Le contrôle pragmatique du juge sur les recours en annulation formés par les associations
Dans sa décision du 24 septembre 2018, le Conseil d’État confirme sa jurisprudence prescrivant au juge du fond de mettre en œuvre une démarche pragmatique pour valider la capacité des associations à former un recours en annulation, dont une première étape est constituée par une analyse de leurs statuts. Il existe toutefois de nombreux autres indices que le juge doit examiner pour admettre le recours formé par une association ; critères qui n’ont pas été examinés en raison des faits de l’espèce.
CE, 2e et 7e ch. réunies, 24 sept. 2018, no 414118, Association de défense des libertés constitutionnelles
L’arrêt rendu par le Conseil d’État le 24 septembre 20181 n’a que très peu retenu l’attention des commentateurs. Cela est assez surprenant compte tenu du fait que la requête à l’origine de cette décision mettait en cause l’arrêté du 15 mai 2017 relatif à la composition du cabinet du président de la République et l’arrêté du 20 juin 2017 portant composition du cabinet du Premier ministre qui ont procédé à la nomination de dix conseillers communs aux deux cabinets.
Cette absence d’intérêt pour cette décision est d’autant plus étonnante qu’elle constitue une pierre importante dans l’édifice jurisprudentiel concernant les conditions d’exercice des recours en annulation formés par les associations.
En admettant, après analyse des statuts de l’association requérante, que cette dernière « ne justifie pas d’un intérêt lui donnant qualité pour demander l’annulation pour excès de pouvoir de la nomination de conseillers au cabinet du président de la République et au cabinet du Premier ministre », le Conseil d’État confirme sa jurisprudence prescrivant au juge une démarche pragmatique à laquelle il doit se livrer pour valider la capacité des associations à former un recours en annulation (I). L’arrêt du 14 septembre 2018 ne doit pas occulter les nombreux autres indices que le juge doit examiner pour admettre le recours formé par une association ; analyse à laquelle il n’a pas procédé en raison des faits de l’espèce (II).
I – L’analyse des statuts, critère principal de l’appréciation de la capacité à agir des associations
Dans son arrêt du 24 septembre 2018, le Conseil d’État considère que le recours est irrecevable en tant qu’il a été formé par une association qui ne justifiait pas, aux termes de l’examen de ses statuts, d’un intérêt lui donnant qualité pour agir. En adoptant une telle position, le juge administratif s’inscrit en réalité dans un long mouvement jurisprudentiel dont les origines peuvent être trouvées au début du XXe siècle2 et dont l’objectif est de permettre aux associations d’accéder au prétoire dès lors qu’elles ont un intérêt légitime et que leur recours n’a pas pour seule finalité de perturber l’ordonnancement et la sécurité juridiques3. Depuis cette période, les statuts constituent en effet l’acte déterminant auquel le juge doit se référer pour apprécier la validité d’un recours en annulation formé par une association.
On remarquera toutefois que la formulation retenue par l’arrêt du 24 septembre 2018 est lapidaire en ce qu’elle ne donne pas de détails sur l’étendue du contrôle du juge sur les statuts de l’association requérante alors que le Conseil d’État a depuis longtemps précisé que, pour que le recours formé par une association ait des chances de prospérer, le lien entre l’acte attaqué et ses statuts doit être direct et certain4. Le juge a eu l’occasion d’indiquer qu’eu « égard à la généralité de son objet, qui est d’entreprendre et concourir aux actions de toute nature, par tous moyens (…) pour s’assurer du respect des procédures d’engagement des dépenses publiques, et à son champ d’action, qui faute de toute précision dans les statuts (…), l’association requérante ne justifie pas d’un intérêt lui donnant qualité pour demander l’annulation d’une délibération »5. Plus encore, « pour apprécier si une association justifie d’un intérêt lui donnant qualité pour agir contre un acte, il appartient au juge, en l’absence de précisions sur le champ d’intervention de l’association dans les stipulations de ses statuts définissant son objet, d’apprécier son intérêt à agir contre cet acte au regard de son champ d’intervention en prenant en compte les indications fournies sur ce point par les autres stipulations des statuts »6.
Dans ces conditions, il a été jugé que des associations dont les statuts retiennent une approche trop restrictive des intérêts qu’elles ambitionnent de défendre disposent d’un droit au recours en annulation limité à ce seul périmètre. Ainsi, des associations ayant pour seul objet statutaire la protection du patrimoine ou la défense d’un intérêt circonscrit du point de vue territorial ne peuvent contester un schéma régional du climat, de l’air et de l’énergie ni son annexe, le schéma régional de l’éolien7. À l’inverse, le Conseil d’État a admis que la généralité des termes des statuts d’une association, qui lui fixent pour objet « de combattre l’injustice sous quelque forme que ce soit et en quelque lieu qu’elle se trouve » et de dénoncer, « y compris par voie de justice, l’empiétement de l’espace juridique réglementaire dans le domaine législatif et les iniquités qu’il engendre notamment dans les domaines de la liberté individuelle et du respect de la personne humaine » ne lui permet pas de justifier d’un intérêt lui donnant qualité pour demander l’annulation d’une circulaire ministérielle relative à la procédure à suivre à l’égard des étrangers en situation irrégulière8. De même, il a été jugé que l’objet statutaire de l’association des contribuables repentis, qui est d’aider les personnes qui souhaitent régulariser leur situation fiscale, est trop général pour conférer à cette association un intérêt direct et certain lui donnant qualité pour agir contre les dispositions d’une instruction ministérielle relative aux obligations déclaratives des administrateurs de trusts9. Enfin, n’invoque pas un intérêt de nature à lui donner qualité pour demander l’annulation d’un permis de construire une union régionale pour la défense de l’environnement, de la nature, de la vie et de la qualité de la vie qui se prévaut de ce que son objet social, tel qu’il figure dans ses statuts, porte notamment « sur tous les problèmes relatifs à l’urbanisme et à l’équipement » dans la région10.
Dans l’arrêt du 24 septembre 2018, les statuts de l’association requérante indiquent que celle-ci s’est donné pour mission « d’assurer en France la promotion et la garantie des droits et libertés fondamentaux », « de veiller à la séparation des pouvoirs et d’œuvrer à la protection et l’indépendance des services publics, la transparence de l’action publique et la lutte contre les conflits d’intérêts et la corruption » et de « développer et de soutenir, par tous moyens, y compris par la voie contentieuse, les actions en vue de la reconnaissance et le respect de l’effectivité des droits et libertés en France et en Europe, y compris les droits sociaux, économiques et culturels, environnementaux ou des générations futures ». Ce contenu, très général, ne permet pas au requérant de justifier d’un intérêt lui donnant qualité pour agir contre les nominations contestées. Il ne permet pas non plus au juge d’apprécier l’intérêt lésé dont l’association entend se prévaloir11.
On le voit, le juge administratif a posé un cadre juridique restreignant les possibilités ouvertes aux associations de former un recours en annulation. Ces restrictions doivent être lues à la lumière de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association qui indique que le droit d’ester en justice des associations ne peut être « fondé sur une cause ou en vue d’un objet illicite, contraire aux lois, aux bonnes mœurs, ou qui aurait pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement »12. L’arrêt du 24 septembre 2018 rappelle donc que l’objet licite par une association ne suffit pas à l’autoriser à ester en justice. Il est nécessaire qu’elle y ait, après analyse de ses statuts, un intérêt direct et certain. Si elle confirme une jurisprudence bien établie, la décision du Conseil d’État ne doit pas occulter d’autres critères pouvant être utilisés par le juge pour établir la validité d’un recours en annulation formé par une association.
II – Les critères accessoires de l’appréciation de la capacité à agir des associations
L’examen de la jurisprudence montre que les juridictions administratives ont établi d’autres critères que celui fondé sur le lien direct et certain entre l’acte attaqué et les statuts d’une association pour apprécier le bien-fondé d’un recours en annulation.
D’une part, dans le prolongement de l’arrêt Syndicat des propriétaires et contribuables du quartier Croix-de-Seguey rendu en 190613, le juge retient une approche différente de l’intérêt à agir selon que le recours formé par une association porte non pas sur un acte réglementaire mais sur une décision individuelle. En cas d’une mesure négative, comme une sanction prononcée contre un agent, une association n’est pas considérée comme ayant intérêt à agir en tant que ses intérêts ne sont pas lésés ; étant entendu qu’elle peut toujours intervenir au soutien du recours présenté par l’agent concerné14. Une association de lutte contre le saturnisme n’a ainsi pas un intérêt suffisant pour agir contre la liste des titres de séjour conditionnant l’accès à un logement à loyer modéré15. De même, a été jugé irrecevable le recours d’un syndicat de magistrats contre un décret relatif à l’interdiction de sortie du territoire des ressortissants français projetant de participer à des activités terroristes à l’étranger. En effet, ces dispositions ne sont pas de nature à affecter les conditions d’emploi et de travail des magistrats judiciaires dont l’association défend les intérêts collectifs16. Il en va différemment en cas de mesure positive, telle qu’une nomination17 ou d’une nomination pour ordre18.
D’autre part, le juge tient compte de différents éléments tenant – non pas à des données juridiques – mais à des éléments intéressant l’activité de l’association. Le Conseil d’État apprécie ainsi l’intérêt à agir d’une association au regard de son nom, des conditions pour y adhérer voire « d’autres pièces du dossier » qui lui sont adressées19. L’office du juge va alors jusqu’à examiner la zone d’influence géographique de l’association requérante. Longtemps, le Conseil d’État a admis que dans le silence des statuts, le champ d’intervention d’une association pouvait être considéré comme étant national, lui donnant ainsi capacité à agir contre tout acte ayant un lien direct et certain avec son objet social20. Depuis un arrêt du 17 mars 2014, le juge a retenu une autre approche et ne « saurait ainsi se fonder sur la seule circonstance que l’objet d’une association, tel que défini par ses statuts, ne précise pas de ressort géographique, pour en déduire que l’association a un champ d’action national et qu’elle n’est donc pas recevable à demander l’annulation d’actes administratifs ayant des effets exclusivement locaux »21. En d’autres termes, en l’absence de précision dans les statuts, le juge n’admet plus qu’une association ait ipso facto un champ d’action national mais procédera à un contrôle de son champ d’intervention géographique en s’appuyant sur un faisceau d’indices pour déterminer si ce champ d’intervention, local ou national, lui donne qualité à agir.
Le juge est par ailleurs attentif à la date de création de l’association. L’intérêt à agir de cette dernière s’apprécie à la date de la requête22 ; étant entendu qu’elle ne doit pas avoir été créée dans le seul but de contester un acte administratif. Le droit de l’urbanisme prévoit à cet égard qu’une association ne peut « agir contre une décision relative à l’occupation ou l’utilisation des sols que si le dépôt des statuts de l’association en préfecture est intervenu antérieurement à l’affichage en mairie de la demande du pétitionnaire »23. Plus généralement, le juge relève lorsque la création d’une association est postérieure à l’acte contesté et en tient compte dans l’appréciation de son intérêt à agir. Dans une décision du 13 octobre 2016, le Conseil d’État a jugé que l’association des contribuables repentis n’avait pas d’intérêt à agir contre une instruction ministérielle du 1er juillet 2015, notamment parce que l’association avait été créée le 22 novembre 201524. On observera que, si la décision du 24 septembre 2018 ne précise pas la date de création de l’association requérante, une recherche des statuts en préfecture montre que celle-ci a été créée et déclarée le 9 août 2017, soit postérieurement aux deux arrêtés contestés datant de mai et juin 2017. Aussi, dans l’hypothèse où le juge aurait considéré qu’il existait un lien direct et certain entre l’objet social de l’association et l’acte attaqué, il aurait sans doute rejeté le recours au regard de la date de création de l’association.
Enfin, et après quelques tergiversations25, le Conseil d’État considère désormais qu’en « l’absence, dans les statuts d’une association ou d’un syndicat, de stipulation réservant expressément à un autre organe la capacité de décider de former une action devant le juge administratif, celle-ci est régulièrement engagée par l’organe tenant des mêmes statuts le pouvoir de représenter en justice cette association ou ce syndicat »26.
Au regard de leur nombre, de leur imbrication et de leurs évolutions, les critères forgés par le juge administratif permettant à une association de former un recours en annulation, en sus de l’analyse de ses statuts, pourraient conduire à penser qu’une telle action est difficile sinon impossible à exercer27. Cette impression est renforcée si les critères utilisés par le juge administratif pour reconnaître qualité à agir à une association sont comparés à ceux retenus par les juridictions judiciaires28. De telles interprétations sont exagérées et ne sont nullement confirmées par le juge, qu’il s’agisse du Conseil constitutionnel ou de toute autre juridiction29. Elles méconnaissent surtout les objectifs poursuivis par les juridictions administratives. Jean Appleton expliquait déjà en 1907 que la démarche du juge consiste à éviter « des actions multiples, parfois indiscrètes, de nature à troubler le bon fonctionnement des services publics »30. Le commissaire du gouvernement Théry soulignait lui aussi, en 1971, qu’il faut « ouvrir aux administrés autant qu’il est possible l’accès [du] prétoire sans verser dans l’action populaire en permettant à n’importe qui d’attaquer n’importe quoi ; élargir le cercle des intérêts donnant qualité pour agir, sans méconnaître pour autant la hiérarchie naturelle des intérêts lésés, sans permettre en conséquence à des administrés qui ne seraient touchés que d’une façon très secondaire et très indirecte, de remettre rétroactivement en cause des situations acceptées par ceux qui étaient directement visés »31. En fin de compte, la décision rendue par le Conseil d’État le 24 septembre 2018 s’inscrit dans un cadre bien établi et prouve que, depuis plus d’un siècle, le juge opère, dans ce type de litige, au cas par cas, une conciliation entre la liberté d’association et le principe de sécurité juridique.
Notes de bas de pages
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1.
CE, 24 sept. 2018, n° 414118, Association de défense des libertés constitutionnelles.
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2.
V. par exemple, CE, 16 juin 1911, Empis : Lebon, p. 687.
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3.
Sur ce point, v. Appleton J., Traité élémentaire du contentieux administratif, 1927, Paris, Dalloz, p. 558.
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4.
V. par exemple, CE, 29 juill. 1998, n° 180803, Confédération nationale des associations familiales catholiques.
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5.
CE, 28 oct. 1994, n° 139125, Association « Les amis de la terre » ; CE, 18 févr. 1998, n° 188517, Association pour le respect de la réglementation applicable au cumul d’une fonction publique et d’une activité privée.
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6.
CE, 17 mars 2014, n° 354596, Association des consommateurs de la Fontaulière.
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7.
CAA Lyon, 3 mai 2016, n° 14LY00473, Mme CL et a.
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8.
CE, 10 mars 1995, n° 125271, Association « Le droit pour la justice et la démocratie ».
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9.
CE, 13 oct. 2016, n° 402318, Association des contribuables repentis. V. également CE, 30 sept. 1983, n° 24468, Association SOS Défense.
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10.
CE, 26 juill. 1985, n° 35024, Union régionale pour la défense de l’environnement en Franche-Comté ; CE, 9 juin 1995, nos 106732, 106733, 106734, 106735 et 106736, Confédération de l’artisanat du bâtiment.
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11.
Sur ce point, v. par exemple les conclusions de Bréchot X. sous CAA Nantes, 10 mai 2017, n° 16NT03844 : AJDA 2017, p. 1674.
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12.
Art. 3 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association : JO, 2 juill. 1901, p. 4025.
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13.
CE, 21 déc. 1906, Syndicat des propriétaires et contribuables du quartier Croix-de-Seguey – Tivoli : Lebon, p. 962.
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14.
CE, 21 nov. 1923, Association des fonctionnaires de l’administration centrale des P & T : Lebon, p. 748 – CE, 13 déc. 1991, n° 80709, Syndicat Inter-Co CFDT de la Vendée et a. : Lebon – CE, 22 janv. 2007, n° 288568, Union fédérale équipement – CFDT.
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15.
CE, 30 déc. 2014, n° 367523, Association des familles victimes de saturnisme : AJDA 2015, p. 485.
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16.
CE, 27 mai 2015, n° 388705, Syndicat de la magistrature : AJDA 2015, p. 1068.
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17.
CE, 11 déc. 1908, Association professionnelle des employés civils de l’administration centrale du ministère des colonies : Lebon, p. 1016.
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18.
CE, 18 janv. 2013, n° 354218, Syndicat de la magistrature.
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19.
CE, 17 mars 2014, n° 354596, Association des consommateurs de la Fontaulière.
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20.
CE, 23 févr. 2004, n° 350482, Communauté de communes du pays Loudunais ; CE, 25 juin 2012, n° 346395, Association Le collectif antinucléaire.
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21.
CE, 17 mars 2014, n° 354596, Association des consommateurs de la Fontaulière.
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22.
CAA Nantes, 17 févr. 1999, n° 97NT00158, Association familiale de Douvres-la-Délivrande.
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23.
C. urb., art. L. 600-1-1. V. aussi la décision Cons. const., 17 juin 2011, n° 2011-138 QPC, Association Vivraviry : AJDA 2011, p. 1228.
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24.
CE, 13 oct. 2016, n° 402318, Association des contribuables repentis.
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25.
Sur ce point, Boré V., « Qualité et intérêt à agir des associations devant le juge administratif », D. 1999, p. 69.
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26.
CE, 3 avr. 1998, nos 177962, 180754 et 183067, Fédération de la plasturgie.
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27.
V. en ce sens, Boré L., « Qualité et intérêt à agir des associations devant le juge administratif », D. 1999, p. 69.
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28.
Boré L., « Qualité et intérêt à agir des associations devant le juge administratif », D. 1999, p. 69.
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29.
Cons. const., 17 juin 2011, n° 2011-138 QPC, Association Vivraviry : AJDA 2011, p. 1228.
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30.
Appleton J., Traité élémentaire du contentieux administratif, 1927, Paris, Dalloz, p. 558.
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31.
Concl. sous CE, 28 mai 1971 : D. 1971, p. 391.