La requalification d’une sous-occupation domaniale portuaire

Publié le 02/10/2023
La requalification d’une sous-occupation domaniale portuaire
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Le 16 mai 2023, la cour administrative d’appel de Toulouse requalifie un contrat entre deux personnes privées sur le domaine public portuaire de convention administrative.

CAA Toulouse, 16 mai 2023, no 21TL03949

Pour une durée de 50 ans, l’association société nautique de Narbonne est titulaire d’une concession avec l’État relative à la création, l’entretien et l’exploitation du port de plaisance de Port-la-Nautique à Narbonne le 7 août 1978.

À partir du 9 août 1984, la commune de Narbonne remplace l’État en qualité d’autorité concédante en vertu du schéma décentralisateur instauré par la loi du 7 janvier 19831.

Le 4 février 2014, l’association société nautique de Narbonne conclut un contrat d’amodiation pour une durée de 14 ans avec la SARL le Pavillon en vue d’exploiter un bar restaurant, mettant à sa disposition un ensemble immobilier sis dans la circonférence de ladite concession.

Alléguant qu’elle avait méconnu ses obligations, la société nautique de Narbonne sollicite le tribunal administratif de Montpellier en vue de se prononcer sur la résiliation de ladite convention pour faute de l’entreprise le Pavillon et lui ordonner, sous astreinte, de libérer les lieux après les avoir remis en état dans un délai de 30 jours.

Au premier degré, le président du tribunal administratif de Montpellier écarte le 23 juillet 2021 la compétence administrative de par l’absence de personne publique à ladite convention.

Le 16 mai 2023, la cour administrative d’appel de Toulouse annule l’ordonnance du 23 juillet 2021 en statuant qu’une telle sous-location domaniale s’identifie à un contrat de droit public.

I – La primauté du critère organique dans la compétence de l’autorité judicaire

Par une simple ordonnance du 23 juillet 2021, le président du tribunal administratif de Montpellier s’estime incompétent au seul motif lapidaire que ladite convention a été conclue entre deux personnes morales de droit privé.

Ce faisant, la juridiction du 1er degré, pour réfuter sa compétence, se livre à une interprétation a contrario du critère organique.

Par critère organique, on entend l’obéissance du droit exorbitant, et donc de la compétence du juge administratif aux seules personnes morales de droit public2.

Dans cette perspective, ce sont exclusivement les personnes publiques à vocation générale ou spéciale qui exercent les missions de service public et détiennent les prérogatives de puissance publique.

Cette interprétation a contrario du critère organique se rattache à une jurisprudence du Tribunal des conflits qui constate le défaut de personnes publiques à propos de litiges intéressant le domaine public pour en déduire la compétence du juge du droit commun3.

Le 22 juin 1998, le Tribunal des conflits tranche le litige. Le refus d’une place d’amarrage sur le port de plaisance de Cassis par une association à un de ses sociétaires intéresse l’autorité judiciaire de par la présence de personnes privées (l’association et un particulier) et l’absence de prérogatives de puissance publique4.

Cette position ne fut pas exempte de critiques : « Intrinsèquement un tel acte unilatéral est un acte de puissance publique. Le contentieux de la délivrance du permis de stationnement et de voirie est un contentieux exclusivement administratif. S’il ne l’est pas ainsi – et c’est la première exception connue, semble-t-il, c’est sans doute parce que la décision contestée est détachée de son support et envisagée seulement du point de vue de son auteur »5.

Le 15 mars 1999, le Tribunal des conflits se fonde encore sur le critère organique afin d’asseoir la compétence de l’autorité judiciaire sans faire référence aux prérogatives de puissance publique6.

Plus particulièrement, la SNCF avait transféré en gestion des infrastructures du domaine public ferroviaire à une association. Cette dernière avait contracté un bail sur une partie de ces dépendances domaniales avec un particulier. Comme ces installations domaniales étaient délabrées, le locataire assigne son bailleur en exécution de travaux et dommages et intérêts.

Ainsi, le Tribunal des conflits assoit la compétence judiciaire en ce que l’association n’est pas un concessionnaire de service public et que le différend s’inscrit dans des rapports contractuels de droit privé même si le bail recèle une occupation du domaine public.

Plus profondément, cette décision s’inscrit dans une jurisprudence du Tribunal des conflits du 10 juillet 1956, Société des steeple-chases de France7.

En l’absence de l’article L. 2331-1 du Code général de la propriété des personnes publiques, cette jurisprudence de 1956 s’appuyait sur un décret-loi du 17 juin 1938 qui avait étendu la compétence des conseils de préfecture à l’ensemble des contrats portant occupation du domaine public.

Dans ce verdict, la société des steeple-chases de France, titulaire d’un bail de 50 ans, défini expressément de concession de droit de jouissance sur l’hippodrome d’Auteuil conféré par la ville de Paris, avait un démêlé avec un de ses sous-locataires.

À l’époque, Marcel Waline dénonçait les méfaits d’une telle décision dans sa note.

Il soulignait que cette position de la juridiction des conflits était contraire au décret-loi de 1938 : « En ce qu’elle ajoute à la condition posée par celui-ci : contrats passés par un concessionnaire d’une personne de droit public, une condition supplémentaire ; qu’il s’agisse non de n’importe quelle concession, mais d’une concession de service public. Le Tribunal des conflits ajoute donc, de sa propre autorité, au texte de loi »8.

De surcroît, cette solution aboutit au paradoxe qu’un sous-locataire bénéfice de davantage de stabilité que le concessionnaire dont l’occupation demeure précaire et révocable.

Quoi qu’il en soit, la jurisprudence Société des Steeple-chases de France a été réitérée avec force dans deux décisions du 12 décembre 2005, et sporadiquement, aux termes desquels les différends entre personnes privées à l’occasion de l’occupation du domaine public regardent l’autorité judiciaire quand aucun concessionnaire de service public n’est en cause9 ; dans le cas contraire, l’ordre administratif10.

Entre-temps, est instauré par l’ordonnance du 21 avril 2006, relative à la partie législative du Code général de la propriété des personnes publiques ratifiée par la loi n° 2009-526 du 12 mai 2009, l’article L. 2331-1 du code précité : « sont portés devant la juridiction administrative, les litiges relatifs : 1° Aux autorisations ou contrats portant occupation du domaine public, quelle que soit leur forme ou leur dénomination, accordées ou conclus par les personnes publiques ou leurs concessionnaires (…) ».

Le 16 octobre 2006, le Tribunal des conflits utilise la notion « d’action pour le compte de » afin d’inclure dans le champ d’application de l’article 1er du décret-loi du 17 juin 1938, l’actuel article L. 2331-1 du Code général de la propriété des personnes publiques, les contrats passés par un concessionnaire domanial (une société, filiale à 100 % de la SNCF), avec des sous-occupants11.

Par la suite, le recours à la notion « d’action pour le compte » a été strictement entendu comme en témoigne la décision 7 juillet 2014 qui évince la compétence administrative en ce que :

• d’une part, le contrat litigieux stipulait qu’un opérateur devait apporter assistance et conseil à une personne morale délégataire d’un service public dans le cadre de deux conventions d’occupation domaniale ; qu’un tel contrat de prestation de services passé entre deux personnes privées n’a pas pour objet, par lui-même, l’occupation du domaine public ; ne saurait davantage être regardé comme l’accessoire d’un tel contrat ;

• d’autre part, le contrat de prestation de service conclu par le délégataire du service public l’a été pour son propre compte et non pour celui de l’État, qu’il ne peut être regardé comme l’accessoire d’un contrat contracté par l’autorité centrale12.

Cela exposé, la cour administrative d’appel de Toulouse infirme l’ordonnance du tribunal administratif de Montpellier en incorporant le cas jugé à l’attribution législative édictée par l’article L. 2331-1 du code précité.

II – Le rétablissement de la compétence administrative sur le domaine public

En vertu de l’article 101 de l’ordonnance du 23 juillet 2015, un contrat d’utilisation domaniale ne peut plus apparemment « avoir pour exécution de travaux, la livraison de fournitures, la prestation de services, ou la gestion d’une mission de service public ».

De là, Christophe Roux considère que : « l’expression sous-concession domaniale devrait, dès lors, être bannie à partir du 1er avril 2016 : à partir du 1er avril 2016 (date d’entrée en vigueur des ordonnances marchés et concession), ne devrait subsister que des contrats portant “occupation” ou “sous-occupation” du domaine public, étant entendu que si les derniers sont translatifs d’une autre activité, ils prendront le caractère de concession (ou de marché public, selon le mode de rémunération), étant entendu alors que, si leur objet est seulement domanial, il s’agira de contrat d’occupation du domaine public. Un autre problème plus substantiel se dresse : en ne subordonnant plus l’existence d’une concession à la présence d’une mission de service public (mais à simple “service”), l’ordonnance du 26 janvier invite à une (re) mise à l’épreuve de la jurisprudence Steeple-chases de France. Le sens du terme “sous-concessionnaire” utilisé en 1956, a aujourd’hui disparu : un concessionnaire n’étant pas nécessairement en charge d’une mission de service public, l’adéquation, déjà fragile, entre le terme et le fond de la jurisprudence Steeple-Chases de France a définitivement vécu »13.

Aussi étonnant que cela paraisse, cet auteur en arrive à la même conclusion que Marcel Waline sur l’emploi contestable de la concession de service public mais sur un autre texte juridique.

Cependant, l’arrêt commenté du 16 mai 2023 s’avère attaché à une lecture traditionnelle de l’article L. 2331-1 du Code général de la propriété des personnes publiques.

En substance, la cour administrative de Toulouse met en exergue que le primo-occupant a bien la qualité d’un concessionnaire d’un service public qui a confié à un tiers l’établissement d’un outillage ou l’exploitation d’ouvrages sis sur le domaine public portuaire concédé.

Or, l’exploitation d’un port de plaisance constitue une mission de service public à caractère industriel et commercial14 tandis que la gestion du domaine public portuaire relève du service public à caractère administratif15.

Se pose alors la question du caractère du service public en charge de la gestion du domaine public portuaire.

Manifestement, les activités portuaires rattachées au service public administratif demeurent : il en va ainsi de la police portuaire, la réalisation des aménagements portuaires lorsqu’ils sont effectués par une personne publique ou pour son compte, l’entretien des ouvrages et la sécurité des ports16, le balisage, l’organisation de l’embauche et l’indemnisation de l’inemploi des ouvriers dockers non mensualisés.

Quant aux services publics portuaires à caractère industriel et commercial, ils comprennent : le pilotage portuaire, le remorquage des navires dans les ports, l’exploitation des outillages publics.

Bien que la concession d’outillage publique portuaire vaille autorisation d’occupation du domaine public17, son exploitation offre, selon le Tribunal des conflits, « le caractère d’un service industriel et commercial géré dans les conditions de droit privé »18.

Présentement, la rapporteure publique, Françoise Perrin, se prévaut d’une décision du Tribunal des conflits en date du 9 décembre 201319 affirmant que le litige né de l’exécution d’un contrat d’une association, concessionnaire d’un service public au sens de l’article L. 2331-1 du Code général de la propriété des personnes publiques, et un tiers sur le domaine public, appartient à la juridiction administrative20.

De façon analogue, la cour administrative d’appel de Toulouse statue que l’association s’est vue concéder la création, l’entretien et l’exploitation des ouvrages nécessaires au port de plaisance de la Nautique, qui présente le caractère d’un service public et implanté sur le domaine public de la commune de Narbonne.

Il s’ensuit que l’ordonnance du tribunal administratif de Montpellier du 23 juillet 2021 demeure entachée d’irrégularité en ce qu’elle a rejeté la requête comme portée devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître.

Cette motivation de la cour administrative d’appel de Toulouse permet de ne pas ranger au magasin des figures sans emploi. Cette interprétation somme toute classique a fait ses preuves depuis 1956.

Ici encore, les anciennes jurisprudences ont la vie dure, à l’instar de la domanialité virtuelle malgré l’évolution du droit positif qui devrait les rendre obsolètes21.

Loin de constituer une anomalie, les sous-occupations domaniales comme conventions administratives ne doivent pas être négligées vu leur nombre et importance puisqu’elles concernent notamment les amodiations dans les ports et les parcs de stationnement, les concessionnaires d’outillages public gérant les aéroports, les sous-traités d’exploitation de plage, les contrats conclus par les concessionnaires d’autoroutes, les gestionnaires de marchés d’intérêt national, etc.

Par un effet multiplicateur, le primo-occupant domanial passe davantage de sous-contrats d’utilisation domaniale avec des tiers.

Notes de bas de pages

  • 1.
    V. J.-P. Amadei, Décentralisation et domaine public, thèse Montpellier 1996, p. 182 et s. ; J.-P. Amadei, « La décentralisation portuaire », Bulletin de l’institut de la décentralisation, sept. 2001, p. 24 et s.
  • 2.
    V. J.-P. Amadei, « Le juge administratif n’est-il plus que le juge des personnes publiques », RRJDP, PUAM 2004, p. 217 et s.
  • 3.
    V. J.-P Amadei, « La compétence du juge judiciaire pour connaître les litiges des personnes privées sur le domaine public », Les Annales de la voirie, juill.-août 2001, p. 13.
  • 4.
    T. confl., 22 juin 1998, n° 03102, Corbusié.
  • 5.
    C. Lavialle, « Domaine de l’État et des autres personnes publiques », RDI 1999, p. 78.
  • 6.
    T. confl., 15 mars 1999, n° 03080, M. Schmitt c/ Assoc. lorraine d’exploitation et de modélisme ferroviaire.
  • 7.
    Rec. 1957, p. 27.
  • 8.
    M. Waline, note RDP 1957, p. 525.
  • 9.
    T. confl., 12 déc. 2005, n° C3458, Assoc. sportive Karting Saumois ; v. aussi, T. confl., 14 mai 2012, n° 3836, Me Gilles.
  • 10.
    T. confl., 12 déc. 2005, n° 05-03479, préfet Seine-Maritime, Degroote.
  • 11.
    T. confl., 16 oct. 2006, n° 06-03514, EURL Pharmacie de la gare Saint-Charles et a. c/ Sté d’aménagement, de commerce et de concession : RFDA 2007, p. 298, note C. Lavialle.
  • 12.
    T. confl., 7 juill. 2014, n° 3956.
  • 13.
    C. Roux, « Sous concession domaniale et contrat administratif : réflexion sur les déboires d’un (autre) couple célèbre », AJDA 2016, p. 910.
  • 14.
    CE, 13 déc. 2002, n° 248591, Sté international sporting yachting club de la mer.
  • 15.
    CE, 1er déc. 1989, n° 71994, port autonome de Paris c/ Auvray.
  • 16.
    CE, 26 juin 1974, n° 85687, port autonome de Marseille : Lebon 1974, p. 370.
  • 17.
    CE, 19 nov. 1948, Sieur Thapon : Lebon 1948, p. 434.
  • 18.
    T. confl., 3 juin 1996, n° 2968, Mme le Gacc c/ CCI de Saint-Malo.
  • 19.
    Nous tenons à remercier le service de la documentation de la CCA de Toulouse et de la rapporteure publique, Françoise Perrin, de nous avoir communiqué lesdites conclusions.
  • 20.
    T. confl., 9 déc. 2013, n° 3925, EURL Aquagol c/ Association réunionnaise de développement de l’aquaculture.
  • 21.
    J.-P. Amadei, « la domanialité publique virtuelle toujours d’actualité ? », Les Annales de la voirie, juill./août 2007, p. 103.
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