Chronique des arrêts de la cour administrative d’appel de Nancy (mars 2020 – septembre 2020)

Publié le 03/05/2021
Dossier Administratif
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La présente chronique revient sur les arrêts marquants rendus par la cour administrative d’appel de Nancy entre mars 2020 et septembre 2020. Un premier arrêt concerne le droit administratif pénitentiaire et apporte des éléments de précision concernant la délicate distinction entre les fautes disciplinaires qui relèvent seulement du bon ordre et celles qui mettent en cause la sécurité même de l’établissement pénitentiaire. Dans une seconde affaire, assez largement médiatisée, la cour apporte des précisions sur la possibilité de conditionner l’obtention du RSA à des actions de bénévolat. Enfin, dans une dernière affaire, la cour apporte des précisions concernant l’application du droit local alsacien-mosellan dans les cas où il concerne des dispositions qui n’ont pas fait l’objet d’une traduction officielle en langue française.

I – Actes administratifs

Légalité d’une décision plaçant à titre préventif un détenu en cellule disciplinaire (CAA Nancy, 23 juill. 2020, n° 18NC02740). Le juge administratif a longtemps considéré que les mesures prises à l’encontre des détenus ne faisaient pas grief et qu’elles ne pouvaient, par conséquent, faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir1. Le Conseil d’État a ensuite opéré un revirement de jurisprudence à l’occasion des arrêts d’assemblée Hardouin et Marie du 17 février 19952. Mais si les juges n’opposent plus une irrecevabilité de principe aux recours dirigés contre les mesures prises à l’encontre des détenus, ils n’acceptent de connaître que des mesures qui portent réellement atteinte à leur situation juridique, ce qui n’est pas toujours aisé à déterminer3.

S’agissant spécifiquement des mesures disciplinaires prévues par l’article R. 57-7-33 du Code de procédure pénale, le Conseil d’État a fini toutefois par considérer qu’elles sont désormais toutes susceptibles de recours pour excès de pouvoir, y compris les simples avertissements adressés aux détenus4. La juridiction administrative suprême a également approfondi le contrôle exercé sur les sanctions infligées aux détenus. Alors qu’il privilégiait auparavant un contrôle restreint5, le Conseil d’État a finalement décidé qu’il appartient au juge de l’excès de pouvoir saisi de moyens dans ce sens « de vérifier si les faits reprochés à un détenu qui a fait l’objet d’une sanction disciplinaire constituent des fautes de nature à justifier une sanction et si la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes »6. C’est donc désormais un contrôle de la proportionnalité des sanctions disciplinaires infligées aux détenus qui est exercé par le juge de l’excès de pouvoir, comme l’illustre l’arrêt rendu par la cour administrative d’appel de Nancy le 23 juillet 2020.

La cour est saisie en l’espèce de la contestation par un détenu de la maison centrale d’Ensisheim d’une sanction de placement en cellule disciplinaire qui lui a été infligée au motif qu’il avait refusé de regagner sa cellule à la suite d’une opération de fouille. Il s’agit là de la sanction disciplinaire la plus sévère pouvant être infligée à un détenu en application de l’article R. 57-7-33 susvisé, qui prévoit une échelle de huit sanctions.

Cette sanction était fondée sur deux fautes disciplinaires commises par le détenu. Il s’agissait, d’une part, d’un refus d’obtempérer à une injonction du personnel pénitentiaire, ce qui constitue une faute de troisième degré, en application des dispositions alors en vigueur du 3°, de l’article R. 57-7-3 du Code de procédure pénale. Était pris en considération, d’autre part, son refus de se soumettre à une mesure de sécurité définie par une disposition législative ou réglementaire, par le règlement intérieur de l’établissement pénitentiaire ou par toute autre instruction de service, ce qui constitue une faute du deuxième degré, prévue par les dispositions du 5°, de l’article R. 57-7-2 du même code.

Le requérant soulevait deux moyens de légalité interne en vue d’obtenir l’annulation de la décision contestée.

Il invoquait, en premier lieu, une violation du principe du non bis in idem, son refus de regagner sa cellule ne pouvant, selon lui, être qualifié cumulativement de refus d’obtempérer aux injonctions des membres du personnel de l’établissement et de refus de se soumettre à une mesure de sécurité. Ce principe est appliqué par le Conseil d’État en matière de sanctions depuis l’arrêt Hirigoyen du 11 mars 19387 dont la portée a récemment été précisée par un arrêt du 6 novembre 20198. Il résulte de ce dernier arrêt que « si une sanction administrative reposant sur plusieurs manquements doit être conforme au principe de proportionnalité, le principe du non bis in idem découlant du principe de nécessité des délits et des peines garanti par l’article 8 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 ne fait pas obstacle à ce que, dans le cadre d’une même poursuite conduisant à une même décision de sanction, plusieurs manquements distincts puissent résulter de mêmes faits ». Il en résulte que l’Administration n’a pas commis d’erreur de droit en regardant les faits reprochés au requérant comme susceptibles d’être qualifiés cumulativement de refus d’obtempérer aux injonctions des membres du personnel de l’établissement et de refus de se soumettre à une mesure de sécurité au sens, respectivement, des 3° et 5° de l’article R. 57-7-3 du Code de procédure pénale.

Le requérant invoquait ensuite une erreur de droit et une inexacte application des dispositions des 3° et 5° de l’article R. 57-7-3. S’il estimait que le fait de refuser de regagner sa cellule caractérisait un refus d’obtempérer à un ordre des membres du personnel de l’établissement, son comportement ne constituerait pas, en revanche, un refus de se soumettre à une mesure de sécurité. Or une telle faute ne se rapporte pas à la notion générale de bon ordre et sa qualification, au regard du Code de procédure pénale, s’apprécie par rapport à des obligations prédéfinies.

Pour déterminer si la décision en litige concernait une mesure de sécurité, les juges examinent le contexte dans lequel elle est intervenue. Le Conseil d’État, dans un arrêt du 14 mars 20119, a considéré qu’il y a en effet lieu « de caractériser les éléments permettant de déterminer, au vu notamment du contexte dans lequel le refus est intervenu, s’il pouvait être regardé comme un refus de se soumettre à une mesure de sécurité définie par les règlements et instructions de service ». Cette solution a ensuite été confirmée et précisée par la juridiction administrative suprême dans un autre arrêt du 15 décembre 201710 qui énonce que cette appréciation exclut « le comportement général du détenu », lequel ne peut être pris en compte que pour le choix du quantum de la sanction.

Ainsi, selon le contexte, un ordre est susceptible d’être qualifié de règle de sécurité et relever ainsi des dispositions du 5°, de l’article R. 57-7-3 du Code de procédure pénale.

En l’espèce, le refus du détenu de regagner sa cellule était consécutif à une mesure de fouille conduite par les équipes régionales d’intervention et de sécurité. Elle relève bien des « mesures de contrôle et de sécurité » visées à l’article 7 de l’annexe à l’article R. 57-6-18 du Code de procédure pénale qui établit le règlement intérieur-type des établissements pénitentiaires. Il en va de même s’agissant de la fouille à la personne. L’article 57 de la loi pénitentiaire n° 2009-1436 du 24 novembre 2009, auquel renvoie la même annexe, précise ainsi que « les fouilles intégrales des personnes détenues doivent être justifiées par la présomption d’une infraction ou par les risques que leur comportement fait courir à la sécurité des personnes et au maintien du bon ordre dans l’établissement »11.

Il apparaît, certes, que le détenu ne s’était pas opposé aux opérations de fouille qui s’étaient déroulées sans incident. A priori, donc, le refus consécutif du détenu de regagner sa cellule semblait ne pas pouvoir être considéré comme mettant en cause la sécurité de l’établissement pénitentiaire. Mais pour la cour, qui privilégie une approche large de notion de « contexte », l’absence d’incidents préalables survenus durant la fouille ne constitue pas un obstacle à considérer que le refus du détenu de regagner sa cellule met en cause la sécurité de l’établissement pénitentiaire. Pour le dire autrement, ce refus n’est pas détachable des mesures de sécurité préalablement intervenues. La cour écarte, en conséquence, les moyens tirés de l’erreur de droit et de l’inexacte application des dispositions des 3° et 5° de l’article R. 57-7-3 du Code de procédure pénale.

II – Affaires sociales

Précisions sur la possibilité de conditionner l’obtention du RSA à du bénévolat (CAA Nancy, 8 avr. 2020, n° 18NC01751, Dpt Haut-Rhin). L’arrêt commenté constitue l’épilogue d’un contentieux médiatique qui avait déjà été soumis à la juridiction nancéienne. Par une délibération du 5 février 2016, le département du Haut-Rhin avait approuvé le principe de la mise à la charge des bénéficiaires du RSA, dans les contrats d’engagements réciproques conclus avec eux, d’un service individuel bénévole « que pourraient effectuer les bénéficiaires du RSA auprès d’une structure, telle qu’une association ou une collectivité, à raison d’une moyenne de 7 heures hebdomadaires, et qui conditionnerait le versement de cette allocation ».

Saisi dans le cadre d’un déféré préfectoral, le tribunal administratif de Strasbourg avait dans un premier temps censuré cette délibération, mais sans écarter totalement la possibilité de conditionner l’obtention du RSA à un travail bénévole12. Les juges avaient d’abord relevé qu’en application des dispositions combinées des articles L. 262-29, L. 262-35 et L. 262-36 du Code de l’action sociale et des familles, « les obligations des bénéficiaires du RSA sont fixées soit, lorsqu’ils sont disponibles pour occuper un emploi, dans un contrat librement débattu énumérant des engagements réciproques en matière d’insertion professionnelle en application de l’article L. 262-35 du Code de l’action sociale et des familles, soit lorsqu’ils rencontrent des difficultés faisant temporairement obstacle à leur engagement dans une démarche de recherche d’emploi, dans un contrat librement débattu énumérant des engagements réciproques en matière d’insertion sociale ou professionnelle en application de l’article L. 262-36 dudit code ». Ils avaient ensuite indiqué que dans ce dernier cas que si « des actions de bénévolat sont susceptibles d’être proposées au titre de l’insertion sociale du bénéficiaire, elles ne peuvent toutefois résulter que du contrat précédemment mentionné, en fonction de la situation particulière de l’intéressé (…) de même, les possibilités de suspension du versement du RSA, limitativement définies par l’article L. 262-37 du Code de l’action sociale et des familles excluent la possibilité de suspendre ledit versement en raison du non-accomplissement d’heures de bénévolat, sauf à constater qu’il figure parmi les engagements souscrits dans le cadre du contrat ». Cette dernière précision est essentielle puisque les juges en avaient déduit que « le département ne pouvait donc (…) envisager de conditionner, de manière générale, le versement du RSA à l’accomplissement de telles actions de bénévolat ».

Ainsi, une distinction doit être opérée entre deux types de bénéficiaires du RSA. D’une part, ceux qui sont immédiatement employables et qui doivent donc se consacrer entièrement à la recherche d’un emploi. Ceux-ci ont vocation à conclure avec le département un contrat orienté vers l’emploi conformément à l’article L. 262-35 du Code de l’action sociale et des familles. D’autre part, ceux qui ne sont pas employables immédiatement et qui vont suivre un parcours d’insertion sociale. Ces derniers concluent un contrat prévu par l’article L. 262-36 qui a pour objet moins l’insertion professionnelle que l’insertion sociale. C’est seulement pour eux que des actions de bénévolat peuvent être imposées, à condition toutefois que leur contrat le prévoit expressément.

Dans un premier arrêt du 18 avril 2017, la cour administrative d’appel de Nancy avait censuré ce jugement tout en confirmant l’illégalité du dispositif mis en place par le département du Haut-Rhin13. Elle avait notamment indiqué que « le bénéficiaire du RSA relevant des dispositions de l’article L. 262-35 du Code de l’action sociale et des familles ne saurait se voir proposer au titre de son insertion des actions de bénévolat dès lors qu’aux termes de ces dispositions le bénéficiaire doit se consacrer à une recherche d’emploi ». Comme les premiers juges, la cour avait aussi retenu que des actions de bénévolat étaient susceptibles d’être proposées par le département au bénéficiaire du RSA relevant des dispositions de l’article L. 262-36 du même code, lorsqu’il est temporairement dispensé d’une recherche d’emploi, à la condition que ces actions figurent dans le contrat qui doit avoir été librement débattu.

Cet arrêt avait ensuite été censuré par le Conseil d’État dans une décision Département du Haut-Rhin du 15 juin 201814, qui se montre davantage favorable à l’insertion d’une obligation de bénévolat dans les contrats d’engagements réciproques. En particulier, les juges avaient considéré que les contrats conclus par les personnes relevant de l’article L. 262-35 du Code de l’action sociale et des familles pouvaient également stipuler cette obligation, alors même qu’elles doivent pleinement se consacrer à la recherche d’un emploi. Ce raisonnement quelque peu audacieux peut trouver appui sur les dispositions de l’article L. 5425-8 du Code du travail, selon lequel « tout demandeur d’emploi peut exercer une activité bénévole. Cette activité ne peut s’accomplir chez un précédent employeur, ni se substituer à un emploi salarié, et doit rester compatible avec l’obligation de recherche d’emploi (…) ». Il n’était donc pas exclu que le demandeur d’emploi puisse se voir imposer des actions de bénévolat « à la condition qu’elles puissent contribuer à une meilleure insertion professionnelle du bénéficiaire et restent compatibles avec la recherche d’un emploi », ce qui avait conduit le Conseil d’État à considérer que la cour avait entaché son arrêt d’une erreur de droit.

Ce sont ces principes qui ont été repris et précisés par la cour administrative d’appel de Nancy dans son arrêt du 8 avril 2020. Les juges relèvent ainsi que la délibération contestée se borne à prévoir un principe général selon lequel les allocataires du RSA sont susceptibles d’intégrer un dispositif de service de bénévolat à raison d’une moyenne de 7 heures par semaine. Comme on l’a vu, ce principe est conforme aux textes en vigueur, selon l’interprétation retenue par le Conseil d’État, et cela d’autant plus qu’elle constitue un simple acte préparatoire d’une autre délibération à venir de la commission permanente qui doit détailler les modalités d’application d’un dispositif qui ne bénéficie qu’aux seuls signataires du contrat d’engagements réciproques, ce qui exclut les personnes qui ont conclu un projet personnalisé d’accès à l’emploi et qui sont suivies par Pôle emploi. Il faut aussi noter que le volume horaire hebdomadaire envisagé ne pouvait être considéré comme étant incompatible avec une recherche effective d’emploi. La cour rappelle également les limites que devra respecter la commission permanente pour la définition des modalités précises du service individuel bénévole et le département dans le cadre des contrats conclus avec les bénéficiaires du RSA. Le contrat étant censé être librement discuté, et les situations individuelles devant être prises en compte, le département ne pourra imposer de manière unilatérale des obligations aux bénéficiaires du RSA. Il ne pourra pas non plus définir de nouveaux cas de suspension du versement de cette allocation qui ne correspondraient pas aux engagements souscrits dans le contrat d’engagements réciproques.

III – Droit local alsacien-mosellan

Précisions sur l’application des dispositions du droit local alsacien-mosellan qui n’ont pas fait l’objet d’une traduction officielle en langue française (CAA Nancy, 9 juill. 2020, n° 18NC01505). L’arrêt commenté apporte des précisions utiles relatives à l’application du droit local alsacien-mosellan, particulièrement dans le domaine scolaire. Rappelons ici que les départements alsaciens ainsi que le département de la Moselle relèvent partiellement de règles spécifiques en raison de leur première annexion par l’Allemagne entre 1871 et 1918. Ce droit est constitué de quatre ensembles bien identifiés : les lois françaises antérieures à 1870 maintenues par l’Administration allemande mais abrogées par les autorités françaises avant leur retour en 1918 ; les lois allemandes adoptées par l’Empire allemand entre 1871 et 1918 ; les dispositions spécifiques à l’Alsace-Moselle adoptées par les administrations locales durant la période d’annexion ; les lois françaises adoptées après 1918 mais applicables seulement aux départements alsaciens et à la Moselle15.

Si la question de la constitutionnalité du droit alsacien-mosellan a été longtemps débattue, elle a finalement été tranchée par le Conseil constitutionnel qui a dégagé un principe fondamental reconnu par les lois de la République en vertu duquel « tant qu’elles n’ont pas été remplacées par les dispositions de droit commun ou harmonisées avec elles, les dispositions législatives et réglementaires particulières aux départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle peuvent demeurer en vigueur »16. Toutefois, la portée de ce principe doit être relativisée. D’une part, en effet, la décision du 5 août 2011 n’apporte aucune garantie quant au maintien des dispositions législatives ou réglementaires constituant le droit local. D’autre part, si les autorités compétentes peuvent modifier la règle locale, cette possibilité est doublement encadrée. En effet, tout d’abord, « les différences de traitement qui résultent des [dispositions particulières du droit local alsacien-mosellan] ne [doivent pas être] accrues ». Ensuite, « leur champ d’application ne [doit pas être] élargi », ce qui a pour effet de cantonner le droit local aux seuls domaines dans lesquels il existe déjà.

Quoi qu’il en soit, l’existence de ce droit dérogatoire est susceptible de générer des conflits de normes avec le droit commun, ce qu’illustre l’arrêt rendu par la cour administrative d’appel de Nancy le 9 juillet 2020.

Contrairement « à la structure globale et cohérente que constitue le droit général », le droit alsacien-mosellan est « un droit éclaté en fragments qui suivent chacun leur propre logique »17. Si la question du régime des cultes ou celle des associations sont très connues, il existe également un droit local scolaire. En l’espèce, dans le but d’engager un nouvel enseignant, une association gestionnaire d’une école primaire hors contrat avait sollicité l’autorisation préalable du préfet du Haut-Rhin, lequel refusa de faire droit à cette demande. L’association a alors saisi le tribunal administratif de Strasbourg en vue d’obtenir l’annulation de la décision préfectorale. Après le rejet de ce recours18, l’association requérante fait appel devant la juridiction nancéienne en invoquant notamment le fait que le tribunal s’est fondé sur les dispositions d’une ordonnance bismarckienne du 10 juillet 1873 qui n’avait été ni traduite en langue française, ni publiée au Journal officiel. En l’espèce, une difficulté notable était posée du fait de l’absence de traduction officielle de ce texte. La cour considère que si cette absence ne constitue pas un obstacle à considérer que ce texte est toujours en vigueur (I), elle n’en porte pas moins atteinte à l’objectif constitutionnel d’accessibilité de la norme (II).

I. – Le maintien en vigueur des dispositions de droit alsacien-mosellan non traduites en français

L’article premier de la loi d’Alsace-Lorraine du 12 février 1873 sur l’enseignement dispose que « tout ce qui concerne l’enseignement primaire et secondaire est placé sous la surveillance et la direction des autorités de l’État » et que « les dispositions existantes relatives à la surveillance locale de l’enseignement primaire resteront en vigueur jusqu’à nouvel ordre ». Il précise également que « l’autorisation de l’État est nécessaire (…) pour ouvrir une école [et] pour engager un maître… ». L’article 4 de ladite loi prévoit aussi que « le chancelier de l’Empire est autorisé à édicter des règlements sur les examens à subir et les conditions à remplir par les maîtres… ». C’est en vue de l’exécution de ces dispositions que le chancelier Bismarck a pris une ordonnance en date du 10 juillet 1873 dont l’article 19 dispose que « l’autorisation d’engager un maître dans une école doit être demandée par (…) le chef d’établissement à l’autorité sous la surveillance et la direction de laquelle est placée cette école » et que peuvent être demandées « toutes pièces justificatives constatant l’âge et les bonne vie et mœurs de la personne présentée, ainsi que son aptitude à l’enseignement qui doit lui être confié ».

Or comme on l’a mentionné, ces textes qui fondent la décision contestée du préfet du Haut-Rhin n’avaient pas été traduits en français. En l’absence de traduction officielle, l’association requérante soutenait que le pouvoir règlementaire avait entendu abroger ces dispositions. Cette analyse est toutefois contredite par le Guide de Légistique qui préconise « qu’il n’y a lieu de procéder à des modifications ou abrogations du droit local que d’une manière expresse et après consultation des instances politiques, sociales ou professionnelles concernées, qui connaissent les implications de ce droit, afin d’éviter des situations d’incertitude ou d’incohérence juridique »19. Surtout, une telle solution entrerait certainement en conflit avec la jurisprudence SOMODIA du Conseil constitutionnel20. La cour décide en conséquence que « les lois du 1er juin 1924 confirmant le maintien en vigueur de textes du droit local dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle n’ont pas subordonné le maintien en vigueur des textes qu’elles énuméraient à une traduction en langue française ou à une nouvelle publication ». Les juges relèvent également que « le législateur a d’ailleurs expressément précisé que la publication de traductions de ces textes n’était prescrite qu’à titre documentaire ». Au demeurant, le décret n° 2013-395 du 14 mai 2013 ainsi que le décret n° 2013-776 du 27 août 2013, portant tous deux publication de la traduction de lois et règlements locaux maintenus en vigueur par les lois du 1er juin 1924 dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, « n’ont pas eu pour objet ou pour effet de modifier l’état du droit existant, ni d’effectuer un recensement exhaustif des dispositions maintenues en vigueur ». Il en résulte que, contrairement à ce que soutient l’association requérante, l’absence de publication d’une traduction officielle de l’article 9 de l’ordonnance du chancelier du 10 juillet 1873 ne permet pas, par elle-même, de regarder ces dispositions comme étant inapplicables ou comme ayant été implicitement abrogées par le pouvoir réglementaire ».

Cette solution est conforme à la jurisprudence du Conseil d’État qui a déjà eu l’occasion d’affirmer, dans un arrêt Syndicat national des enseignements du second degré du 6 avril 200121, que la législation spéciale aux départements d’Alsace et de Moselle est maintenue en vigueur « sans qu’il soit nécessaire de la publier au Journal officiel de la République française, par les lois du 17 octobre 1919 et du 1er juin 1924 et l’ordonnance du 15 septembre 1944 ». Il n’en demeure pas moins, cependant, que l’absence de traduction officielle de la législation en cause porte atteinte à l’objectif à valeur constitutionnelle d’accessibilité de la norme.

II. – Une atteinte portée à l’objectif à valeur constitutionnelle d’accessibilité de la norme

Si l’existence même d’un droit local alsacien-mosellan est conforme à la Constitution, les dispositions de ce droit doivent satisfaire aux exigences de la hiérarchie des normes, ce qui implique notamment le respect des règles de nature constitutionnelle. Parmi les normes constitutionnelles concernées figure notamment l’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi, lequel doit être défini au sens large puisqu’il s’étend à toutes les normes applicables aux citoyens22. Il implique qu’il incombe « au législateur d’exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34 », et le plein exercice de cette compétence « ainsi que l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi [qui] lui imposent d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques ; [il] doit en effet prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d’arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n’a été confiée par la Constitution qu’à la loi »23.

L’absence d’une traduction officielle des textes rédigés en allemand heurte manifestement l’objectif constitutionnel d’accessibilité de la loi. Elle peut également être considérée comme contraire à l’article 2 de la Constitution en vertu duquel « la langue de la République est le français ».

La cour relève ainsi que « si la traduction publiée en 1918 par le deuxième bureau de l’état-major général du ministère de la Guerre ne pose aucune difficulté de compréhension ou d’interprétation et si elle est disponible, notamment, sur le site de la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, “Gallica”, elle ne revêt (…) pas de caractère officiel ». Dès lors, « l’association requérante est fondée à se prévaloir de l’atteinte à l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité de la norme » et les dispositions de l’article 9 de l’ordonnance du chancelier du 10 juillet 1873 sont en conséquence jugées inconstitutionnelles. Sont ainsi neutralisées des dispositions qui sont pourtant toujours en vigueur. L’association requérante est donc fondée à soutenir que c’est à tort que le tribunal administratif de Strasbourg a rejeté sa demande d’annulation de la décision du préfet du Bas-Rhin refusant d’accorder une autorisation d’enseigner en école primaire.

Notes de bas de pages

  • 1.
    V. not. CE, 27 janv. 1984, n° 27329, Caillol : Lebon, p. 541 ; AJDA 1984, p. 72, chron. B. Lasserre et J.-M. Delarue ; D. 1983, Jur., p. 587, note S. Regourd.
  • 2.
    CE, 17 févr. 1995, nos 107766 et 97754 : Lebon, p. 84, concl. P. Frydman ; AJDA 1995, p. 420, chron. L. Touvet et J.-H. Stahl ; D. 1995, Jur., p. 381 note N. Belloubet-Frier ; JCP G, 1995, II 22426 note M. Lascombe et F. Bernard ; LPA 28 avr. 1995, p. 11, note G. Vlachos ; LPA 28 avr. 1995, p. 16, note N. Van Tuong ; LPA 28 avr. 1995, p. 28, note V.-A. Otekpo ; RDP 1995, p. 1340, note O. Gohin.
  • 3.
    V. ainsi la jurisprudence éminemment casuistique consacrée aux recours contre les décisions de transfèrement ou de non-transfèrement des détenus : CE, ass., 14 déc. 2007, n° 290730, garde des Sceaux et min. Justice c/ Boussouar : Lebon, p. 495 ; AJDA 2007, p. 2404, obs. J. Boucher ; AJ pénal 2008, p. 100, obs. E. Péchillon ; D. 2008, p. 820, note M. Herzog-Evans ; D. 2018, Pan., p. 1018, obs. J.-P. Céré.
  • 4.
    CE, 21 mai 2014, n° 359672, garde des Sceaux et min. Justice : AJDA 2014, p. 1065.
  • 5.
    CE, 20 mai 2011, n° 326084, Letona Biteri : Lebon, p. 246 ; Gaz. Pal. 26 mai 2011, n° I6003, p. 14, concl. M. Guyomar ; AJDA 2011, p. 1364, chron. X. Domino et A. Bretonneau.
  • 6.
    CE, 1er juin 2015, n° 380449, Boromée : Lebon, p. 185, concl. A. Bretonneau ; AJDA 2015, p. 1695, concl. A. Bretonneau ; AJ pénal 2015, p. 447, obs. E. Péchillon ; D. 2016, p. 1220, obs. J.-P. Céré, M. Evans et E. Péchillon ; Dr. adm. 2015, comm. 68, note G. Eveillard ; JCP A 2015, act. 519, obs. E. Langelier.
  • 7.
    CE, 11 mars 1938 : Lebon, p. 255.
  • 8.
    CE, 6 nov. 2019, n° 418463 : RSC 2020, p. 358, obs. F. Stasiak.
  • 9.
    CE, 14 mars 2011, n° 308167 : AJDA 2011, p. 104.
  • 10.
    CE, 15 déc. 2017, n° 403701 : AJDA 2018, p. 460, concl. A. Bretonneau.
  • 11.
    V. aussi CPP, art. R. 57-7-79 à CPP, art. R. 57-7-82.
  • 12.
    TA Strasbourg, 5 oct. 2016, n° 1601891.
  • 13.
    CAA Nancy, 18 avr. 2017, nos 16NC02674 et 16NC02675.
  • 14.
    CE, 15 juin 2018, n° 411630 : JCP A 2018, 2230, note H. Habchi.
  • 15.
    Sur ces questions : J.-M. Woehrling, « Les caractéristiques du droit applicable en Alsace-Lorraine de 1880 à 1930 : adoption et maintien du “plurijuridisme” » : RDL 2018, n° 82, p. 9.
  • 16.
    Cons. const., 5 août 2011, n° 2011-157 QPC, Sté Somodia : Rec. Cons. const., 2011, p. 430.
  • 17.
    J.-M. Woehrling, « La gestion du droit local : maintien, abrogation, actualisation », in La situation du droit local alsacien-mosellan, 1986, LGDJ, p. 39 ; E. Rhinn, La formalisation du droit local alsacien-mosellan dans l’ordre juridique français (1914-1925), thèse, 2018, Strasbourg.
  • 18.
    TA Strasbourg, 15 mars 2018, n° 1604621.
  • 19.
    Guide de Légistique, 3e éd., 2017, Paris, Doc. fr., p. 419.
  • 20.
    Guide de Légistique, 3e éd., 2017, Paris, Doc. fr., p. 419.
  • 21.
    CE, 6 avr. 2001, n° 219379, nos 221699 et 221700 : AJDA 2002, p. 63, note B. Toulemonde. ; AJFP 2001, p. 7 ; Revue de droit canonique, t. 52/2, p. 373 ; RDL 2001, n° 33, p. 56, note J.-M. Woehrling.
  • 22.
    Cons. const., 16 déc. 1999, n° 99-421 DC.
  • 23.
    Cons. const., 27 juill. 2006, n° 2006-540 DC.