Val-de-Marne (94)

Lorène Carrère : « L’obligation des 35 heures hebdomadaires de travail va poser un problème d’attractivité aux communes » !

Publié le 06/12/2022
Bureau, coworking, travail
fizkes/AdobeStock

Début août, le Conseil constitutionnel a jugé conformes les dispositions issues de la loi de transformation de la fonction publique de 2019 qui imposent les 35 heures hebdomadaires de travail aux collectivités territoriales. Une déception pour quatre communes du Val-de-Marne (Bonneuil-sur-Marne, Fontenay-sous-Bois, Ivry-sur-Seine et Vitry-sur-Seine) qui souhaitaient contester cette pratique. L’avocate des communes, Me Lorène Carrère, qui travaille sur les problématiques liées à la fonction publique, a répondu à nos questions.

Actu-Juridique : Vous représentez plusieurs communes du Val-de-Marne qui revendiquent le droit à ne pas travailler 35 heures. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce dossier ?

Lorène Carrère : Juridiquement, ce contentieux émane du préfet : c’est lui qui demande aux communes de délibérer sur les 35 heures hebdomadaires de travail. Certaines d’entre elles refusent de délibérer, à la suite de quoi le préfet attaque ce refus de délibérer, car il contrôle les actes des collectivités territoriales.

Concernant ce sujet, cela a fonctionné par vague. Il y a déjà eu une première vague en Seine-Saint-Denis, en début d’année, où le préfet avait déféré devant le tribunal administratif de Montreuil plusieurs communes. C’est lui qui a engagé le contentieux avec Bobigny, Noisy-le-Sec, Stains, Montreuil ou encore Tremblay-en-France. Une fois que l’ordonnance a été rendue à Montreuil, les autres préfets se sont mobilisés, dont celui du Val-de-Marne, qui a agi à l’encontre des communes que je représente.

Actu-Juridique : Comment résumer les enjeux de ces 35 heures ?

Lorène Carrère : Pour bien comprendre, il faut revenir un peu en arrière. En 2002, quand la loi a imposé à toutes les collectivités de passer aux 35 heures, la loi prévoyait elle-même des dérogations pour les collectivités. Il suffisait de valider par délibération, ce qu’elles ont fait. Elles travaillaient donc officiellement moins de 35 heures.

La loi de transformation de la fonction publique (loi n° 2019-828 du 6 août 2019) a eu pour effet de supprimer ces dérogations. D’une part, le législateur a abrogé les dérogations et d’autre part, en plus de cela, il fallait que d’ici janvier 2022 les communes aient délibéré pour adopter un temps de travail de 35 heures alors qu’elles étaient à moins que cela depuis très longtemps.

Dans le privé, si vous expliquez que vous augmentez le temps de travail sans aucune compensation financière, vous imaginez aisément le problème que cela entraîne. C’est le constat de départ : les agents vont devoir travailler 35 heures, en sachant qu’il n’existe aucune contrainte juridique qui imposerait les 35 heures. En réalité, cela revient à imposer des contraintes au secteur public qui n’existent pas dans le secteur privé.

Je le vois au quotidien : je travaille pour de nombreux offices pour l’habitat (HLM) qui gèrent les deux statuts, à la fois des fonctionnaires et des salariés, et qui se retrouvent à être beaucoup plus souples pour leurs salariés que pour leurs fonctionnaires.

Actu-Juridique : Cela crée un double standard !

Lorène Carrère : Oui ! L’argument du gouvernement était de vouloir harmoniser le temps de travail de toute la fonction publique. À cela nous avons répondu que les collectivités territoriales devaient bénéficier d’une autonomie dans leur gestion. Imposer les 35 heures, cela réduit considérablement leur capacité de gestion du personnel et c’est catastrophique dans un climat, où dans le secteur public comme dans le secteur privé, on a du mal à recruter. Cela veut dire que, alors qu’on veut faire venir des gens, être attractif, on va dire à des candidats : « Vous allez être moins payé et vous allez travailler plus » ! Ça commence à devenir un peu compliqué…

Nous avons fait valoir devant le Conseil constitutionnel que cela atteignait à notre liberté, à notre gestion et à notre autonomie et que cela avait des conséquences très concrètes.

Offrir de travailler moins de 35 heures était un critère d’attractivité, surtout dans des communes qui font face à des difficultés, que ce soit Bonneuil ou Bobigny qui ne bénéficient pas d’une attractivité naturelle.

Nous avons également fait valoir devant le Conseil constitutionnel que derrière cette exigence d’harmonisation (faire en sorte que certains ne travaillent pas plus que d’autres), se trouvait une question d’économies potentielles. Mais personne n’a jamais encore prouvé que travailler plus allait permettre de réaliser des économies.

Actu-Juridique : Qui serait en mesure de le prouver ?

Lorène Carrère : Justement, on attend ! Aujourd’hui, il n’existe aucun rapport, nulle part, qui montre qu’on ferait des économies en travaillant plus. Nous avons expliqué au Conseil constitutionnel, sur des arguments de droit, que nous imposer les 35 heures atteignait à notre autonomie de gestion et, sur des arguments concernant les ressources humaines, qu’il allait être plus difficile de recruter. Pour autant, le Conseil constitutionnel a considéré qu’il fallait harmoniser le temps de travail.

Actu-Juridique : Vous ne comprenez donc pas leur position…

Lorène Carrère : Non, d’autant plus que le Conseil constitutionnel est composé aux deux tiers de membres qui ont été des élus locaux, comme Alain Juppé ou Laurent Fabius qui ont été maires, Jacqueline Gourault qui a été présidente d’une communauté d’agglomération… Nous pensions que cela les rendrait particulièrement sensibles au sujet. C’est vraiment une occasion ratée !

La seule ouverture, c’est que la loi prévoit que s’il y a des sujétions particulières, elles puissent correspondre à davantage de jours de congé et donc à une réduction du temps de travail. Aujourd’hui, le débat se déplace donc sur la définition d’une sujétion particulière. Pour le moment, la seule décision disponible est celle de la cour administrative de Paris sur la ville de Paris, qui a considéré que celle-ci n’était pas concernée par des sujétions particulières, avec une définition extrêmement restrictive. Maintenant les collectivités vont délibérer sur le temps de travail. Le débat porte sur des questions comme : est-ce que travailler dans telles conditions, à tel endroit – par exemple de nuit, le dimanche – constitue des critères qui peuvent être pris en compte et considérés comme sujétions particulières ?

Actu-Juridique : Comment définir les sujétions particulières ?

Lorène Carrère : Justement, jusqu’à présent, elles ne l’étaient pas. Certaines communes se rapprochent du droit du travail pour retenir l’âge, les conditions de déplacement, etc. comme critères, mais nous allons voir par la suite comment les préfets apprécient cette question, comment les communes travaillent ce sujet et de quelle manière les juridictions vont trancher.

Actu-Juridique : Est-ce trop tôt pour mesurer l’impact sur l’attractivité des collectivités territoriales ?

Lorène Carrère : Pour l’instant, on ne peut pas le mesurer, les délibérés datent de cette année. Mais il serait intéressant de se rapprocher de l’association des DRH des grandes collectivités. Personnellement, je le constate de façon empirique. Mon compte LinkedIn se transforme et le nombre d’annonces se multiplie : les collectivités n’arrivent plus à recruter ! La loi contraint les collectivités territoriales à passer aux 35 heures, or si le privé peut compenser la durée du temps de travail par un meilleur salaire, ce n’est pas le cas dans le public à cause de la limitation de la rémunération. Il n’y a donc plus aucun levier. C’est ça la difficulté : il y aura forcément un impact sur les recrutements, notamment de cadres qualifiés. C’était déjà le cas avant, car il y avait cette différence de rémunération mais on pouvait jouer sur la qualité de vie au travail (QVT). Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Tout dernièrement encore, j’ai vu le directeur général d’un service d’une grande collectivité rejoindre le secteur privé alors que c’était un pur produit de l’administration, un haut cadre. Il est parti faire du consulting, et ce ne sera ni le premier, ni le dernier…

En plus, nous sortons d’une période de confinement où l’on a énormément demandé d’investissement aux services publics locaux. Alors imposer les 35 heures, c’est ne pas prendre en compte les difficultés qui vont nécessairement intervenir. Ne pas prendre en compte les services publics locaux qui sont en première ligne face à la population. Bien sûr, c’est leur vocation et leur plaisir. Mais, si l’on travaille dans une commune, et que les travaux de la chaussée ne sont pas terminés le jour J, l’usager est dans votre bureau dans les trois secondes ! Le rapport avec l’usager est très fort et très contraignant parfois. Si, en plus, on retire les arguments du temps de travail ou de la rémunération, c’est évident qu’il va être encore plus difficile de recruter.

Actu-Juridique : Comment va se poursuivre le débat sur les sujétions ?

Lorène Carrère : Les communes vont d’abord délibérer en définissant les sujétions et en leur attribuant les jours de congé correspondant. Le préfet va déférer. Disons que si les communes délibèrent le 1er décembre pour une application au 1er janvier, le préfet a deux mois pour déférer, donc ça ne sera pas effectif avant le 1er février. A priori, il va saisir le tribunal en référé donc il faut compter encore un mois supplémentaire. Au 1er mars, on aura les premières ordonnances, peut-être avant. C’est un drôle de rôle que l’on donne au tribunal administratif qui va devoir gérer le temps de travail des fonctionnaires territoriaux. C’est même une situation inédite.

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