Inégalités territoriales : en matière d’éducation, la Seine-Saint-Denis moins bien traitée

Publié le 31/12/2024
Inégalités territoriales : en matière d’éducation, la Seine-Saint-Denis moins bien traitée
David Fuentes/AdobeStock

La Seine-Saint-Denis, territoire sacrifié ? En tout cas, un département qui manque de moyens, en matière d’éducation ou de santé, entraînant de profondes inégalités. À l’occasion des rencontres départementales de la lutte contre les discriminations, la lumière a été faite sur le sujet des inégalités, notamment en matière d’éducation.

La journée du 6 novembre dernier a été l’occasion de présenter les dernières études de l’Observatoire national de l’Action Sociale, concernant l’accès à l’école, les activités culturelles et l’accès aux hébergements pour les vacances. Sur les activités culturelles proposées dans un cadre scolaire, le constat est clair : « les élèves de Seine-Saint-Denis sont globalement moins bien accueillis par les établissements culturels franciliens que les élèves parisiens » !

« L’universalisme, on n’y est pas »

Mais au-delà du secteur culturel, le département connaît également des inégalités territoriales dans le secteur de l’éducation. La Défenseuse des Droits, Claire Hédon, a ainsi déclaré avoir « saisi la Cour des comptes concernant l’absence de remplacement des heures manquantes pour les élèves de Seine-Saint-Denis, sur l’ensemble des collèges de la 6e à la 3e ». Son objectif ? Mesurer la différence de traitement entre la situation locale et ce qui peut se passer à Paris dans des quartiers privilégiés. « À combien d’années scolaires en moins cela correspond-il exactement ? », s’est-elle interrogée. En attendant les résultats d’ici un an, d’autres chiffres illustrent déjà le phénomène, notamment dans les lycées, également concernés. En 2022, 18 000 élèves n’étaient pas affectés à un lycée, en 2023, plus de 22 000 et en 2024, plus de 23 000. Des chiffres en croissance. Pourquoi ? Claire Hédon prône ainsi, pour garantir des inscriptions effectives, une double entrée, sur le Net (Affelnet) avec possibilité de rencontres physiques au rectorat. Par ailleurs, est-ce un hasard ? « 3/4 des non-affectés proviennent de lycées professionnels, alors que ces filières correspondent à des métiers en tension ». De manière générale, « symboliquement, ne pas faire sa rentrée le premier jour de la rentrée est d’une grande violence », a-t-elle estimé. « Le principe d’universalisme, on n’y est pas ».

Pour le sociologue Thomas Kirszbaum, il est nécessaire de collecter davantage de données pour objectiver les phénomènes, définir les contours des discriminations territoriales comme  « phénomènes systémiques ». Il a rappelé que les habitants avaient « une expertise qu’il faut solliciter ». Il a déploré l’enterrement trop rapide du rapport Borloo, qui contenait l’idée d’une géolocalisation des crédits publics et envisageait de créer une cour d’équité territoriale. Stéphane Troussel a abondé sur l’insuffisance des données : « l’évaluation statistique ethno-raciales dans notre pays est un angle mort ». Conséquences : « On euphémise les discriminations ».

Dernier mot pour Claire Hédon : « Il y a urgence à montrer le lien entre les questions de sexisme, de misogynie, de racisme. C’est un continuum de discriminations ». Depuis les élections et la poussée de l’extrême-droite, elle a confié recevoir 70 % d’appels en plus.

L’école, lieu de toutes les inégalités

Continuant sur le sujet, Nabila Patel, chargée de mission contre les discriminations au conseil départemental, a rappelé la présence, en Seine-Saint-Denis, d’un cumul d’inégalités territoriales et sociales, avec des jeunes ayant moins accès aux services publics de l’Éducation nationale, que ce soit concernant l’état des locaux, le manque de professeurs… Elle rappelle les résultats de l’étude Trajectoires et origines qui montrent que les immigrés réussissent moins bien à l’école que les élèves du groupe majoritaire, tandis que les élèves d’origine subsaharienne et nord-africaine sont surorientés vers les filières professionnelles. En réaction à ces inégalités, se sont tenus en 2019 les États généraux de l’éducation dans les quartiers populaires, initiés par des collectifs de mères en colère notamment de Stains, puis en 2023 a été lancé un appel à un plan d’urgence pour la Seine-Saint-Denis.

Parmi ces mères en colère, Magda Jouini, présidente de l’association Puissance des Liens. Mère de famille, juriste de formation, bénévole, elle constate que les enfants de Seine-Saint-Denis ne sont pas traités comme ceux de Paris, que ce soit en termes de remplacement des professeurs ou de bâti scolaire, etc. Mais malgré les États généraux de 2019, les choses ne s’arrangent pas : les discriminations ont augmenté pour cause de non-remplacement même lors d’un congé maternité. « Entre l’académie de Paris et Créteil, c’est un an de différence de temps de perdu », déplore-t-elle. Ici, les élèves manquent de tout, y compris de médecins et d’infirmières scolaires, ce qui a des conséquences graves sur le repérage des handicaps, les retards de langage… et a un impact sur la scolarité. Elle souligne le problème du « tri » dû à Parcoursup : des élèves – souvent racisés – sont poussés vers les filières professionnelles malgré un niveau similaire à des élèves non racisés. « La Seine-Saint-Denis demande l’équité, tout simplement », a-t-elle asséné, boostée par l’enthousiasme suscité par l’appel au plan d’urgence l’année passée.

Isabelle Lacroix, coprésidente de la FCPE 93, souligne, tout comme elle, le manque criant de CPE, d’AED (assistant d’éducation), les problèmes d’affectation. Les élèves de lycée professionnels sont les plus touchés, « parents et élèves sont angoissés par leur avenir ». En Seine-Saint-Denis « on est un miroir grossissant de la dégradation des services publics de l’éducation », avec le turn-over des enseignants, le taux de professeurs les plus jeunes. « On ressent un mépris social ».

Leila Frouillou, maîtresse de conférences en sociologie à l’université Paris-Nanterre, rappelle que l’école est une instance de reproduction sociale. « Quand les trajectoires de réussite sont perçues comme exceptionnelles, cela valide la thèse de la méritocratie », alors que ces territoires subissent des biais systémiques de domination, de racisme, de classisme, de sexisme et de validisme. Elle parle davantage de ségrégation scolaire que de discrimination, car elle privilégie une lecture spatiale des inégalités et constate un accaparement des ressources scolaires par les mieux dotés. Depuis des années, les différences de scolarisation entraînent des différences dans les parcours scolaires (tant dans les orientations que les apprentissages) « On regroupe les élèves dans un établissement, une classe, une filière », et ce faisant, « on alimente une logique de stigmates ».

Aminata Konaté Boune, conseillère principale d’éducation en lycée en Seine-Saint-Denis, explique que le manque de moyens est une réalité et impacte les élèves et la manière dont ils se perçoivent, entraînant notamment des problèmes de confiance en soi. Des partenariats ou des collaborations avec des associations sont possibles, mais les moyens sont très disparates selon les établissements. Elle déplore « un mille-feuille de dispositifs qui ne se rencontrent pas », avec pour conséquence, des élèves laissés sur le carreau et quelques trop rares jeunes ambitieux qui osent les écoles parisiennes. Les professionnels ne s’en servent pas assez et certains ne sont pas adaptés : un ordinateur, c’est super, mais sans accompagnement, ça ne « répond pas à la misère numérique ». Bien que les collèges ne comptent pas dans leurs compétences le recrutement des enseignants ou les questions d’affectation, ils peuvent investir sur tout ce qui n’est pas obligatoire, dont les projets éducatifs, rappelle-t-elle.

Paris comme ligne d’horizon ?

Leila Frouillou constate que Paris aspire les meilleurs bacheliers. Pour les jeunes venant de Seine-Saint-Denis, « cela crée du frottement de changer de milieu social », malgré les aides sociales, les bourses et la décohabitation de chez ses parents. Malgré cela, les inégalités d’apprentissage existent depuis la première année de maternelle et se traduisent de manière académique. « Il faudrait favoriser les reprises scolaires », alors que le parcours français est très linéaire et encourage la compétition. En plus des inégalités visibles, il en existe des « invisibles », comme les choix de certaines options (ex : langues internationales), loin d’être disponibles dans tous les établissements. Elle évoque aussi l’exemple de Bagneux, qui, depuis 50 ans, ne compte qu’un lycée technique et pas de lycée « classique ». Évidemment, les inégalités avec le privé sont évidentes, de surcroît quand leur financement largement public se fait « sans aucune contrainte d’affectation ».

Pour les élèves dionysiens, « coloniser » les universités parisiennes, y aller ensemble, c’est rassurant, car la frontière avec Paris est encore tellement importante, constate Aminata Konaté Boune. Le travail sur les projections, la mobilité, les moyens… doit se faire dès la primaire. Isabelle Lacroix s’est dit « paniquée » par la suppression annoncée de 4 000 postes de professeurs, elle déplore la raréfaction des voyages scolaires : pour les élèves, c’est tout un champ des possibles qui rétrécit. Si l’introduction de la méthode Singapour (méthode ludique pour apprendre les mathématiques) à partir de cette année dans les écoles, lui semble une bonne chose, elle coûte cher, ce qui montre une certaine déconnexion avec le terrain. Triste constat : les associations doivent prendre le relais du manque de moyens des politiques publiques. Pour Leila Frouillou, « le collège unique vole en éclat ». D’urgence, « il faut uniformiser l’offre scolaire partout » et lutter contre un système qui entraîne un « échec scolaire de masse », dans un pays déjà aggravateur d’inégalités scolaires.

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