Hauts-de-Seine (92)

Ariane Ory-Saal : « Dans le 92, des éducateurs de l’aide sociale à l’enfance peuvent avoir plus de 200 dossiers chacun » !

Publié le 05/01/2023

En septembre dernier, le conseil départemental des Hauts-de-Seine (92) annonçait un vaste plan pour la protection de l’enfance. Pour remplir sa mission de prise en charge de 6 000 mineurs, dont 1 250 mineurs non accompagnés, le département a augmenté le budget de l’aide sociale à l’enfance et lancé la construction de 600 places d’accueil dans le département, afin de se mettre en conformité avec la loi Taquet et de mettre fin, d’ici la fin de l’année 2024, aux placements des mineurs dans des hôtels. En attendant les effets de ce plan, la situation reste très dégradée dans le département, explique Me Ariane Ory-Saal, désormais présidente de la commission des avocats d’enfants du barreau des Hauts-de-Seine. Elle témoigne pour Actu-Juridique des lacunes de la protection de l’enfance au quotidien.

Actu-Juridique : Comment se porte la protection de l’enfance dans le département des Hauts-de-Seine ?

Ariane Ory-Saal : Comme dans bien des domaines judiciaires, la crise sanitaire est venue amplifier des difficultés qui existaient déjà depuis des années. Avant le Covid, cela n’allait déjà pas très bien. Depuis la pandémie et le retour à une activité normale, c’est pire qu’avant. Les personnels des services de l’aide sociale à l’enfance (ASE) du département ne sont plus les mêmes. Les services se sont désertifiés ou presque. Je n’ai presque plus de dossier où j’ai les mêmes interlocuteurs qu’avant la crise sanitaire. Depuis 2021, l’immense majorité des interlocuteurs que j’avais dans mes dossiers sont partis. Seuls les directeurs des services sont restés, mais ils ne peuvent plus constituer d’équipe car plus personne ne veut travailler pour l’ASE du 92. La plupart des anciens éducateurs ont changé de région ou ont rejoint la protection judiciaire de la jeunesse. Dans ce service, ils ne font plus d’assistance éducative mais exercent comme éducateurs du judiciaire « pénal » (dans le cadre d’une mesure éducative judiciaire provisoire ou d’une sanction). Ce n’est plus le même métier : les enfants qui leur sont confiés n’ont pas le même âge que les mineurs de l’ASE, et ils n’assistent plus des parents mais des adolescents par le prisme d’un acte posé. Ils ont pour rôle d’assurer le suivi des mesures éducatives, des sanctions ou des mesures provisoires pré-sentencielles prononcées par le juge des enfants.

Actu-Juridique : Comment expliquer ces changements d’orientation ?

Ariane Ory-Saal : J’ai pu discuter de ce constat avec des éducateurs du milieu ouvert qui travaillent auprès d’associations, comme Olga Spitzer ou l’Essor, qui ne dépendent pas de l’aide sociale à l’enfance mais travaillent parfois en binôme avec elle, quand il y a par exemple dans une fratrie des enfants suivis par l’ASE et d’autres en milieu ouvert. Contrairement aux services de l’ASE, ces unités éducatives en milieu ont un pool d’éducateurs généralement plutôt fidèles à leur poste. Sans doute leurs salariés ont-ils l’impression d’y faire du meilleur travail. Des éducateurs de l’ASE m’ont confié avoir parfois plus de 200 dossiers chacun, ce qui n’a aucun sens ! Quand il y a des situations avec des placements, c’est absurde d’avoir autant de dossiers. Nous, avocats, n’arrivons plus à communiquer avec eux. Il est devenu impossible de mener des projets de concert. Les familles qui sont censées être accompagnées et les juges des enfants dressent un constat similaire au mien.

Actu-Juridique : Concrètement, comment se manifeste cette absence ?

Ariane Ory-Saal : Dans des dossiers où il y a des placements, l’ASE est censée faire un rapport un mois avant l’audience. Très souvent, ce rapport n’est pas fait. L’ASE envoie à l’audience des jeunes éducateurs qui ne connaissent pas les jeunes. Ils n’ont pas d’autre possibilité que de lire un rapport rédigé par d’autres éducateurs, qui souvent ne travaillent même plus dans le service. Cela donne des audiences complètement inopportunes. Je vais vous donner un exemple. J’avais un dossier avec deux adolescentes de 14 et 15 ans placées dans un service d’accueil modulable. Cela veut dire qu’elles vivaient chez leur mère mais avaient la possibilité d’avoir des solutions de repli auprès d’un organisme de l’ASE en cas de difficulté – possibilité dont elles n’ont finalement pas fait usage cette année. Lors de l’audience devant le juge des enfants, l’ASE n’avait pas rédigé de rapport sur ce dossier et n’avait fait venir personne. Seule une personne du lieu d’accueil modulable est venue à l’audience. Elle n’avait pas grand-chose à dire puisque ce lieu n’avait pas accueilli les jeunes filles. Résultat : la mesure de suivi avait cours depuis 8 mois et personne n’était là pour en parler. Ce n’est pas un cas isolé. Nous voyons très souvent des audiences aussi chaotiques que celle-ci. Ce n’est pas rare que mes clients me disent avoir rencontré des personnes différentes sans que rien ne se passe lorsqu’une mesure au long cours est prononcée. Dans ce contexte, quel est le sens de ces procédures ?

Actu-Juridique : Qui s’occupe des enfants confiés à l’ASE, si les éducateurs manquent ?

Ariane Ory-Saal : Les transferts des enfants placés d’un lieu A à un lieu B, si le parent ne peut pas les faire, sont assurés par des éducateurs dits « Taga » (du nom de la société d’intérim qui les emploie, NDLR). Il s’agit de personnes qui n’ont aucune qualification éducative et transportent des enfants de tous âges, en voiture ou à pied. Cela ne crée aucun lien entre la personne qui récupère l’enfant et le lieu où ils le récupèrent. Ces Taga interviennent souvent dans les hôtels où sont placés des mineurs non accompagnés ou des jeunes qui ont mis en échec plusieurs lieux de placement. Dans ces hôtels, le cadre éducatif est inférieur ou égal à zéro. Parfois un éducateur investi s’y rend mais, en général, seuls ces fameux Taga y voient les enfants. Ces Taga sont des éducateurs intérimaires, en réalité des hommes à tout faire, agents de sécurité, chauffeur VTC… Ils sont d’ailleurs payés pour des missions de sécurité ou de transport.

Actu-Juridique : Cette situation dégradée est-elle propre au département des Hauts-de-Seine ?

Ariane Ory-Saal : D’après mes observations de terrain, cela ne se passe pas aussi mal dans tous les départements. J’ai eu, sur certaines audiences, l’occasion de voir des services éducatifs d’autres régions être représentés par plusieurs personnes alors qu’ils auraient pu se contenter d’envoyer un rapport écrit. Ces éducateurs me disaient aller à toutes les audiences et faire des rapports plusieurs semaines avant l’audience, autant de choses qui n’existent plus depuis au moins 2 ans dans les Hauts-de-Seine. Pourtant, quand l’ASE intervient, c’est qu’il y a un vrai besoin des familles. Si les enfants sont placés, c’est qu’il y a eu des carences éducatives et affectives, des problématiques lourdes comme de l’alcoolisme ou la toxicomanie. Il y a des choses à réparer et cela implique un investissement important. Il faut entretenir un lien avec l’enfant, avec le lieu où il est placé, avec les parents, avec les autres enfants de la fratrie si celle-ci a été séparée. Quand il n’y a pas de placement mais des mesures d’assistance éducative, le travail des éducateurs consiste aussi à rencontrer les familles et à leur donner des objectifs. L’objectif de la mesure éducative est détaillé dans la décision du juge des enfants, qui aujourd’hui est bien étoffée. Le juge doit donner des missions aux parents. Cela peut-être par exemple des objectifs en termes d’hygiène, de reprise de scolarité des enfants, de mise en place d’un accompagnement psychologique. Le suivi éducatif doit permettre de poursuivre ces objectifs.

Actu-Juridique : Le département des Hauts-de-Seine a annoncé en septembre avoir lancé un grand plan d’action pour la protection de l’enfance. Comment l’accueillez-vous ?

Ariane Ory-Saal : Ce sont des bonnes nouvelles, mais dont on ne peut pas voir l’effet immédiatement dans nos dossiers. Je suis toujours satisfaite quand des choses se passent et c’est certainement une bonne chose que des places d’accueil soient créées. Il me semble néanmoins que la priorité serait d’améliorer les conditions de travail des salariés de l’ASE. Je constate beaucoup de souffrance au travail. Il m’arrive d’être en désaccord avec certains d’entre eux, mais je vois que ce sont des gens qui veulent bien faire leur travail. J’ai le souvenir d’une éducatrice au bord des larmes à la fin d’une audience, disant : « J’aurais voulu faire mieux pour ce gamin mais je n’ai pas réussi » ! Si les structures manquent, il me semble que la première des priorités serait d’embaucher des personnels qualifiés. Et de revaloriser les salaires, pas à la hauteur de la mission et du travail assurés par ces éducateurs.

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