Le retour de l’impartialité structurelle : le refus du Conseil d’État de céder à la tyrannie de l’apparence

Publié le 06/06/2024
Le retour de l’impartialité structurelle : le refus du Conseil d’État de céder à la tyrannie de l’apparence
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Depuis une quinzaine d’années, le Conseil d’État est régulièrement saisi de moyens contestant sa partialité structurelle, fondés sur le cumul de ses fonctions juridictionnelles ou sur le cumul de fonctions de son vice-président. Obstinément, le Conseil d’État rejette ces requêtes réclamant une appréciation extensive de l’impartialité structurelle. Sa position, souvent perçue comme un réflexe de protection, est cependant justifiée par la nécessité de préserver le sens juridique du principe d’impartialité.

Les craintes de voir la Cour EDH céder à la « tyrannie de l’apparence »1 lorsqu’elle apprécie l’impartialité du juge, maintes fois relayées par la doctrine à la suite de l’arrêt Procola2, se sont estompées à mesure que s’est dessinée une jurisprudence nuancée, épargnant, par exemple, la dualité fonctionnelle du Conseil d’État français3. Les tentatives des justiciables de convaincre le Conseil d’État d’élargir les circonstances de nature à prouver une méconnaissance du principe d’impartialité dans une acception structurelle n’ont, pour leur part, pas cessé. Tandis que certains moyens fantaisistes sont rejetés péremptoirement par des décisions du Conseil d’État passant presque inaperçues4, d’autres, se fondant sur des formes de cumuls fonctionnels moins explorées, trouvent ces dernières années un écho favorable auprès de la doctrine5.

Deux types de situations retiennent l’attention. D’une part, des requérants contestent l’impartialité du Conseil d’État qui, en qualité de juge administratif et de juge constitutionnel ou de juge du droit de l’Union européenne, peut avoir à apprécier les conditions de renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur une interprétation de la loi qu’il a auparavant donnée6 ou à trancher la question de la violation manifeste du droit de l’Union par l’une de ses décisions7. D’autre part, des requérants soulèvent régulièrement8 la partialité du Conseil d’État, à la fois juge et gestionnaire des membres des juridictions administratives, lorsqu’il doit juger la légalité d’un acte à l’élaboration duquel a pris part son vice-président9. Les critiques sont accentuées par le fait que le Conseil d’État répond lui-même au moyen tiré de son manque d’impartialité10. L’obstacle technique lié à l’inapplicabilité du renvoi pour cause de suspicion légitime11 au Conseil d’État12 est surmontable13 mais une difficulté préalable persiste, celle de l’identification de la cause de partialité invoquée.

Si l’impartialité n’a de sens qu’attachée à une personne, juridiquement, elle revêt très souvent une dimension organique, car la présence d’un juge partial rend irrégulière la formation de jugement ayant tranché un litige. Mais, dans les affaires évoquées, l’exclusion de la formation de jugement des membres ayant préjugé ne suffit pas selon les requérants qui prétendent que l’organe tout entier, quelle que soit sa composition, est partial. Cette impartialité structurelle recouvre deux hypothèses, l’une et l’autre suggérées, sans être toujours formellement identifiées dans les décisions. Appliquée parcimonieusement par le Conseil d’État14 et plus récemment par le Conseil constitutionnel15, l’impartialité structurelle réceptionnée de la jurisprudence européenne sanctionne une confusion des fonctions administratives et contentieuses d’un organe. Plus classiquement, l’impartialité structurelle peut aussi résulter d’un préjugé ou d’un parti pris partagé par l’ensemble des membres d’une juridiction.

Sourd au raisonnement des requérants pour qui, en apparence, l’arrêt rendu par une formation de jugement du Conseil d’État ou la décision à laquelle a pris part son vice-président constitue, dans les circonstances en question, un préjugé de la juridiction tout entière, le Conseil d’État se borne à un examen de l’impartialité des membres de la formation de jugement. Son refus catégorique d’envisager l’impartialité sous l’angle structurel est volontiers fustigé alors pourtant que dans ces affaires, lorsque l’on tente de les identifier, les raisons de croire que le Conseil d’État juge le Conseil d’État apparaissent rapidement comme relevant de simples impressions. Or, le principe d’impartialité s’attache à préserver les apparences en permettant la sanction d’un doute, à condition qu’il repose sur des éléments tangibles. La position ferme du Conseil d’État permet d’empêcher le glissement vers une appréciation abstraite de l’impartialité en écartant à la fois la dénaturation de l’impartialité structurelle (I) et la dénaturation du principe d’impartialité lui-même (II) auxquelles risquent d’aboutir les arguments des requérants.

I – Le risque de dénaturation de l’impartialité structurelle écarté par le Conseil d’État

Le Conseil d’État refuse d’assimiler une décision liée à la gestion du corps des magistrats administratifs, à l’élaboration de laquelle son vice-président a pris part, ou l’interprétation d’une loi ou du droit de l’Union européenne par l’une de ses formations de jugement, à une position définitivement arrêtée par l’ensemble du Conseil d’État, susceptible de le disqualifier ensuite en tant que juge. Ces cas ne correspondent pas aux deux seules hypothèses admises jusqu’ici par le Conseil d’État pour démontrer une partialité structurelle. Ainsi, comme pour toute autre juridiction, la partialité du Conseil d’État est subordonnée soit à l’existence d’une confusion de ses fonctions (A) soit à l’existence d’un préjugé commun à tous ses membres (B).

A – La partialité du Conseil d’État subordonnée à l’existence d’une confusion de ses fonctions

Au sens de la décision Labor Métal, l’impartialité structurelle consiste à dépasser l’examen individuel de l’impartialité parce qu’une circonstance autorise à considérer qu’il est trop difficile pour le justiciable de distinguer les membres de l’organe de l’organe lui-même, si bien qu’en apparence, derrière la décision d’un ou plusieurs membres, il peut légitimement voir celle de l’organe qui devient juge et partie s’il doit ensuite apprécier cette décision. Ainsi, le rapport public de la Cour des comptes est élaboré selon une procédure qui a pour but d’en faire le rapport de l’institution, de sorte que les irrégularités qu’il relève deviennent un préjugement de la Cour16. De même, en confiant au Conseil d’État la compétence d’autoriser l’administration à édicter une mesure d’assignation à résidence en dehors de tout contexte litigieux, le législateur lui a attribué le rôle d’un administrateur tout en le soumettant à la procédure de référé, créant une intrication de fonctions qui fait apparaître l’autorisation donnée par un membre du Conseil d’État comme une décision du Conseil d’État, contestable devant lui17. Le cumul de fonctions, compatible avec l’impartialité lorsque la composition de l’organe change, devient une confusion des fonctions qui méconnaît l’impartialité structurelle, dès lors que la position initiale ne peut être envisagée que comme celle de l’organe lui-même.

Mécaniquement, les conditions d’application de l’impartialité structurelle peuvent sembler réunies lorsque le Conseil d’État juge une décision édictée par ou avec la collaboration de son vice-président. En qualité de chef du Conseil d’État, toutes missions confondues, le vice-président, qui cumule lui-même des fonctions de gestionnaire des membres des juridictions administratives et des fonctions juridictionnelles, peut être considéré comme le représentant de cet organe. Une décision relative à la carrière ou à la déontologie des magistrats administratifs, édictée par le vice-président, directement ou en tant que président du Conseil supérieur des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel (CSTACAA), pourrait donc être vue comme celle du Conseil d’État alors que ce même organe est compétent pour juger la légalité de cette décision. Une telle démonstration fait cependant entrer de force la situation analysée dans le champ de l’impartialité structurelle dès lors que, de la position du vice-président, ne découle aucun amalgame quant au rôle du Conseil d’État, encore moins pour des requérants qui sont des juges administratifs. Il n’existe tout simplement pas de confusion possible entre le Conseil d’État juge d’une décision prise ou préparée par le vice-président et le Conseil d’État gestionnaire des juges administratifs par l’intermédiaire du vice-président. Au regard de leurs conditions d’adoption, les actes relatifs à la carrière18 ou à la déontologie des magistrats administratifs19 ne sont pas présentés comme et ne peuvent passer pour des décisions du Conseil d’État du seul fait de la participation du vice-président. Il faut échafauder un raisonnement alambiqué, incompatible avec la logique présidant à l’impartialité structurelle fondée sur l’apparence, pour considérer que les décrets portant inscription au tableau d’avancement et nomination, pris sur proposition ou avis du CSTACAA, ou que la charte de déontologie établie par le vice-président du Conseil d’État après avis du collège de déontologie, sont la position du Conseil d’État.

Reconnaître un manquement à l’impartialité structurelle au sens de Labor Métal serait tout aussi artificiel dans les affaires Dion, Lactalis et Kermadec. Il faudrait considérer que lorsque le Conseil d’État a donné une interprétation de la loi ou du droit de l’Union dans une précédente décision, cette position étant celle de l’organe tout entier, il a préjugé la question du bien-fondé du renvoi d’une QPC relative à la disposition en cause ou de la responsabilité du fait de la violation du droit de l’Union par cette précédente décision. Cette transposition de l’impartialité structurelle à la fonction juridictionnelle exercée une première fois pour répondre à une question de droit puis une deuxième fois pour réexaminer cette position, serait insensée. L’arrêt d’une formation de jugement doit naturellement apparaître comme la décision de la juridiction tout entière, l’unité de la justice en dépend. Mais le propre de la mission d’une juridiction est de répondre plusieurs fois à une question de droit identique ou de trancher un même litige qu’auparavant en suivant ou non les solutions rendues antérieurement, en fonction des moyens et arguments exposés par les parties. Si une juridiction statuant plusieurs fois sur la même affaire rend une solution différente, elle aura simplement fait évoluer sa jurisprudence ; elle se sera déjugée, pourrait-on dire, ce que bien entendu, les mêmes juges, et seulement eux, ne seraient pas en mesure de faire. Ainsi, l’impartialité structurelle d’une juridiction suppose une situation de confusion de fonctions juridictionnelles et non juridictionnelles, précisément parce que l’exercice des premières peut empêcher l’organe d’apparaître ensuite comme un tiers dans l’affaire à juger.

En somme, la jurisprudence analysée ne relève pas de l’impartialité structurelle au sens de la décision Labor Métal sauf à détourner cette notion, puisqu’en réalité les problèmes soulevés ne concernent pas le Conseil d’État en tant qu’organe. Sous l’angle de l’impartialité structurelle entendue comme le fait pour tous les membres d’une juridiction de nourrir un préjugé, la partialité du Conseil d’État ne peut davantage être reconnue.

B – La partialité du Conseil d’État subordonnée à un préjugé commun à tous ses membres

Le Conseil d’État serait structurellement partial si venait à peser sur tous ses membres ou sur la plupart d’entre eux un soupçon de partialité. Les affaires étudiées conduisent dès lors à se demander s’il existe une raison de douter de l’impartialité des membres du Conseil d’État qui jugent une décision émanant directement ou indirectement du chef de la juridiction ou qui tranchent une question relative à l’interprétation de la constitutionnalité d’une loi ou à la violation du droit de l’Union européenne, sur laquelle la juridiction a déjà eu à se prononcer. En dehors des juges mêmes qui ont pris part à la décision ou au précédent jugement, le Conseil d’État ne voit pas dans ces situations de risque de préjugé collectif. Une solution contraire nécessiterait de retenir une conception excessivement abstraite du préjugé qui ne correspond pas au droit positif, mais que les requérants cherchent à faire admettre lorsqu’il s’agit d’appréhender l’impartialité de tous les membres d’un même organe. Ce faisant ils utilisent de manière détournée l’impartialité structurelle résultant simplement de l’existence d’un préjugé de chacun des membres de l’organe.

Concernant les décisions liées à la carrière et à la déontologie des juges administratifs, reconnaître un préjugé commun aux membres du Conseil d’État supposerait de considérer qu’aucun d’eux n’oserait remettre en cause une décision émanant du vice-président ou à laquelle il a pris part, en raison de son autorité et de ses prérogatives dans la gestion du corps. Les juges du Conseil d’État seraient sous la subordination, au moins de fait, du vice-président, et se trouveraient ainsi tous en situation de conflit d’intérêts pour juger une de ses décisions. Ces moyens sont rejetés lapidairement par le Conseil d’État qui s’en tient à vérifier que ceux de ses membres qui ont pris part à la décision contestée ne participent pas au jugement. Malgré le manque apparent de justification de cette solution, force est de constater qu’il n’est pas possible d’en rendre une autre. S’il existe une hiérarchie judiciaire au sein du corps des membres du Conseil d’État, toute idée d’obéissance hiérarchique est évidemment exclue. Pour aller dans le sens des requérants, il faudrait donc soutenir que les membres du Conseil d’État se sentent en tant que juges soumis au vice-président. Un excès de cynisme pourrait aussi conduire à penser que le vice-président de son côté est en mesure d’utiliser ses prérogatives de supérieur du corps en rétorsion contre les membres d’une formation de jugement qui aurait annulé un acte auquel il a pris part et qu’en tout état de cause sa position au sein de l’organe lui permet d’imposer ses opinions en toutes circonstances. Cependant, tous ces arguments se fondent sur un sentiment supposément ressenti par les juges sans reposer sur un quelconque élément concret de nature à justifier objectivement l’existence d’un préjugé. Considérer l’impartialité de l’organe ne justifie en rien d’adopter cette vision chimérique du préjugé.

Quant aux décisions Dion, Lactalis et Kermadec, le préjugé commun serait à trouver dans le fait que les membres du Conseil d’État auraient un intérêt à l’affaire dans la mesure où elle concerne la juridiction à laquelle ils appartiennent. Les membres se sentiraient liés par l’interprétation d’une loi ou du droit de l’Union donnée antérieurement par la juridiction parce que, en allant à l’encontre de ce précédent jugement, ils auraient l’impression de donner à voir une juridiction qui fait l’aveu au Conseil constitutionnel ou à la Cour de justice de l’Union européenne d’avoir commis une erreur ou bien encore parce qu’ils redouteraient de s’exposer au risque d’être contredits par ces juges. À supposer même que certaines questions à juger, telles que celles qui prennent place dans le contexte d’une opposition ou d’une concurrence entre juges, soient de nature à réveiller une forme d’esprit de corps dans le cadre des fonctions juridictionnelles, il s’agirait de faire dépendre la preuve d’une partialité de ces considérations d’ordre sociologique, dont résulterait une définition subjective et par suite contingente de l’impartialité structurelle. De nouveau, ce prétendu préjugé commun à tous les membres n’est étayé par aucun élément objectif propre à prouver un manquement à l’impartialité.

Par des moyens de prime abord incisifs opposés par les requérants, une utilisation inadéquate de l’impartialité structurelle est faite et a pour effet de dénaturer le principe d’impartialité lui-même, risque que le Conseil d’État écarte par sa jurisprudence inflexible.

II – Le risque de dénaturation du principe d’impartialité écarté par le Conseil d’État

Les requérants des arrêts analysés revendiquent une appréciation extensive de l’impartialité qui, en dépit d’une argumentation habilement placée sous l’angle de l’accusation grave de partialité structurelle, voile à peine l’incrimination portée contre l’exercice de ses fonctions juridictionnelles par le Conseil d’État. Lorsque celui-ci statue sur ces affaires, il répond certes à la question de sa propre impartialité formellement posée, mais défend en réalité moins sa propre impartialité que celle du juge administratif et de la justice administrative face à ces tentatives de renversement de la présomption d’impartialité (A) et ces amalgames entre impartialité et indépendance (B).

A – La réaffirmation de la présomption d’impartialité du juge administratif

Dès lors que l’impartialité structurelle n’est pas en cause, des moyens des requérants, il ne reste que la question de l’impartialité des juges en raison de leur appartenance au Conseil d’État. Faire de cette circonstance une raison de suspecter l’impartialité conduit à revenir sur ce qui semblait acquis comme n’étant pas susceptible de prouver un manquement au principe d’impartialité, au risque de renverser la présomption d’impartialité subjective et, partant, de mettre en doute la légitimité du juge fondée sur son aptitude à garder une indépendance d’esprit lorsqu’il doit trancher un litige.

Un simple lien, tel que l’appartenance à un groupe, pas plus que le fait d’être influencé ne suffisent à prouver un préjugé, à moins qu’un élément précis permette d’établir que ce lien ou cette influence biaise la décision du juge. Ces propositions ont conduit à forger progressivement les contours du principe juridique d’impartialité. Pourtant, les requêtes étudiées les remettent en cause, puisqu’elles suggèrent que le fait d’accorder une crédibilité particulière à une décision à laquelle a collaboré le vice-président ou aux solutions précédentes sont des motifs de doute de l’impartialité des membres du Conseil d’État. Autrement dit, les membres du Conseil d’État ne seraient pas à même de faire la part des choses : alors qu’ils devraient se fier au point de vue du vice-président dans la mesure de son expérience et de son rôle dans la juridiction pour attribuer à cette donnée du litige le poids qui lui revient, ils se soumettraient automatiquement à ses décisions ; au lieu de considérer le positionnement du Conseil d’État par rapport à d’autres juridictions suprêmes comme l’un des effets de leurs solutions, ils en feraient un élément déterminant le sens de leurs arrêts. Cette manière de voir jette un discrédit sur la faculté de juger des membres du Conseil d’État.

Une vision corporatiste du Conseil d’État se trouve dès lors dénoncée par les requêtes comme étant facteur de partialité. Or, l’esprit de corps est précisément ce qui permet aux membres du Conseil d’État, comme à ceux des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel, de s’identifier comme faisant partie d’un organe qui juge, de développer une culture d’impartialité. Un lien de solidarité en découle et conduira ses membres à protéger le corps des critiques dont il peut faire l’objet. Mais déduire de ce lien un comportement conformiste dans la fonction juridictionnelle au détriment d’une solution juridiquement fondée revient à renverser la présomption d’impartialité. Les arrêts étudiés témoignent certainement d’un réflexe de protection de la part du Conseil d’État dans la mesure où il entend répondre lui-même, au moins dans un premier temps, à la question de sa propre impartialité. Ce réflexe est légitime, car il est question de remettre en cause l’aptitude de ses membres à endosser les habits du juge, et l’a simplement contraint à rappeler les principes fondamentaux en matière d’appréciation de l’impartialité, tels que la règle générale du droit selon laquelle un membre d’une juridiction ne peut participer à un jugement relatif à une décision administrative ou juridictionnelle dont il est l’auteur ou à l’élaboration de laquelle il a pris part20, ainsi que l’indépendance des membres du Conseil d’État par rapport au vice-président, chef du corps. Sur ce dernier point, le Conseil d’État a étoffé sa justification et oppose désormais les garanties légales d’indépendance des juges administratifs vis-à-vis du vice-président21. Le caractère déclaratif des dispositions du Code de justice administrative auxquelles il renvoie peut faire douter de leur aptitude à constituer de telles garanties d’indépendance. Au contraire, elles en rendent parfaitement compte, par exemple, en organisant une délibération collégiale des décisions relatives à la carrière par le biais du CSTACAA, et, plus généralement, en exprimant l’existence d’une présomption d’impartialité.

Il est donc réclamé une preuve de l’impartialité du Conseil d’État et l’incapacité à l’apporter devient elle-même source de doutes sur son impartialité. Ce renversement de la présomption montre alors ses limites et s’apparente à un procès d’intention fait au Conseil d’État. D’une solution dans un sens donnée est tirée une preuve de partialité du juge. Tous les excès d’une tyrannie de l’apparence refont ici surface. Les doutes exprimés à travers les arrêts examinés révèlent probablement un malaise quant au rôle du Conseil d’État dans l’organisation des juridictions administratives, mais en confondant impartialité et indépendance, deux principes dont le Conseil d’État réaffirme la distinction.

B – La réaffirmation d’une distinction entre impartialité et indépendance

Dans les affaires concernant les actes liés à la gestion du corps des magistrats administratifs, une défiance des juges administratifs à l’encontre du Conseil d’État semble être exprimée à travers le moyen récurent tiré de l’absence d’indépendance du corps par rapport à la juridiction suprême. Le raisonnement tenu se fonde sur la conséquence de la prétendue subordination des membres du Conseil d’État au vice-président. Le fait que le Conseil d’État puisse juger des décisions auxquelles a pris part le vice-président et relatives à la carrière des magistrats administratifs crée une subordination de ces magistrats au chef des juridictions administratives, voire au Conseil d’État. Une variante consiste à faire valoir que la composition du CSTACAA méconnaît l’indépendance des magistrats administratifs en raison de la présence en son sein de membres du Conseil d’État alors que son vice-président gère le corps des magistrats administratifs22. En filigrane de l’argumentation des magistrats administratifs requérants émerge implicitement mais nécessairement un dénigrement de l’aptitude du Conseil d’État à préserver l’indépendance du corps des ingérences du pouvoir politique, du fait qu’il manque lui-même d’indépendance23. En effet, la gestion du corps des magistrats administratifs par le Conseil d’État trouve sa raison d’être dans la protection de leur indépendance organique. S’il est nécessaire selon les requérants d’organiser l’indépendance des magistrats par rapport au Conseil d’État, c’est bien qu’ils redoutent que ce dernier ne le soit pas lui-même.

Cependant, la voie détournée de l’absence d’impartialité du Conseil d’État pour contester l’indépendance organique des magistrats administratifs n’est pas opportune car elle provoque une confusion entre les deux principes d’impartialité et d’indépendance. Les requérants partent du défaut d’impartialité du Conseil d’État pour suggérer un défaut d’indépendance de ce juge ainsi que, par conséquent, des magistrats administratifs. Or, si l’absence d’indépendance produit un risque de partialité, la partialité ne suppose pas nécessairement une absence d’indépendance. Les requérants se bornent à établir un lien qui n’existe pas entre l’absence d’impartialité du Conseil d’État et l’absence d’indépendance des magistrats des TA et CAA, sans énoncer la raison pour laquelle il convient d’assurer l’indépendance des magistrats par rapport au Conseil d’État. Ce défaut dans le raisonnement des requérants permet au Conseil d’État d’éluder le problème de l’indépendance organique de ses membres, au moins de son vice-président, pour se contenter de rétablir la distinction entre les deux principes et de répondre séparément sur l’un et l’autre. S’agissant de l’indépendance des magistrats administratifs, le Conseil d’État rappelle naturellement que cette exigence est justement la raison d’être de la gestion du corps par le Conseil d’État et le CSTACAA.

Utiliser l’impartialité pour dénoncer le manque d’indépendance aboutit à une impasse en présentant le risque de remettre en question le rôle du CSTACAA alors que cette instance collégiale qui propose ou donne son avis sur la quasi-totalité des décisions relatives à la carrière des magistrats est essentielle pour la garantie d’indépendance. Cette organisation de la justice administrative, qui place le Conseil d’État en gestionnaire des juges administratifs et justifie la présence de certains de ses membres au CSTACAA, le Conseil d’État ne peut que la défendre dans les décisions analysées et écarter, par conséquent, les arguments des requérants. La stratégie des requérants est cependant compréhensible, la contestation de l’indépendance de certains membres du Conseil d’État étant plus délicate et plus grave que l’invocation d’un simple manque d’impartialité, même structurelle. Toutefois, cette confusion entre l’indépendance fonctionnelle – l’impartialité – et l’indépendance organique facilite faussement leur démonstration. L’utilisation déviée qu’ils font de l’impartialité pour contester l’indépendance du Conseil d’État engendre elle-même la transformation d’une garantie d’indépendance organique – la gestion par le CSTACAA – en obstacle à l’indépendance d’esprit – autrement dit l’impartialité –, ce qui apparaît comme un comble.

Finalement, les requêtes aboutissent à discréditer le Conseil d’État à la fois dans son rôle de juge et de dépositaire de l’indépendance des juges administratifs par rapport au pouvoir politique, sans pointer du doigt la raison qui pourrait faire douter de sa légitimité : l’influence de l’exécutif sur le vice-président du Conseil d’État et les membres du CSTACAA par le biais des nominations. Ce problème est sérieux, mais il est vrai malheureusement qu’il est difficile d’envisager la bonne manière d’exploiter cette voie. La signification restrictive que semblent adopter le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel et la Cour EDH de l’indépendance a déjà permis d’évacuer la question à propos de la dualité fonctionnelle du Conseil d’État pour laquelle la question de l’influence de l’exécutif est reléguée à un éventuel défaut d’impartialité.

Notes de bas de pages

  • 1.
    P. Martens, « La tyrannie de l’apparence », obs. ss CEDH, 22 févr. 1996, n° 17358/90, Bulut c/ Autriche : RTDH 1996, p. 640.
  • 2.
    V. not. J.-L. Autin et F. Sudre, « La dualité fonctionnelle du Conseil d’État en question devant la Cour européenne des droits de l’Homme. À propos de l’arrêt Procola c/ Luxembourg du 28 septembre 1995 », RFDA 1996, p. 777.
  • 3.
    CEDH, 9 nov. 2006, n° 65411/01, Sacilor Lormines c/ France – CEDH, 30 juin 2009, n° 39699/03, UFC Que Choisir Côte-d’Or c/ France.
  • 4.
    V. par ex., CE, 31 juill. 2019, n° 431482, inédit (contestation de l’impartialité du Conseil d’État, juge de l’élection des représentants au Parlement européen, dès lors que l’un de ses membres préside la commission nationale de recensement général des votes) – CE, 19 juill. 2022, n° 461155, inédit (mise en cause de l’impartialité du Conseil d’État, juge de la légalité du décret créant la cour administrative d’appel de Toulouse, son secrétariat général ayant conduit la procédure de sélection du site de la nouvelle Cour).
  • 5.
    V. par ex., O. Le Bot, « Le Conseil d’État peut-il être juge et partie ? », Constitutions 2017, p. 588, note ss Cons. const., QPC, 20 oct. 2017, n° 2017-666, M. Jean-Marc L. ; A. Jacquemet-Gauché, « Le Conseil d’État peut-il être juge et partie ? », AJDA 2020, p. 2579, note ss CE, 9 oct. 2020, n° 414423, Sté Lactalis ; M. Touzeil-Divina, « Le Conseil d’État juge, malgré les apparences, que le Conseil d’État est impartial », JCP A 2023, act. 213 et S. Tabani, « La question de l’indépendance et de l’impartialité du vice-président du Conseil d’État au regard du cumul de ses fonctions : quand les apparences peuvent être trompeuses », JCP G 2023, act. 783, notes ss CE, 10 mars 2023, n° 464355, Lebon T.
  • 6.
    CE, 12 sept. 2011, n° 347444, M. et Mme Dion : Lebon T., p. 1112.
  • 7.
    CE, 1er avr. 2022, n° 443882, Sté Kermadec : Lebon, p. 63 – CE, 9 oct. 2020, n° 414423.
  • 8.
    À vrai dire, essentiellement deux requérants d’habitude.
  • 9.
    CE, 25 mars 2020, n° 411070, M. Le Gars : Lebon, p. 126 (Conseil d’État jugeant la légalité de dispositions de la charte de déontologie des membres de la juridiction administrative établie par son vice-président) – CE, 26 mai 2010, n° 309503, M. Marc-Antoine : Lebon T., p. 834– CE, 21 févr. 2014, n° 359716, M. Marc-Antoine : Lebon T, p. 835– CE, 18 déc. 2014, n° 368069, M. Marc-Antoine, inédit – CE, 27 déc. 2022, n° 455883, M. Mandras, inédit (Conseil d’État jugeant d’actes relatifs à la carrière des juges administratifs, émanant du vice-président ou pris sur proposition du Conseil supérieur des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel, présidé par le vice-président). Le secrétaire général du Conseil d’État, placé sous l’autorité du vice-président, est parfois visé également (par ex., CE, 16 juin 2004, n° 246883, M. Marc-Antoine et Mme Lacau : Lebon T., p. 832).
  • 10.
    CE, 10 mars 2023, n° 468104, M. Mandras, inédit.
  • 11.
    CE, sect., 3 mai 1957, Nemegyei : Lebon, p. 279.
  • 12.
    Ce que rappelle, par ex., la décision Marc-Antoine du 26 mai 2010 (CE, 26 mai 2010, n° 309503 : Lebon T., p. 834).
  • 13.
    La doctrine imagine aisément, par ex., un renvoi à la Cour de cassation (A. Jacquemet-Gauché, « Le Conseil d’État peut-il être juge et partie ? », AJDA 2020, p. 2579) ou à une instance mixte (J. Grangeon, « La responsabilité de l’État du fait du juge suprême », RTD eur. 2023, p. 51, note ss CE, 1er avr. 2022, n° 443882, Sté Kermadec).
  • 14.
    CE, ass., 23 févr. 2000, n° 195715, Sté Labor Métal : Lebon, p. 83.
  • 15.
    Cons. const., QPC, 16 mars 2017, n° 2017-624, M. Sofiyan I.
  • 16.
    CE, ass., 23 févr. 2000, n° 195715, Sté Labor Métal.
  • 17.
    Cons. const., QPC, 16 mars 2017, n° 2017-624, M. Sofiyan I.
  • 18.
    CJA, art. L. 232-1.
  • 19.
    CJA, art. L. 131-4.
  • 20.
    CE, sect., 2 mars 1973, n° 84740, Delle Arbousset.
  • 21.
    CE, 10 mars 2023, nos 468104 et n° 464355, qui reprennent la formule Cons. const., QPC, 20 oct. 2017, n° 2017-666).
  • 22.
    CE, 26 mai 2010, n° 309503, M. Marc-Antoine. – V. également, du même requérant, CE, 21 févr. 2014, n° 359716 et CE, 18 déc. 2014, n° 368069 (QPC sur la composition du CSTACAA fondée sur le même moyen).
  • 23.
    V. par ex., dans les deux arrêts de 2014, le moyen tiré de l’atteinte à la séparation des pouvoirs. Du reste, ce malaise est connu (v., par ex., E. Laforêt, « Les magistrats administratifs tirent le signal d’alarme », AJDA 2021, p. 2481).
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