Le mandat, une délégation de maîtrise d’ouvrage (presque) imparfaite ?
La délégation de maîtrise d’ouvrage que constitue le mandat est une technique de représentation bien connue permettant de faire exécuter en son nom et pour son compte nombre de missions et prestations. Cela étant, elle ne saurait exonérer ni le maître d’ouvrage ni le mandataire de toute responsabilité. L’engager, lorsqu’un différend apparaît dans cette relation parfois obscure qui relie le mandataire, le mandant et le titulaire d’un marché public, s’avère néanmoins laborieux. La question des fondements de cette responsabilité et des moyens propres à l’actionner est pourtant centrale, ce dont atteste la décision ici commentée.
CE, 21 mai 2024, no 490688
Il est possible de qualifier une délégation d’imparfaite lorsqu’un nouveau débiteur s’ajoute au débiteur initial tandis que l’on parle de délégation parfaite lorsqu’un nouveau débiteur remplace le débiteur initial. Force est alors de constater que le mandat de maîtrise d’ouvrage tel que prévu par le droit applicable aux marchés publics se situe quelque part à la rencontre de ces deux mécanismes. En atteste l’arrêt rendu par le Conseil d’État le 21 mai 2024 dans une affaire opposant la société GTM Guadeloupe à la commune des Abymes.
En l’espèce, la société GTM Guadeloupe a conclu un marché relatif au lot n° 2 portant travaux de « bâtiment » sur une opération de reconstruction d’une école pour un montant de 12 417 943,71 € TTC avec la commune des Abymes. Ce marché a été passé par l’intermédiaire du mandataire de la commune, la société Icade Promotion qui en a signé l’acte d’engagement le 7 décembre 2015. À l’issue de la réalisation des travaux, la société titulaire, n’ayant obtenu qu’un paiement partiel du décompte général et définitif établi le 15 juin 2021, malgré une levée des réserves constatée au 22 octobre 2020, forme un référé-provision sur le fondement de l’article R. 541-1 du Code de justice administrative.
La société GTM Guadeloupe demande alors au juge des référés du tribunal administratif de la Guadeloupe de condamner la commune des Abymes à lui verser à titre de provision une somme de 130 836,25 € TTC. Par une ordonnance en date du 16 mai 2023, le juge des référés du tribunal fait droit à cette demande. La commune des Abymes interjette appel devant la cour administrative d’appel de Bordeaux, laquelle, par une ordonnance du 20 novembre 2023, a annulé l’ordonnance attaquée et rejeté la demande présentée par la Société GTM Guadeloupe. Cette dernière se pourvoit alors en cassation et demande au Conseil d’État d’annuler l’ordonnance rendue en appel et, statuant en référé, de rejeter l’appel de la commune des Abymes. Le juge, au regard du caractère non sérieusement contestable de l’obligation pesant sur la commune des Abymes, indépendamment de l’intervention d’un mandataire, prononce l’annulation de l’ordonnance rendue en appel et renvoie l’affaire au juge des référés de la cour administrative d’appel de Bordeaux.
Ce contentieux, relatif à un marché conclu sous l’empire du Code des marchés publics et de la loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 et, plus précisément en ce qui concerne les textes qui nous intéressent ici, repris en substance par l’article L. 2422-6 du Code de la commande publique, pose notamment la question de la répartition des responsabilités éventuellement encourues par la maîtrise d’ouvrage et son délégué mais, plus encore, celle des fondements et moyens propres à les engager.
En effet, le juge de cassation, confirmant une jurisprudence de 20161, prend le soin de rappeler que le titulaire du marché ne saurait qu’engager la responsabilité de la commune des Abymes sur le fondement contractuel (I) pour ensuite ajouter, d’une part, que la commune pourra toujours appeler en garantie son mandataire (II) et, d’autre part, qu’il lui est également loisible de s’engager sur le terrain extracontractuel à l’égard du mandataire de la maîtrise d’ouvrage (III).
I – La transparence du mandataire dans la relation contractuelle établie entre le titulaire du marché et la commune des Abymes, une limite à l’engagement de sa responsabilité sur le fondement contractuel
Dans l’affaire qui nous retient ici, un marché de travaux publics a été signé par une entreprise et le mandataire de la commune des Abymes, maître d’ouvrage. À la suite de la réception des travaux et à la levée de toutes réserves, le décompte général définitif de ce marché laisse apparaître une somme restant due à la société GTM Guadeloupe d’un montant de 273 164,14 € TTC. La société titulaire demande alors au mandataire de la commune le versement de ces sommes. N’ayant aucune réponse de la part de la société Icade Promotion, la société titulaire saisit le tribunal administratif de la Guadeloupe d’un référé-provision ayant pour objet la condamnation de la commune des Abymes à lui verser une provision de 130 836,25 € TTC, portée à 173 813,55 € TTC une fois ajoutés les intérêts de retard. Le juge des référés fait droit à cette demande, ce que le juge de cassation confirmera.
Il est ici intéressant de souligner la nature des rapports entre entreprise titulaire d’un marché, maître d’ouvrage et maître d’ouvrage délégué par l’intermédiaire du mandat. En effet, c’est après une sollicitation infructueuse du mandataire que le titulaire se tourne vers le mandant, à raison.
Pour statuer, le juge administratif prend soin de mentionner l’article 3 de la loi du 12 juillet 1985 sur la maîtrise d’ouvrage publique, applicable au marché en question, et de souligner sa codification aux articles L. 2422-6 et suivants du Code de la commande publique. Plus exactement, il rappelle que le maître d’ouvrage peut confier par mandat l’exercice, en son nom et pour son compte, d’une série de missions parmi lesquelles le règlement des marchés de travaux. Le juge signale également que le mandataire n’est tenu envers le maître de l’ouvrage que de la bonne exécution des attributions dont il a personnellement été chargé par celui-ci. Il précise enfin que le mandataire représente le maître de l’ouvrage à l’égard des tiers dans l’exercice des attributions qui lui ont été confiées jusqu’à ce que le maître de l’ouvrage ait constaté l’achèvement de sa mission.
Légalement encadrée, la mission du mandataire est ensuite conventionnellement précisée étant entendu que, dans cette affaire, la commune des Abymes a conclu avec la société Icade Promotion un mandat dit financier aux termes duquel le mandataire était chargé notamment de l’exécution financière des marchés de travaux au nom et pour le compte de la commune. Dans ce cadre, somme toute assez commun, la signature tout comme le paiement des marchés sont assurés par le mandataire2 via le mécanisme de représentation, tandis que le maître d’ouvrage demeure responsable à l’égard du titulaire du marché3.
Ainsi, indépendamment du fait que la société Icade Promotion soit intervenue dans l’exécution du contrat de travaux, celle-ci intervenait uniquement au nom et pour le compte de la collectivité, de sorte que la représentation rende sa participation juridiquement invisible. Il en résulte que, ainsi que le souligne le Conseil d’État, le contrat de travaux étant véritablement conclu entre la société GTM Guadeloupe et la commune des Abymes, « il appartient aux constructeurs, s’ils entendent obtenir la réparation de préjudices consécutifs à des fautes du mandataire du maître d’ouvrage dans l’exercice des attributions qui lui ont été confiées, de rechercher la responsabilité du maître d’ouvrage, seule engagée à leur égard, et non celle de son mandataire, y compris dans le cas où ce dernier a signé les marchés conclus avec les constructeurs, dès lors qu’il intervient au nom et pour le compte du maître d’ouvrage, et n’est pas lui-même partie à ces marchés ». Cela étant, le mandataire n’est toutefois pas exonéré de toute responsabilité.
II – La relation contractuelle entre le mandataire et la commune des Abymes, une possibilité d’appel en garantie dans un contentieux opposant le mandant au titulaire du marché
Il résulte de ce qui précède que la société GTM Guadeloupe ne pouvait adresser sa demande à la société Icade Promotion. Quand bien même la commune des Abymes eut confié à son mandataire le soin de payer les constructeurs et que celui-ci avait reçu les fonds lui permettant de s’acquitter de cette mission, la société de travaux ne pouvait que s’adresser à la commune des Abymes, maître d’ouvrage, pour obtenir le paiement des sommes dues. Le transfert des fonds afférents de la commune à son mandataire n’étant d’ailleurs pas de nature à rendre contestable la créance dont se prévaut la société GTM Guadeloupe à l’encontre de la commune.
Malgré tout, si la société GTM Guadeloupe ne peut s’adresser directement au mandataire de la collectivité en ce que son intervention se limite à agir en son nom et pour son compte, celle-ci, dès lors que sa responsabilité est engagée, peut néanmoins se retourner contre son mandataire.
D’abord, le mandant peut engager la responsabilité contractuelle de son mandataire4. Cette responsabilité, temporellement limitée à la durée d’exécution du contrat5, permet aux parties au contrat d’en sanctionner voire de voir sanctionner le non-respect des termes.
Sur un autre plan ensuite, et ainsi que l’indique le juge, le mandataire peut être appelé en garantie par le maître d’ouvrage sur le fondement du contrat de mandat qu’il a conclu avec lui. Courant en droit administratif, l’appel en garantie est pratiqué par les maîtres d’ouvrage à l’égard de leurs maîtres d’œuvre6, assistants à maîtrise d’ouvrage7 et maîtres d’ouvrage délégués8. Ce mécanisme permet en effet à la personne assignée en justice d’attraire un tiers à l’affaire, estimant que tout ou partie des griefs lui sont imputables. Il pourra alors s’agir soit d’une intervention forcée, soit d’une action récursoire intentée par le mandant, laquelle ne semble pas exclusive d’une action en responsabilité quasi-délictuelle du mandataire introduite par le constructeur.
III – La transparence du mandataire dans la relation contractuelle établie entre le titulaire du marché et la commune des Abymes, l’engagement d’une responsabilité limitée au fondement quasi-délictuel
Le Conseil d’État reprend ici la substance, mais surtout le caractère pédagogique, de sa jurisprudence rendue en 20169. Il expose les limites de l’engagement de la responsabilité du mandataire à l’égard du titulaire du marché public étant donné l’absence de lien contractuel direct. Il rappelle que la relation juridique n’existe qu’entre le titulaire du marché et le mandant, peu important que le mandataire ait signé le marché. Son intervention est juridiquement transparente. Il souligne en revanche qu’un contrat lie le mandant à son mandataire, de sorte que les manquements dans le cadre de la mission du représentant de la collectivité peuvent être constatés par celle-ci et justifier d’appeler en garantie le mandataire dans une affaire opposant le titulaire du marché au mandant-maître d’ouvrage.
Au surplus, le juge de cassation prend soin d’ajouter que « la responsabilité du mandataire du maître d’ouvrage à l’égard des constructeurs, qui ne peut jamais être mise en cause sur le terrain contractuel, ne peut l’être, sur le terrain quasi-délictuel, que dans l’hypothèse où les fautes alléguées auraient été commises en-dehors du champ du contrat de mandat liant le maître d’ouvrage et son mandataire ». En somme, pour que le constructeur puisse intenter une action directe contre le mandataire, il eût fallu que la société Icade Promotion cause un dommage à la société GTM Guadeloupe totalement étranger à la mission qui lui a été confiée par mandat. Ainsi que le souligne Arnaud Galland, il s’agit ici pour le juge d’apprécier, « au cas par cas, les contours de la sphère contractuelle afin de déterminer si la faute commise l’aura été en dehors du contrat de mandat. La difficulté à opérer cette qualification ira croissant à mesure de l’imprécision de la convention ». Il conclut à ce sujet sur le fait qu’« en cas de doute, ce qui ne manquera pas d’arriver, il semble que seule une appréciation extensive des limites contractuelles soit de nature à préserver le principe de représentation »10.
Dans un enchevêtrement de mécanismes de responsabilités, l’on ne peut que louer le souci de pédagogie dont fait preuve le juge administratif dans cette espèce, qui trouvera toutefois une limite dans l’imprécision d’une convention de mandat.
Notes de bas de pages
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1.
CE, 26 sept. 2016, n° 390515, Sté Dumez Île-de-France : Contrats-Marchés publ. 2016, comm. 258, note P. Devillers ; RDI 2017, p. 534, comm. A. Galland.
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2.
CE, 10 févr. 1997, n° 115608, SEM d’équipement et d’aménagement de l’Aude.
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3.
CE, 6 mai 1988, n° 51338, Ville de Denain c/ Sté Vanesse : Rev. marchés publics 1988, n° 239, p. 24 – CE, 28 nov. 1986, n° 60522, CHR de Nice.
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4.
CE, 10 juin 2010, n° 313638, Cne de Mantes-la-Jolie – CE, 25 mars 2015, n° 376590, Synd. mixte des résidus urbains.
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5.
CE, 28 avr. 1989, n° 65073, Cne de Largentière : Lebon T., p. 791.
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6.
CE, 20 déc. 2017, n° 401747, Cté d’agglomération du Grand Troyes : Contrats-Marchés publ. 2018, 33, note M. Ubaud-Bergeron.
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7.
CE, 6 mai 2019, n° 420765 : Lebon ; AJDA 2019, p. 966 ; AJCT 2019, p. 399, obs. S. Hul ; Contrats-Marchés publ. 2019, comm. 226, note P. Devillers.
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8.
CE, 5 juin 2013, n° 352917, Rég. Haute-Normandie : AJCT 2013, p. 524.
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9.
CE, 26 sept. 2016, n° 390515, Sté Dumez Île-de-France : Contrats-Marchés publ. 2016, comm. 258, P. Devillers ; RDI 2017, p. 534, comm. A. Galland.
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10.
A. Galland, « Le principe de représentation, cape d’invisibilité du maître d’ouvrage délégué », RDI 2017, p. 534.
Référence : AJU013x8