Devant la CNDA, un homme accusé de meurtre dans le cadre d’un conflit foncier

Publié le 30/12/2024
Devant la CNDA, un homme accusé de meurtre dans le cadre d’un conflit foncier
Abdul Awal Uzzal/AdobeStock

Au Bangladesh, les conflits fonciers sont nombreux et dégénèrent souvent de manière violente. Ils représenteraient 70 % du contentieux du pays. Après un conflit familial lié à un héritage, un tout jeune homme s’est vu accusé de meurtre. Il a fui son pays. Il se retrouve aujourd’hui à Montreuil (93) pour défendre sa cause devant la CNDA.

À première vue, l’histoire qui réunit la CNDA en ce matin semble d’une simplicité biblique. Il était une fois dans la région de Jaipur, à l’est du Bangladesh, un vieil homme qui avait partagé ses terres entre ses deux fils. À l’un, il avait donné les terres arables, sur lesquelles les cultures devaient se multiplier. À l’autre, un morceau de moins bonne terre, sur lequel le second fils avait installé un commerce. Avec les années, une route et une madrasa avaient été construites près de cette parcelle aride. Ces nouvelles infrastructures avaient amené des clients au commerce du cadet, et attisé les jalousies de l’aîné, qui s’était d’abord cru mieux doté.

Voici en somme l’histoire qu’est venu raconter un jeune homme au visage juvénile devant les juges de la Cour nationale du droit d’asile, juridiction de la dernière chance pour les demandeurs d’asile. Il est le fils du frère cadet, propriétaire du commerce. Dans le bâtiment en contreplaqué sommairement meublé de tables en formica, il raconte le conflit passionnel qui s’est joué à des milliers de kilomètres de là. « Mon oncle, un homme avare et influent, a toujours convoité notre domicile et notre terrain », assure-t-il. Le requérant détaille ensuite les mille petites humiliations qui ont émaillé son quotidien. Ses cousins, les fils de l’oncle jaloux, venaient sans cesse le narguer dans sa boutique, achetaient à crédit des produits qu’ils ne remboursaient jamais. Ils le provoquaient, l’invectivaient. Le village avait fini par s’en mêler, les voisins prenants partis pour l’un ou l’autre des deux clans. Jusqu’à ce jour d’août 2021, où une bagarre a éclaté dans le commerce. Un villageois est mort. Qui l’a tué ? La question est au cœur de l’audience.

Pour le requérant, le meurtrier est l’un de ses cousins, un des fils de l’oncle jaloux. Mais les autorités bangladaises ont conclu tout autre chose : d’après elles, c’est lui et son père qui, dans des circonstances floues, ont tué le villageois. Tous deux ont été poursuivis pour meurtre. « Une machination », assure le jeune homme. Âgé de 19 ans a l’époque, il a pris la fuite, a été hébergé chez des amis d’abord, de la famille ensuite, a vécu un temps en Inde avant de gagner l’Europe. Son père serait en prison depuis le mois d’août 2022. Lui serait toujours recherché par les services de police de son pays.

Aux juges de la CNDA, le jeune homme nie avoir porté le coup fatal, et dit avoir été blessé dans l’attaque. Il est en effet attesté que le requérant, comme son père, ont été hospitalisés pendant plus d’une semaine. Ce premier point intrigue la présidente de la Cour, Nadia Marik-Descoings. Cette femme au blond chignon strict, tout en noir, tient l’audience d’une main de fer dans un gant de velours. Souriante, toujours polie, elle ne lâche rien, jamais. Et elle ne comprend pas comment les policiers n’ont pas interpellé les auteurs présumés à l’hôpital. « Il ne doit pourtant pas y en avoir des dizaines, dans votre région », suppose-t-elle.

« J’ai d’abord été à l’hôpital public puis dans une clinique privée », indique le requérant, pour qui ce changement d’établissement explique qu’on ne l’ait pas arrêté. D’après le requérant toujours, après la mort du villageois, la famille du défunt, manipulée par l’oncle et les cousins jaloux, aurait porté plainte contre lui. « Je ne comprends pas du tout cette démarche », tique la présidente de la Cour. Elle se questionne à haute voix : comment l’oncle et ses fils pourraient-ils à la fois avoir tué un homme et intrigué pour que sa famille porte plainte ?

Le requérant ne se démonte pas. Il assure que des villageois auraient pu témoigner en sa faveur, si seulement ils en avaient eu le courage. Deux au moins ont d’après lui vu la scène. « Ils nous ont entendu crier et sont venus nous secourir. Ils savaient que mon oncle était l’agresseur ». Ils n’en ont, en tout cas, jamais rien dit à la justice. Cela s’explique, assure le jeune homme, par le fait que son oncle est un proche de la ligue Awami, le parti au pouvoir au Bangladesh. Ses cousins sont membres de la Chhatra League, branche estudiantine de la ligue Awami. À l’inverse, son père est proche du parti d’opposition, ce qui en fait une cible, ou, à tout le moins, quelqu’un dont on peut difficilement prendre la défense sans se compromettre soi-même.

En tout début d’audience, Me El Amine avait tenté d’intervenir, sans doute pour expliciter ce contexte politique. On ne saura pas précisément ce qu’elle voulait clarifier : la présidente l’a fermement recadrée, estimant qu’elle seule devait mener les débats. L’avocate avait dû se rasseoir, comme une petite fille qui s’est fait réprimander. Quand elle se lève pour plaider, elle commence par se défendre elle-même, puis sa profession, poliment mais fermement. « L’auxiliaire de justice que je suis n’est pas une adversaire. Parfois, nous, avocats, pouvons intervenir pour clarifier un point du dossier ». Me El Amine connaît bien le Bangladesh. Elle défend d’autres requérants de cette nationalité. Elle énumère différents rapports : celui de la mission sur le Bangladesh menée par l’OFPRA et la CNDA, publié le 22 avril dernier, le rapport en anglais de l’ONG bangladaise ODHIKAR sur la situation des droits de l’Homme au Bangladesh, publié en janvier 2024, la note de la DIDR de l’OFPRA sur les conflits fonciers au Bangladesh du 8 juin 2020. Tous s’accordent sur un point essentiel : au Bangladesh, la justice pénale est fréquemment utilisée à des fins de vengeance. À tel point, précise l’avocate, qu’il arrive que soient mises en cause des personnes décédées ou résidant à l’étranger au moment des faits. Ces affaires seraient nombreuses, « 4 millions d’après le dernier rapport de l’OFPRA, qui précise qu’un fonctionnaire de police peut impliquer et arrêter des personnes dans le cadre d’une plainte contre X en échange d’une somme d’argent. Telle est la réalité pénale au Bangladesh ». La présidente et ses deux assesseurs hochent la tête en signe d’assentiment. Tous semblent parfaitement au courant que la justice pénale est gravement corrompue.

Me El Amine poursuit : oui, des témoins peuvent être soudoyés pour ne pas témoigner, ou avoir peur de le faire. « La justice pénale internationale éprouve elle-même des difficultés pour trouver des témoins, même avec un système de protection des témoins », rappelle-t-elle, citant les exemples du Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie ou pour le Kosovo. « Imaginez alors ce qui se passe au Bangladesh, où il n’y a aucune protection des témoins ». Dans l’histoire relatée par son client, elle estime le scénario d’autant plus crédible que l’oncle jaloux est un ancien policier et l’un des cousins, le leader local de la branche estudiantine du syndicat étudiant Chhatra League. « Votre propre rapport qualifie le Bangladesh d’État failli, pointe la corruption de la police et de la justice, les atteintes à la liberté d’expression », conclut Me El Amine.

Avant de se rasseoir, elle demande que son client bénéficie de la protection subsidiaire.

Les rapports n’ont pas suffi à convaincre la Cour, qui a jugé le récit du requérant trop imprécis et a rejeté sa demande.

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