Il est désormais possible de recourir au référé-liberté pour la protection de l’environnement !

Publié le 09/12/2022
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Dans son ordonnance du 20 septembre 2022, le Conseil d’État a jugé que le droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé présente le caractère d’une « liberté fondamentale ». Cette reconnaissance du juge administratif vient ouvrir la possibilité de recourir au référé-liberté pour la protection de l’environnement.

CE, 20 sept. 2022, no 451129

Comme on le sait, le référé-liberté, qui a été créé par la loi n° 2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives1, permet de mettre fin à une mesure administrative qui serait de nature à porter une atteinte grave à l’exercice d’une liberté fondamentale. Toutes les libertés constitutionnellement reconnues ne sont pas considérées comme fondamentales au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative qui est issu de l’article 6 de la loi n° 2000-597 du 30 juin 2000 : « En l’absence de précision législative, il est revenu à la jurisprudence de définir la liberté fondamentale que le référé-liberté a vocation à garantir »2.

L’article L. 521-2 du Code de justice administrative donne la possibilité au juge des référés, saisi d’une demande justifiée par l’urgence, d’ordonner « toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale ». Le juge des référés va se prononcer dans un délai de quarante-huit heures dans le cadre de cette « procédure d’extrême urgence »3. Le requérant est dispensé de ministère d’avocat4.

Dans son ordonnance rendue le 20 septembre 20225, le juge des référés du Conseil d’État a estimé que le droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, tel que proclamé par l’article premier de la Charte de l’environnement, constitue une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative.

Sans être révolutionnaire, cette décision apporte une nouvelle pierre à l’édifice du droit fondamental à un environnement sain et équilibré. Elle constitue une réelle avancée en matière de protection de l’environnement. L’avenir dira quel usage sera fait de cette nouvelle voie de droit.

Nous soulignerons tout d’abord que l’ordonnance vient affirmer clairement que le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé constitue une liberté fondamentale, comme le proclame la Charte constitutionnelle de l’environnement (I). Nous observerons ensuite que le Conseil d’État indique les nombreuses conditions pour saisir le juge des référés ; des conditions rigoureuses qui risquent de limiter les possibilités de recours au référé-liberté (II). Nous examinerons enfin la portée de la décision de la haute juridiction administrative, qui peut être relativisée (III).

I – La consécration de l’article premier de la Charte de l’environnement de 2004 en tant que « liberté fondamentale »

La Charte de l’environnement « adossée » à la Constitution par la révision constitutionnelle du 1er mars 2005 proclame, dans son article premier, que « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ». Par une décision n° 2008-564 du 19 juin 2008 (loi relative aux organismes génétiquement modifiés), le Conseil constitutionnel a jugé que « l’ensemble des droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement a valeur constitutionnelle »6.

Jusqu’ici, le Conseil d’État n’avait jamais reconnu au « droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » le statut de « liberté fondamentale ». Avec son ordonnance du 20 septembre 2022, le Conseil d’État est venu ériger ce droit en liberté fondamentale au sens du référé-liberté qui est prévu par l’article L. 521-2 du Code de justice administrative. Il s’agit de la cinquante-huitième « liberté fondamentale » consacrée par le Conseil d’État7.

Parmi les libertés fondamentales reconnues figurent par exemple la liberté d’opinion8, le droit à une vie familiale normale9, la liberté d’entreprendre10 ou encore le libre exercice des mandats par les élus locaux11. « Le Conseil d’État a retenu une approche large et autonome de la liberté fondamentale. La Constitution n’est pas sa seule source de référence »12. Ces libertés peuvent en effet trouver parfois leurs sources dans des traités internationaux comme la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme signée en 1950 par les États membres du Conseil de l’Europe.

L’ordonnance du 20 septembre 2022 a été rendue dans le cadre d’une demande de suspension de travaux de voirie dans le Var. Par délibération du 27 octobre 2016, le conseil départemental du Var a décidé le recalibrage d’une route départementale au niveau de la commune de La Crau. Avec son ordonnance du 25 mars 2021, rendue sur le fondement de l’article L. 522-3 du Code de justice administrative, le juge des référés du tribunal administratif de Toulon a rejeté la demande de plusieurs requérants qui demandaient d’enjoindre au département du Var de suspendre ces travaux. Saisi d’un pourvoi, le Conseil d’État a considéré que le juge des référés avait commis une erreur de droit pour avoir jugé que la protection de l’environnement ne constituait pas une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative. Le Conseil d’État, qui a annulé l’ordonnance de première instance, a toutefois rejeté la requête.

II – Les strictes conditions d’engagement du référé-liberté

L’ordonnance du Conseil d’État précise les conditions cumulatives qui doivent être réunies pour permettre au plaignant de saisir le juge du référé-liberté sur le fondement de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative. Elle rappelle que ce dernier doit justifier, « au regard de sa situation personnelle, notamment si ses conditions ou son cadre de vie sont gravement et directement affectés, ou des intérêts qu’[il] entend défendre, qu’il y est porté une atteinte grave et manifestement illégale du fait de l’action ou de la carence de l’autorité publique (…) ».

Il appartiendra ensuite au requérant de faire état « de circonstances particulières caractérisant la nécessité pour lui de bénéficier, dans le très bref délai prévu (…), d’une mesure de la nature de celles qui peuvent être ordonnées sur le fondement [de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative] ».

L’ordonnance du Conseil d’État ajoute certaines conditions qui tiennent à l’urgence. L’intervention du juge des référés sera, dans tous les cas, subordonnée au constat que « la situation litigieuse permett[ra] de prendre utilement et à très bref délai les mesures de sauvegarde nécessaires ». De plus, les mesures qu’il pourra ordonner devront s’apprécier « en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente et des mesures qu’elle a déjà prises ».

En l’espèce, « les requérants [possédaient] un laboratoire limitrophe de l’endroit où se [déroulaient] les travaux [litigieux] et où ils [menaient], depuis plusieurs années, un travail de recensement et d’études des espèces protégées s’y trouvant ». Ils faisaient valoir que « la poursuite de ces travaux [porterait] atteinte de manière irréversible à ces espèces protégées et [entraînerait] la destruction de leur habitat ». Le Conseil d’État, qui a rejeté la demande de suspension des travaux voulue par les requérants, a estimé que la condition d’urgence n’était pas satisfaite, dans la mesure où ces travaux avaient fait l’objet d’« une déclaration au titre de la loi sur l’eau et [d’]une autorisation de défrichement par arrêté préfectoral de décembre 2020 que les requérants [n’avaient] pas contestées ».

Par ailleurs, il a considéré que la poursuite des travaux ne porterait pas « une atteinte grave et manifestement illégale » au droit de vivre des espèces étudiées par les requérants dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. Il a relevé en ce sens que « la sensibilité du milieu naturel (…) au projet envisagé [était] modérée et qu’aucun enjeu de conservation notable [n’avait] été identifié ». Il a aussi observé que « la nature et l’ampleur limitée des travaux » ont justifié la décision du préfet de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur de dispenser le projet « d’étude d’impact ».

III – La portée de l’ordonnance du Conseil d’État

L’ordonnance de référé du 20 septembre 2022 intervient après plusieurs décisions rendues par le Conseil constitutionnel qui sont venues renforcer la protection de l’environnement promue par la Charte de l’environnement.

Dans son importante décision n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020 (interdiction de la production, du stockage et de la circulation de certains produits phytopharmaceutiques), le juge constitutionnel s’est basé sur le préambule de la Charte pour en déduire que la protection de l’environnement est un objectif de valeur constitutionnelle13. Dans sa décision n° 2020-809 DC du 10 décembre 2020 (loi relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières), la haute juridiction a jugé que les limites apportées par le législateur à l’exercice du droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé « ne sauraient être que liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par un motif d’intérêt général et proportionnées à l’objectif poursuivi »14.

Plus récemment, dans sa décision n° 2022-843 DC du 12 août 2022 (loi portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat), le Conseil constitutionnel a souligné qu’il résulte « du préambule de la Charte de l’environnement que la préservation de l’environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation et que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins »15.

On soulignera par ailleurs que depuis la décision du juge constitutionnel du 8 avril 2011 (M. Michel Z et a. – Troubles du voisinage et environnement), le « droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » peut être invoqué dans le cadre de la procédure de question prioritaire de constitutionnalité (QPC)16. Par conséquent, il apparaît qu’avec son ordonnance du 20 septembre 2022, le Conseil d’État vient incontestablement se rapprocher de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Le justiciable qui avait déjà la possibilité, depuis 2011, d’invoquer le « droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » devant le juge constitutionnel pourra désormais aussi l’invoquer en référé devant le juge administratif.

Il convient également d’observer que la position adoptée par le Conseil d’État était finalement assez prévisible. En effet, elle n’est pas totalement inédite pour les juridictions de première instance de l’ordre administratif. Dans son ordonnance du 29 avril 2005, le juge des référés du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne avait considéré que, sur le fondement de l’article premier de la Charte de l’environnement consacrant le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, le droit de l’environnement constituait une « liberté fondamentale » au sens de l’article L. 521-1 du Code de justice administrative17. Plus récemment, dans son ordonnance du 7 juillet 2017, le juge des référés du tribunal administratif de Nice avait reconnu que le droit de l’Homme à l’environnement était une liberté fondamentale au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative18. En revanche, dans une ordonnance du 19 août 2005, le tribunal administratif de Strasbourg avait rejeté la qualification de droit de l’Homme à l’environnement en liberté fondamentale19.

Enfin, on remarquera que l’ordonnance du Conseil d’État du 20 septembre 2022 va dans le sens des recommandations de la mission « flash » sur « le référé spécial environnemental » de l’Assemblée nationale, qui a publié ses travaux en mars 2021. Cette mission d’information a été conduite par les députées Naïma Moutchou et Cécile Untermaier qui ont proposé « d’intégrer formellement les droits prévus par la Charte de l’environnement dans le champ du référé-liberté prévu par l’article L. 521-2 du Code de justice administrative »20. Mais cette proposition (n° 8), qui avait fait l’objet d’un amendement parlementaire, n’a pas été retenue dans la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets21 ; une loi qui est venue renforcer les sanctions pénales en cas d’atteinte à l’environnement, avec la création de nouveaux délits environnementaux22.

Notes de bas de pages

  • 1.
    La loi n° 2000-597 du 30 juin 2000, qui a opéré une importante réforme des procédures d’urgence ouvertes devant les juridictions administratives de droit commun, a organisé deux autres procédures d’urgence : le référé-suspension (CJA, art. L. 521-1) et le référé mesures utiles ou référé conservatoire (CJA, art. L. 521-3). Le Conseil d’État se réfère d’ailleurs à ces procédures qui peuvent être utilisées « pour prévenir ou faire cesser une atteinte à l’environnement dont il n’est pas sérieusement contestable qu’elle trouve sa cause dans l’action ou la carence de l’autorité publique » (cons. 4). Il rappelle que le juge des référés « peut, en cas d’urgence, être saisi soit sur le fondement de l’article L. 521-1 du Code de justice administrative (…) afin qu’il ordonne la suspension de la décision administrative, positive ou négative, à l’origine de cette atteinte, soit sur le fondement de l’article L. 521-3 du Code de justice administrative, afin qu’il enjoigne à l’autorité publique, sans faire obstacle à l’exécution d’une décision administrative, de prendre des mesures conservatoires destinées à faire échec ou à mettre un terme à cette atteinte » (cons. 4).
  • 2.
    B. Stirn, « Le Conseil d’État, juge des référés administratifs et la Constitution », discours au colloque Justice administrative et Constitution de 1958, université Paris II Panthéon-Assas, 20 mai 2019, https://lext.so/zAJW9F.
  • 3.
    R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 13e éd., 2008, Montchrestien, Domat droit public, p. 1424, n° 1592, EAN : 9782707615879.
  • 4.
    CJA, art. R. 522-5, al. 1er.
  • 5.
    CE, ord., 20 sept. 2022, n° 451129.
  • 6.
    Cons. const., DC, 19 juin 2008, n° 2008-564, cons. 49.
  • 7.
    C. Lantero, « Les libertés fondamentales au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative », Le blog droit administratif, 3 sept. 2018, https://lext.so/qIJTyf.
  • 8.
    CE, sect., 28 févr. 2001, n° 229163, Casanovas.
  • 9.
    CE, 30 oct. 2001, n° 238211, ministre de l’Intérieur c/ Tliba.
  • 10.
    CE, ord., 26 mai 2006, n° 293501, Sté du Yacht-club international de Marina Baie-des-Anges (SYCIM).
  • 11.
    CE, 9 avr. 2004, n° 263759, Vast.
  • 12.
    B. Stirn, « Le Conseil d’État, juge des référés administratifs et la Constitution », discours au colloque Justice administrative et Constitution de 1958, université Paris II Panthéon-Assas, 20 mai 2019, https://lext.so/zAJW9F.
  • 13.
    Cons. const., QPC, 31 janv 2020, n° 2019-823, cons. 4.
  • 14.
    Cons. const., DC, 10 déc. 2020, n° 2020-809, cons. 14.
  • 15.
    Cons. const., DC, 12 août. 2022, n° 2022-843, cons. 12.
  • 16.
    Cons. const., QPC, 8 avr. 2011, n° 2011-116.
  • 17.
    TA Châlons-en-Champagne, ord., 29 avr. 2005, nos 0500828, 0500829 et 0500830, Conservatoire du patrimoine naturel de Champagne-Ardenne et a. : AJDA 2005, p. 1357, note H. Groud et S. Pugeault.
  • 18.
    TA Nice, ord., 7 juill. 2017, n° 1702655, Cne de Gilette : Rev. jur. env. 2018, n° 2, p. 423, note R. Radiguet.
  • 19.
    TA Strasbourg, ord., 19 août 2005, n° 0603852, Assoc. de protection de l’environnement du canton de Verny.
  • 20.
    Mission « flash » sur le référé spécial environnemental, communication de Mmes Naïma Moutchou et Cécile Untermaier, 10 mars 2021, p. 13.
  • 21.
    L. n° 2021-1104, 22 août 2021, portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets : JO, 24 août 2021.
  • 22.
    J.-C. Zarka, « Les principales dispositions de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets », Actu-Juridique.fr 9 nov. 2021, n° AJU001x8.
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