Les limites posées par les juridictions administratives face aux risques de la dématérialisation à outrance
Actuellement, pratiquement toutes les démarches des usagers peuvent être faites en ligne, voire passent obligatoirement par internet. Si cette dématérialisation présente des avantages indéniables (gain de temps, absence de déplacement, flexibilité), il n’en demeure pas moins que certains usagers, plus vulnérables en raison de leur âge, de leur handicap ou de leur incompréhension de la langue française par exemple, peuvent se retrouver en difficulté pour accéder à leurs droits. Ces situations, dénoncées notamment par la Défenseure des droits, ont été prises en compte par la juridiction administrative.
Bien entendu, il semblerait saugrenu aujourd’hui de revenir sur le principe même de la dématérialisation des démarches pour l’accès aux droits des usagers. En effet, ce monde du « tout numérique » présente bon nombre de points positifs : l’usager n’est plus tenu d’attendre au guichet, peut réaliser ses démarches quand bon lui semble… tandis que les services destinés au public gagnent également en productivité et réalisent souvent des économies de personnels. Des intérêts environnementaux sont aussi mis en avant : moins d’émissions de papiers, allant parfois jusqu’au « zéro papier » préservant ainsi les arbres servant à lutter contre le réchauffement climatique, cercle vertueux pour la planète bleue… Et pourtant, cette numérisation des supports papiers génère également des inconvénients : certains usagers se retrouvant « au bord de la route » face à la déferlante du numérique (I). Saisie de ces difficultés, la juridiction administrative a décidé de mettre le holà : la dématérialisation ne doit pas être la seule voie d’accès aux droits pour les usagers (II).
I – Les risques générés par le « tout dématérialisé »
Au début de son premier mandat, le président Emmanuel Macron prônait la dématérialisation de l’ensemble des procédures administratives dans un objectif de simplification et d’accélération du traitement des dossiers. Cette e-administration ne présente pourtant pas que des avantages. En effet, la Défenseure des droits, dans son rapport intitulé « Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ? » en date de février 20221, faisant suite à l’alerte donnée par le précédent rapport concernant les inégalités générées par la dématérialisation face aux services publics2, évoque les affres de l’ère du tout numérique. Ainsi, Madame Claire Hédon souligne que dix millions d’usagers « subiraient » la dématérialisation. Ce constat vient directement du « terrain » puisque ce sont les délégués territoriaux de la Défenseure des droits qui ont fait remonter la problématique. Bien entendu, ce sont les personnes vulnérables qui sont les plus touchées : personnes âgées, personnes en situation de handicap, majeurs protégés, personnes de nationalité étrangère… Ces dernières éprouveraient des difficultés d’accès à leurs droits, voire iraient jusqu’à renoncer à faire valoir leurs droits du fait de l’absence d’équipement au numérique ou d’un réseau internet, de l’incompréhension face aux écrans ou de l’inadaptation de certains sites aux handicaps notamment visuel.
Profitant de la fracture numérique, certains organismes privés, relais des anciens écrivains publics, ont alors décidé de proposer leurs services moyennant rémunération : c’est le cas pour les démarches concernant les cartes grises, entièrement dématérialisées, où les sites payants (changer-sa-carte-grise.fr ; cartegrise.com…), plus ou moins sérieux, se sont multipliés alors que le service de l’Agence nationale des titres sécurisés (ANTS) est gratuit3. Cette marchandisation se retrouve également en matière de prestations sociales où certains sites proposent à l’usager de lister les prestations auxquelles il a droit, d’effectuer les démarches à sa place tout en prenant une commission fixe ou variable sachant que le gouvernement a pourtant développé un simulateur gratuit concernant les prestations sociales auxquelles l’usager peut avoir droit (mesdroitssociaux.gouv.fr) même s’il est perfectible (absence de recensement de l’ensemble des prestations). La question de la légalité des intermédiaires privés a été soulevée au regard de l’article L. 554-2 du Code de la sécurité sociale punissant d’une peine d’amende « tout intermédiaire convaincu d’avoir offert ou fait offrir ses services moyennant émoluments convenus d’avance, à un allocataire en vue de lui faire obtenir des prestations qui peuvent lui être dues »4 sans oublier le risque de détournement des données personnelles fournies par les clients. Alors comment faire pour endiguer ce phénomène d’ubérisation des services publics5 ? En réalité, des moyens sont déjà mis à disposition pour aider à accéder et à maîtriser le numérique. Les collectivités territoriales, en particulier les centres communaux d’action sociale, forment des personnels pour accompagner le public aux nouveaux usages et certaines n’hésitent pas à mettre en place des expérimentations locales telles que les coordinations territoriales de l’inclusion numérique6. La mise en place du réseau France services, service public de proximité qui regroupe divers acteurs tels que Pôle emploi, la CAF, aurait également dû contribuer à garantir l’accès de tous au numérique sachant que certains départements les gèrent via des bus permettant de sillonner le territoire (ex : le département du Nord). Pourtant, force est de constater que cela n’est pas suffisant. De nombreux usagers, la plupart isolés, n’ont tout simplement pas connaissance des dispositifs d’accompagnement existants ou ne sont pas assez autonomes pour se déplacer. Par ailleurs, l’accompagnement des usagers à la constitution de dossiers de demandes de prestations sociales pose aussi la problématique de la responsabilité en cas d’informations erronées aboutissant à des indus à rembourser. La Défenseure des droits, qui rappelle que c’est au service public de s’adapter à l’usager et non l’inverse, préconise de ne pas faire du numérique la voie exclusive d’accès aux services publics mais de préserver divers canaux (téléphone, courrier, guichet…) ou encore de multiplier les actions d’« aller-vers » en installant par exemple des bornes internet dans des lieux ordinaires comme des bibliothèques. Face à l’ensemble des critiques, le gouvernement a mis en place le pass numérique, consistant en la tenue d’ateliers pour se former au numérique, et a assuré garantir une solution universelle de l’accessibilité téléphonique d’ici 2024. En attendant, la juridiction administrative n’a pas été insensible aux difficultés posées par le numérique.
II – La juridiction administrative au secours des usagers
C’est l’initiative d’un collectif d’associations, dont La Cimade, la Ligue des droits de l’Homme et le syndicat des avocats de France, face aux difficultés éprouvées par les personnes de nationalité étrangère dans leurs démarches de titres de séjour qui semble-t-il sonne le glas de la dématérialisation à outrance. En effet, ce collectif a décidé de saisir pas moins de 23 tribunaux administratifs en raison de l’exclusivité de la dématérialisation mise en place dans certaines préfectures. Ainsi, devant le tribunal administratif de Strasbourg7, ce sont les prises de rendez-vous et pré-demandes ne pouvant être effectuées qu’en ligne de la préfecture du Bas-Rhin qui sont contestées. La juridiction administrative a donné gain de cause au collectif d’associations et en a profité pour rappeler que si pour le dépôt des demandes le téléservice peut être la règle et dans ce cas aboutir à une saisine par la seule voie électronique8, il existe des exceptions dont fait partie la demande de titre de séjour en raison de l’obligation de comparution personnelle du demandeur9. Les magistrats ajoutent que le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile10 (CESEDA) prévoit un accueil et un accompagnement des personnes étrangères pour les démarches relatives à leur demande de titre de séjour, obligation non respectée. Plus prudent, le tribunal administratif de Versailles, face à une configuration identique imposée par les préfectures des Yvelines et de l’Essonne, a préféré saisir le Conseil d’État11. Les conseillers du Palais-Royal ont d’abord validé le fait que le pouvoir réglementaire pouvait instaurer l’obligation de passer par un téléservice pour l’accomplissement de démarches administratives (un décret12 et deux arrêtés13 en date de 2021 imposant la dématérialisation pour le dépôt de titres de séjour étaient visés par ce grief) mais ont précisé que cela devait se faire en garantissant l’effectivité des droits des usagers ce qui impose de tenir compte de la complexité de la démarche et du public concerné eu égard à sa vulnérabilité. Or, concernant la demande de titres de séjour, le Conseil d’État rappelle qu’il convient d’organiser un accompagnement spécifique des usagers conformément à l’article R. 431-2 du CESEDA. En outre, la haute juridiction administrative ajoute qu’il est indispensable de prévoir une solution de substitution à la dématérialisation14 pour certaines démarches complexes et sensibles devant être effectuées par un public vulnérable, rejoignant finalement les réclamations de la Défenseure des droits concernant la multiplicité des canaux d’accès aux droits. En attendant que des solutions à l’échelle nationale émergent, la préfecture de Seine-Saint-Denis, concernée par les recours du collectif d’associations, a décidé de mettre en place une application pour la prise de rendez-vous, mesure jugée néanmoins insuffisante par le collectif d’associations15. Avec une telle position des juges administratifs, il n’est pas certain que les économies réalisées avec le numérique soient pérennes si les anciennes méthodes d’accès aux droits pour les usagers doivent être de nouveau déployées. Mais cette critique de la dématérialisation à outrance a au moins le mérite de laisser penser que la machine ne remplacera jamais l’humain.
Notes de bas de pages
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1.
Déf. droits, Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, Rapport 2022. V. aussi L. Fernandez Rodriguez, « La Défenseure des droits regrette “l’éloignement des services publics dû à la dématérialisation” », La Gazette des communes, 16 févr. 2022.
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2.
Déf. droits, Dématérialisation et inégalité d’accès aux services publics, Rapport 2019.
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3.
I. Jarjaille, « Cartes grises : face à la fermeture des guichets de préfecture, l’usager devient un client comme les autres », La Gazette des communes, 17 févr. 2022.
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4.
L. Fernandez Rodriguez, « Marchandisation des services publics : aux frontières de la légalité ? », La Gazette des communes, 3 févr. 2022.
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5.
Sur ce thème, v. A. Niemiec, « Services publics et ubérisation du lien social : une évolution risquée pour les usagers », LPA 4 déc. 2018, n° LPA140x3.
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6.
I. Raynaud et L. Fernandez Rodriguez, « Dématérialisation : le téléphone et les France Services en soutien », La Gazette des communes, 22 avr. 2022.
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7.
TA Strasbourg, 28 févr. 2022, n° 2104547, 335-01-02-01 C+.
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8.
CRPA, art. L. 112-8 et s.
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9.
D. n° 2015-1423, 5 nov. 2015, relatif aux exceptions à l’application du droit des usagers de saisir l’administration par voie électronique : JO n° 0258, 6 nov. 2015.
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10.
CESEDA, art. R. 431-2.
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11.
CE, 3 juin 2022, nos 461694, 461695 et 461922.
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12.
D. n° 2021-313, 24 mars 2021, relatif à la mise en place d’un téléservice pour le dépôt des demandes de titres de séjour : JO n° 0072, 25 mars 2021.
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13.
A., 27 avr. 2021, pris en application de l’article R. 431-2 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile relatif aux titres de séjour dont la demande s’effectue au moyen d’un téléservice : JO n° 0102, 30 avr. 2021 – A., 19 mai 2021, modifiant l’arrêté du 27 avril 2021 pris en application de l’article R. 431-2 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile relatif aux titres de séjour dont la demande s’effectue au moyen d’un téléservice : JO n° 0118, 22 mai 2021.
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14.
La Cour européenne des droits de l’Homme a rendu quelques jours plus tard une décision allant dans le même sens : CEDH, 9 juin 2022, n° 15567/20, Xavier Lucas c/ France.
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15.
M. Nahmias, « Dématérialisation des demandes de titre de séjour : six associations “exigent” des alternatives », ASH, act., 25 juill. 2022.
Référence : AJU005z7