrat professionnel, une personnalité qualifiée désignée par le Conseil d’État et un représentant du Haut-commissariat aux réfugiés des Nations Unies. En 2015, le législateur annonçait qu’en contrepartie de cette apparition des audiences à juge unique, les demandeurs d’asile pourraient être assistés d’un avocat lors de leur entretien à l’OFPRA. Or cette faculté n’étant pas prise en charge au titre de l’aide juridictionnelle ; l’exercice de ce droit n’est, en réalité, pas effectif. Cet accompagnement au stade de l’OFPRA ne constitue qu’un effet d’annonce. En l’espace de près de 8 ans, je n’ai assisté que 3 fois un demandeur en entretien ! Or celui-ci constitue pourtant un moment-clé. Dans la quasi-totalité des cas, l’avocat n’intervient qu’après que le demandeur d’asile a adressé son récit écrit à l’OFPRA, a été entendu par lui et a vu sa demande être rejetée.
Actu-Juridique : Comment va s’organiser la territorialisation annoncée de la CNDA ?
Alexandre Aslanian : Il semblerait qu’outre dans ses locaux situés à Montreuil, la Cour serait également amenée à siéger dans ceux de certaines des neuf cours administratives d’appel (CAA). Cette territorialisation du contentieux de l’asile qui constituerait déjà en soit une importante rupture avec la pratique existante depuis la création de la CRR, s’accompagnerait de l’instauration du principe d’un juge unique pour statuer en audience sur le bien-fondé des recours. La collégialité des formations de jugement deviendrait une exception. Ce qui n’est pas clair encore c’est de savoir si les audiences seraient assurées par des juges des tribunaux administratifs ou des CAA ou si des juges actuels de la CNDA seraient délocalisés là-bas. Si cette fonction est exercée par des magistrats administratifs habitués à ne statuer que sur la base de preuves documentaires, il est à craindre qu’ils éprouvent des réticences à prendre des décisions basées sur une intime conviction qui est pourtant au cœur de l’office du juge de l’asile. C’est une matière dans laquelle il est rare de disposer de preuve absolue. Il est difficile d’affirmer de manière catégorique qu’une personne sera persécutée si elle retourne dans son pays d’origine. C’est pourquoi, la convention de Genève évoque « des craintes de persécution ». Le juge doit apprécier une probabilité. Cette manière de juger est très loin de la pratique administrative habituelle, et le risque est qu’il y ait encore moins de recours qui prospèrent demain si le projet de réforme, tel qu’on a pu en prendre connaissance, était mis en application. Il est soutenu que la territorialisation de la CNDA permettra aux requérants d’éviter le trajet jusqu’à Montreuil, qu’ils seront plus proche de leur avocat. Encore faut-il que notre profession s’organise, car les avocats de province sont aujourd’hui peu nombreux à pratiquer le droit d’asile. Trouver les interprètes de langue rare en province va également être une des difficultés à laquelle va se heurter ce projet. Les pouvoirs publics avancent souvent masqués en matière de droit d’asile…
Actu-Juridique : De manière générale, comment voyez-vous évoluer le droit d’asile depuis 25 ans ?
Alexandre Aslanian : C’est une matière qui présente une forte dimension symbolique. Il est difficile d’en avoir une approche neutre. L’interprétation jurisprudentielle de la convention de Genève faite par la CNDA permet à une plus large typologie de demandes d’asile de prétendre à l’octroi d’une protection que dans le passé. L’OFPRA a, par ailleurs, amélioré son travail ces dernières années. Dans le même temps, l’OFPRA et la CNDA procèdent de plus en plus fréquemment à des retraits de protection dans des situations qui laissent sceptiques. On observe dans le même temps un durcissement des règles de procédure. Or un droit ne s’exerce qu’à travers des règles de procédure. Aujourd’hui, les demandeurs d’asile sont informés du rejet de leur dossier par l’OFPRA par voie électronique. Il ne faut pas oublier qu’ils constituent un public particulièrement fragile et que certains d’entre eux peuvent être analphabètes. La notification par voie électronique d’une décision de rejet de l’OFPRA fait courir un délai, passé il y a quelques années d’un mois à quinze jours, pour solliciter l’aide juridictionnelle ou un délai d’un mois pour la contester au fond. Ces règles sont des atteintes subreptices au droit d’asile. D’autre part, il n’est pas normal que des dossiers aux problématiques similaires, fassent l’objet de décisions différentes selon la composition de la formation de jugement. Parfois, en voyant qui sont les juges qui siègent, on sait avant même de plaider le dossier que celui-ci sera rejeté. J’ai ainsi eu récemment un recours d’un jeune homme afghan qui a été rejeté alors qu’il y avait pléthore de documents attestant de son « occidentalisation » qui lui auraient valu d’obtenir une protection si son dossier avait été examiné par la plupart des autres formations de jugement. Que va-t-il devenir ? Le ministre de l’Intérieur avait indiqué que les Afghans ne seraient pas renvoyés dans leur pays même s’ils étaient déboutés du droit d’asile. Les requérants afghans dont les demandes sont rejetées sont conduits à devenir des sans-papiers, ce qui est préoccupant…
Référence : AJU009c8
