Val-de-Marne (94)

Quel éco-système réglementaire pour le street art ? L’exemple du Val-de-Marne

Publié le 07/12/2021
Street art
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Développé dans l’espace public, l’art urbain pose un certain nombre de questions juridiques inédites. Le département du Val-de-Marne a initié une politique culturelle résolument volontariste en la matière.

S’il est souvent appelé street art, les spécialistes préfèrent parler d’art urbain. Depuis les années 1960, ce mouvement regroupe les propositions artistiques protéiformes dans l’espace public. Aux origines illégales, subversives et éphémères, il s’agit en général d’œuvres ou productions plastiques prenant en compte le contexte de création, de manière à le questionner, l’explorer, le marquer, le dégrader, le détourner ou le sublimer. L’art urbain comprend plusieurs mouvements et familles comme le graffiti, le néo-muralisme et le street art (l’affichage, le pochoir, le sticker, le détournement, les performances, les installations, etc.). L’art urbain continue aujourd’hui de se renouveler dans ses formes et ses contextes. Cette définition portée par les membres du conseil d’administration de la Fédération de l’art urbain, en janvier 2020 est riche de sens. Ces œuvres visuelles urbaines et contemporaines jalonnent les espaces publics et rencontrent une vraie adhésion de la population et un intérêt croissant des institutions. Mais ce mouvement artistique soulève des problématiques particulières, en termes de financement, de droits d’auteur ou encore de conservation. L’Île-de-France est une des scènes majeures de l’art urbain. Deux zones géographiques s’y illustrent particulièrement, le XIIIe arrondissement de Paris et le Val-de-Marne, dans lequel les grands noms du street art ont marqué le paysage départemental de leur empreinte. Dans le Val-de-Marne, très vite, les villes ont su intégrer à leur développement l’art urbain. Vitry-sur-Seine, Fontenay-sous-Bois, Ivry-sur-Seine, Vincennes sont désormais autant de lieux emblématiques de l’art urbain en France. Le Val-de-Marne a fait naître des artistes de renom international. Il a aussi permis aux institutions culturelles et aux acteurs privés de redéfinir leurs rapports.

Des problématiques spécifiques

Dans cet écosystème favorable, les acteurs de l’art urbain peuvent penser de façon libre et féconde les problématiques spécifiques qui traversent ce mouvement artistique. « Elles ne manquent pas », analyse Jean Faucheur, résident du Val-de-Marne artiste, fondateur de l’association le M.U.R, directeur d’expositions et président de la Fédération de l’art urbain qui a été créée en 2018. « L’art urbain a un statut un peu particulier. Il est né dans l’illégalité. En l’absence de l’accord du propriétaire des murs, les œuvres qui y figurent sont en réalité constitutives de délit de dégradation du bien », rappelle Jean Faucheur. Aux termes de l’article 322-1 du Code pénal, ces inscriptions, signes et dessin, sont punies de 3 750 euros d’amende et d’une peine de travail d’intérêt général lorsqu’il n’en est résulté qu’un dommage léger. Si l’art urbain figure dans les plus grandes foires d’art contemporain, si ses plus grands artistes jouissent d’une renommée mondiale, cette part d’illégalité subsiste. « Un artiste peut se trouver le matin au tribunal et le soir au vernissage de la mairie qui lui a commandé une œuvre monumentale. Cela confère à ces artistes un rapport un peu particulier aux institutions », résume le président de la Fédération de l’art urbain.

Le street art au service du développement du territoire

« Nous sommes beaucoup sollicités par les villes qui veulent renforcer leur politique culturelle, qui veulent être accompagnées dans la réalisation d’un projet dans l’espace public. L’un des rôles stratégiques de la Fédération consiste à encourager les actions de médiation de cette pratique, de porter une exigence d’expertise de l’art urbain auprès des élus et des institutions culturelles, afin de valoriser la visibilité artistique de ce mouvement », résume Jean Faucheur. Facteur de lien social, valorisation du territoire, affirmation de l’identité d’un quartier, assez vite, des municipalités ont vu les possibilités que leur offrait l’art urbain. Dans le Val-de-Marne, Vitry-sur-Seine fait figure de référence dans le développement d’un écosystème favorable pour les artistes. Dès les années soixante, la ville a mené une politique culturelle et volontariste de commande publique faisant notamment appel à des talents comme celui d’Ernest Pignon-Ernest, un des grands précurseurs de l’art urbain. Sous l’impulsion de l’installation de l’artiste C215 à Vitry, en 2008, le phénomène s’est accéléré. Dans son sillage, de nombreux artistes de renom sont venus s’exprimer sur les murs de la ville. La municipalité a imaginé une charte informelle de bonne conduite afin d’éviter les graffitis sauvages. Elle a facilité le dialogue avec les propriétaires et met en lien artistes et bailleurs sociaux pour la réalisation de fresques monumentales, jusqu’à 30 mètres de hauteur. Aujourd’hui près de 400 œuvres jalonnent la ville. Elles participent désormais au rayonnement de Vitry-sur-Seine. Ce patrimoine artistique participe de l’identité de la ville et est un des facteurs d’attraction touristique pour la ville du Val-de-Marne. Les commandes publiques, ainsi que les subventions versées par les mairies, sont un appui essentiel pour l’art urbain. Depuis une trentaine d’années le street art s’est fait une place de choix à Fontenay-sous-Bois grâce à un collectif de jeunes fontenaysiens, les Underground Tribal Painters (UTP). En 1989, la ville a passé commande d’une grande fresque de 259 sur 150 mètres pour célébrer le bicentenaire de la Révolution, sur le thème de l’amitié entre les peuples, qui connaît alors un grand retentissement. C’est la première commande d’une telle envergure en France. Dès la fin des années 2000 dans le cadre du festival Art Cité organisé par l’artiste Gregor Podgoski, les murs de la ville se couvrent de nouvelles œuvres réalisées par des artistes de renommée internationale. Depuis 2015, différents services de la ville collaborent pour mettre en valeur ce patrimoine… À Ivry-sur-Seine, où le street art s’est également développé, grâce à l’influence de C215, qui dispose d’un atelier dans la ville, la municipalité met à la disposition des artistes des murs dédiés dans le Parc des Cormailles. À Vincennes, 22 boîtes aux lettres ont été peintes à l’effigie de 22 figures américaines emblématiques par C215 à l’occasion du festival America de 2016. Le Château de Vincennes a d’ailleurs organisé une grande exposition « Noir éclair » avec le street artist ZEVS.

Financement : le rôle des entreprises

Si les commandes et les subventions des villes sont essentielles au financement de l’art urbain, la politique d’achats des grandes institutions culturelles en matière d’art urbain est encore à développer. « En revanche, les entreprises portent un intérêt croissant à l’art urbain », analyse Jean Faucheur. Leurs interventions peuvent prendre plusieurs formes, par exemple, celle de commandes comme l’Hotel Mercure à Fontenay-sous-Bois qui a donné carte blanche à l’artiste graffeur Papa Mesk pour la réalisation d’une des chambres de l’hôtel, la n° 308. Elles peuvent également prendre la forme d’actions de mécénat. Ainsi, fin 2020, l’entreprise de logistique Sogaris qui possède sa plateforme historique à Rungis a proposé au graffeur Meyso de réaliser une fresque géante, une œuvre de 500 mètres carrés, sur la façade de l’un des ses bâtiments, longé par l’A86 et le tramway 7, de quoi être vu chaque jour par des milliers de Franciliens. La fresque valorise le bâtiment analyse l’artiste. Ce n’est pas le premier coup d’essai en matière d’art urbain pour Sogaris, pour qui une telle fresque est un vecteur de l’évolution de l’entreprise vers une logistique urbaine et une meilleure intégration du bâti dans la ville. Rappelons que les actions de mécénat assurent à l’entreprise de la visibilité en lui permettant de réduire sa facture fiscale. En effet les dispositions issues de la loi du 1er août 2003, relative au mécénat, aux associations et aux fondations, dite loi Aillagon, du nom de Jean-Jacques Aillagon, ministre de la Culture et de la Communication qui a initié ce texte, permettent aux entreprises de bénéficier d’une réduction d’impôt sur les sociétés égale à 60 % du montant de leurs dons (CGI, art. 238 bis), à la condition que les dons effectués par les entreprises soient adressés à un organisme d’intérêt général. La loi n’impose aucun montant minimal de chiffre d’affaires. De même, aucun montant minimal n’est requis pour le don effectué par l’entreprise. En revanche, le dispositif est plafonné. En effet, les dépenses ne sont retenues que dans la limite de 5 ‰ du chiffre d’affaires de l’entreprise ou 20 000 euros. En cas de dépassement de ce seuil ou si le résultat de l’exercice en cours est nul ou négatif, il est cependant possible de reporter l’excédent sur les cinq exercices suivants. En 2019, le taux de réduction fiscale a été limité pour les grandes entreprises à 40 % pour les dons supérieurs à 2 millions d’euros par an à l’exception des dons affectés à l’aide aux personnes en difficultés.

Et demain ?

En 2019, l’entreprise Sogaris a initié une collaboration avec le photographe-plasticien Quentin DMR qui travaille sur la fragmentation des visages. Les visages de 24 collaborateurs de Sogaris et de futurs exploitants ont été affichés de décembre 2019 à juillet 2020 sur les palissades d’un chantier. Afin de pérénniser cette œuvre, l’entreprise Sogaris a diligenté une restauration du collage pour l’installer dans ses locaux, une démarche assez inédite en art urbain. « La durabilité de l’art urbain constitue une problématique d’envergure », interroge Jean Faucheur. La question de la protection de ce patrimoine reste encore en effet à l’état d’ébauche. Pour ne citer qu’un seul exemple parmi d’autres, l’œuvre monumentale de l’artiste viennois Nychos un très remarqué « alligator décérébré », peint en 2012 sur les murs d’un gymnase d’Ivry-sur-Seine a disparu dès 2013. Souvent présentées comme éphémères, la question de la conservation des œuvres appelle également une réflexion sur la patrimonialisation de ces œuvres. À qui revient la responsabilité de conserver les œuvres installées sur la voie publique ? Il est rare que les villes se positionnent sur le sujet. « Cette position dans l’espace public, outre le sujet de la conservation des œuvres, soulève d’autres problématiques, en matière de voisinage des œuvres, de droits d’auteur, etc. », complète Jean Faucheur. Autant de sujets juridiques encore en défrichage.

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