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Céline Pigot : « L’asile ne se limite pas au fait de ne pas être renvoyé dans son pays d’origine » !

Publié le 04/05/2023

À la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), certains requérants se présentent devant les juges alors qu’ils ont déjà obtenu l’asile dans un autre pays. Une démarche qui s’explique par le fait que, dans certains pays, la protection n’est pas effective. Me Céline Pigot, avocate à la Cour, revient sur la manière dont la Cour examine ces dossiers. Entretien.

Actu-Juridique : Comment vous êtes-vous spécialisée en droit des étrangers ?

Céline Pigot : Être avocate n’a pas été une évidence pour moi. Après mes études de droit, au cours desquelles je me suis spécialisée en droit international, j’ai bifurqué vers la communication. Je voulais mener des activités de plaidoyer dans une ONG. J’ai trouvé que mon travail manquait d’utilité et d’efficacité et je suis retournée vers le droit. J’ai passé le barreau dans cette logique de plaidoyer et je me suis spécialisée en droit d’asile et droit des étrangers. J’assiste des requérants de toute nationalité. Je connais particulièrement bien les problématiques des Somaliens, car j’en vois beaucoup à mon cabinet. Ils viennent par bouche-à-oreille. La société somalienne est structurée en clans majoritaires et minoritaires. J’assiste des personnes issues de clans minoritaires, pris dans des logiques de vengeances et de dette de sang à payer, ou encore des personnes opposées à la milice Al Shebaab. Je vois aussi beaucoup de femmes. Pour elles, la problématique est le mariage forcé et l’excision : plus de 98 % des femmes somaliennes sont excisées, et la plupart d’entre elles subissent des mutilations de type 3, particulièrement importantes. Les mères demandent par exemple la qualité de réfugiée pour leurs petites filles nées hors de Somalie. Enfin, certains requérants ne peuvent pas prétendre au statut de réfugié mais peuvent demander la protection subsidiaire, car la Somalie est un pays en guerre civile depuis 1991 et l’on considère qu’il y existe une situation de violence aveugle.

AJ : Certains de vos clients se présentent à la CNDA alors qu’ils se sont déjà vus accorder une protection dans un autre pays européen. Pourquoi ?

Céline Pigot : Cette problématique concerne essentiellement trois pays : la Grèce, l’Italie, et, dans une moindre mesure, Malte. Dans ces trois États, il existe une problématique d’effectivité de la protection. Celle-ci ne se limite pas à ne pas être renvoyée dans son pays d’origine. Les normes européennes rappellent bien qu’il y a des obligations à la charge des États : la délivrance d’un titre de séjour ou et d’un passeport, le droit à une formation, à l’accompagnement social, à l’accès au soin et au logement. Ces droits sont énumérés dans la directive « Qualification » et doivent permettre aux personnes de vivre pleinement leur protection. Les transferts « Dublin », qui consistent à renvoyer les demandeurs d’asile vers l’État membre responsable de l’examen de leur demande, ont d’ailleurs déjà été suspendus vers Malte et l’Italie parce qu’on considérait qu’ils ne pouvaient pas être accueillis dans des conditions dignes et conformes à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CEDH) Désormais, la problématique se pose pour les personnes protégées : peuvent-elles vivre dans des conditions normales et dignes ? À Malte, par exemple, les personnes bénéficiaires de la protection subsidiaire ne peuvent pas faire venir leurs familles. Or la réunification familiale fait partie des droits des personnes protégées.

AJ : Il arrive aussi que des personnes fassent une demande d’asile en France sans savoir qu’elles l’ont déjà obtenu ailleurs. Comment est-ce possible ?

Céline Pigot : Ces demandeurs d’asile manquent d’accompagnement et ne comprennent pas toujours les situations dans lesquelles elles se trouvent. Lorsqu’elles arrivent dans un pays, elles sont hébergées plusieurs mois dans un camp le temps de déposer une demande d’asile. La police du pays d’arrivée prend leurs empreintes sans qu’ils aient nécessairement des explications. La demande d’asile est alors lancée sans qu’elles l’aient réalisé. Les juges sont sceptiques à ce sujet, mais moi, cela me semble crédible : je pense qu’il n’y a pas toujours un interprète présent à ce moment-là pour leur expliquer la procédure. Ensuite, ces personnes ne sont pas accompagnées et n’ont aucun retour sur la demande d’asile qu’elles ont déposé. Il arrive donc qu’elles apprennent une fois en France qu’elles ont été protégées ailleurs. D’autres savent qu’elles ont obtenu l’asile mais assurent qu’on leur dit qu’elles pouvaient partir et que leur titre de séjour européen leur permettait d’aller dans un autre pays. Cela peut s’expliquer : il est plus facile de dire aux gens d’aller s’installer ailleurs que d’assurer des conditions d’accueil dignes d’une protection. Seulement, c’est faux : le titre de séjour permet de circuler au sein de l’Union européenne mais pas de s’installer !

AJ : Comment la Cour examine-t-elle ces dossiers ?

Céline Pigot : Il y a une présomption selon laquelle les droits et libertés fondamentales sont respectés au sein de l’Union européenne. Néanmoins, cette présomption peut être renversée par tous moyens, et donc en invoquant des rapports internationaux. Concernant la Grèce et l’Italie, il en existe pléthore. Les défaillances sont connues. Le CEREDOC, centre de documentation de la CNDA, a lui-même produit un rapport rappelant qu’en Grèce, certaines catégories de personnes, notamment les femmes ou les personnes atteintes de troubles psychologiques, n’avaient pas de protection effective. Les femmes sont considérées comme vulnérables car lorsqu’elles vivent dans les camps de migrants en Grèce, elles peuvent être prises dans des réseaux de traite des êtres humains, sans que les autorités grecques ne soient en mesure de les protéger. Malgré l’existence de ces rapports, la Cour accorde difficilement une protection à une personne qui a déjà bénéficié de l’asile en Grèce ou en Italie. D’un point de vue politique, il est difficile de dire que la Grèce ne respecte pas les standards européens. Certains juges le font, mais à la marge. Tant qu’il n’y a pas eu de recours en manquement devant la Cour de justice de l’Union européenne impliquant contre ces pays-là, – comme cela a été le cas pour la Hongrie -, la Cour a tendance à considérer que les standards sont respectés.

Je note d’ailleurs dans mes dossiers que la jurisprudence de la Cour s’est durcie. Il y a quelques années, elle considérait plus facilement que les conditions de vie des personnes protégées en Italie ou Grèce n’étaient pas dignes. Aujourd’hui, elle décide davantage que ces dossiers sont irrecevables.

AJ : Comment la CNDA motive-t-elle ses décisions ?

Céline Pigot : La Cour nous oppose qu’il fallait demander un transfert de protection. Mais pour pouvoir faire ce transfert, il faut avoir une admission préalable au séjour sur les fondements de la vie familiale, du travail ou du soin. Cela est loin d’être possible dans tous les dossiers. Si vous ne faites pas de transfert de protection, il vous faut démontrer que la protection obtenue n’est pas effective. Or, j’en parlais plus haut, cette présomption simple de respect des droits fondamentaux au sein de l’Union européenne est devenue aujourd’hui quasiment irréfragable : la Cour fait de plus en plus peser la charge de la preuve sur les requérants. Elle va leur demander s’ils ont fait des démarches pour accéder à leurs droits, s’ils sont allés voir une association ou la police. Or ces gens qui ne parlent pas la langue du pays dans lequel ils arrivent restent dans la communauté. S’ils n’ont pas accès à une assistante sociale, ils ne vont pas arriver à se dépêtrer seuls des procédures. Pourtant, aujourd’hui, c’est ce qu’on attend d’eux c’est de démontrer que leurs démarches ont été vaines.

AJ : Comment travaillez-vous ces dossiers qui risquent d’être considérés comme irrecevables ?

Céline Pigot : Il faudrait obtenir des preuves matérielles montrant qu’on a saisi des institutions en vue d’obtenir des informations et des accompagnements, puisque manifestement les témoignages et les informations publiques ne suffisent pas. Je me suis déjà dit qu’il faudrait pouvoir rentrer en contact avec des confrères en Italie ou Grèce qui font des démarches pour la personne. Si on arrivait à démontrer que l’on n’a rien pu obtenir, on pourrait repasser à la CNDA. Mais il n’est pas évident de trouver des confères dans ces pays, qui acceptent notamment d’être rémunérés à l’aide juridictionnelle.

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