Liberté de manifester : une répression kafkaïenne

Publié le 29/03/2023

De la Ligue des droits de l’homme à la Défenseure des droits, en passant par le barreau de Paris, nombreuses sont les institutions qui s’inquiètent de la manière dont est géré en France le maintien de l’ordre lors des manifestations. Pierre-Eugène Burghardt, avocat au barreau de Paris, dénonce un mauvais scénario à la Kafka et juge urgent de renforcer les règles du Code de procédure pénale pour mieux protéger la liberté de manifester. 

Liberté de manifester : une répression kafkaïenne
Photo : ©AdobeStock/Vic Joly

« Monsieur K, vous n’avez pas concouru à l’enquête afin de dissiper votre culpabilité. Vos multiples refus n’ont pas permis d’écarter les circonstances de votre participation aux faits qui vous sont reprochés » lança le procureur juché sur son petit bureau à la gauche du Tribunal.

Monsieur K avait été interpellé à Paris sur la foi d’un arrêté d’interdiction de manifestation dont personne n’avait connaissance. Pouvait-on manifester place de la République ? Place de la Concorde ? Place de la Nation ? Nul ne le savait. Les policiers n’avaient pas vu ce document, mais ils savaient que la manifestation était interdite. Comment le Ministère et son Javert de Préfet de police de Paris pouvaient-ils avoir tort ? Inaccessible aux citoyens, on l’avait en effet apposé sur un obscur tableau au sein de la Préfecture que personne ne connaissait car évidemment il fallait éviter le contrôle du juge administratif.

Arrêté, donc coupable

Monsieur K avait été incarcéré en attente de l’audience, détention qui lui parut tout sauf provisoire. Il avait osé refuser la prise d’empreinte car il contestait les circonstances de son interpellation. Les policiers l’auraient aperçu, en groupe dans Paris, dans le cadre d’une manifestation et cela était nécessairement suspect. On n’était pas sûr que le casseur fût Monsieur K mais, s’il avait été arrêté, c’est qu’il devait être coupable.

Aux yeux du ministère public et de la police, marchant désormais main dans la main, Monsieur K l’était forcément. Un innocent coopérait toujours quand les coupables eux résistaient. Preuve au besoin, Monsieur K avait osé demander l’assistance d’un avocat.

Face à cette machine infernale, Monsieur K ne dut son salut qu’à la brillante plaidoirie de son avocate et à la sagacité d’un Tribunal peu sensible aux vraisemblances, à l’à peu près, au flou artistique des poursuites du parquet de Paris et à son odieuse politique du chiffre.

Malheureusement, nous ne sommes pas dans un mauvais roman de Kafka mais dans la France de 2023. Monsieur K c’est Camille, jeune libraire. Djibril arrêté par les voltigeurs 2.0, les Brav-M, alors qu’il allait faire son jogging après une longue journée de travail. Ou encore Jeanne, fiché S parce qu’elle est activiste écologiste.

Aujourd’hui en France, le simple fait de se trouver sur la voie publique à proximité d’une manifestation transforme le citoyen ordinaire en suspect et le parquet, dont le rôle est normalement de contrôler la régularité des procédures, est aux ordres d’un pouvoir aux abois. La circulaire du ministère de la Justice du 9 novembre 2022 n’en dit pas autrement et on peut même s’étonner que l’on n’ait pas déjà proposé de fusionner la justice et l’intérieur en un grand ministère de la sûreté.

La loi des suspects de 1793 ne semble pas si loin, elle qui désignait comme suspect ceux « qui, soit par leur conduite, soit par leurs relations, soit par leurs propos ou leurs écrits, se sont montrés partisans de la tyrannie ou du fédéralisme et ennemis de la liberté, ceux qui ne pourront pas justifier, de la manière prescrite par le décret du 21 mars dernier, de leurs moyens d’exister et de l’acquis de leurs devoirs civiques ».

Les réactions unanimes très fortes du Conseil de l’Europe, de la Défenseuse des droits et du barreau de Paris qui rappelle « que la liberté de manifester est un droit fondamental, et qu’il revient à la préfecture de police de Paris d’en assurer l’effectivité par la mise en place de dispositifs de maintien de l’ordre adaptés »[1] dénotent une inquiétude des défenseurs des libertés individuelles et de tous ceux qui y sont attachés.

Malheureusement, le constat du peu d’attachement du pouvoir politique aux libertés individuelles n’est pas nouveau. Les violences policières dans les banlieues françaises, la crise Covid, les gilets jaunes ou encore la loi de sécurité globale ont encore un peu plus acté leur recul.

Ce qui est nouveau, et là est sans doute le plus inquiétant, est la quasi-disparition des règles du Code de procédure pénale qui encadrent les contrôles d’identité[2], les perquisitions en l’espèce les fouilles dans les sacs assimilés à ces dernières[3], les gardes à vue[4] et la détention provisoire[5].

On peut aujourd’hui être incarcéré sur la seule foi de procès-verbaux de constatation de police – qui valent pourtant en matière délictuelle uniquement à titre de renseignement – parce que l’on aurait été vu, sans certitude aucune, en train jeter des projectiles et que l’on a refusé la prise de ses empreintes. Il faut quand même rappeler que ce procédé, de par son caractère systématique, a été jugé par la Cour de justice de l’Union européenne comme « contraire à l’exigence d’assurer une protection accrue à l’égard du traitement des données sensibles à caractère personnel »[6].

Comme le dénonce, à juste titre la tribune de la Ligue des droits de l’Homme[7], les arrestations sont devenues préventives visant à faire perdre goût aux citoyens de manifester, d’exprimer une opinion divergente, plus largement de faire usage de leur liberté d’expression et leur liberté d’aller et venir.

Un syndicat de policier est même allé jusqu’à promettre aux manifestants des « gardes à vue viriles »[8] et le parquet de Paris fait preuve dans cette affaire au mieux d’une dangereuse cécité, au pire d’une complicité dans des interpellations presque toujours suivies par un classement sans suite[9].

Un sursaut nécessaire

L’heure est donc particulièrement grave et doit nécessairement provoquer un sursaut aux fins de fortification du Code de procédure pénale.

Il est urgent de :

*donner aux avocats un accès au dossier dès la première heure de garde à vue ;

*soumettre au contrôle du juge des libertés et de la détention la mesure de prolongation d’une garde à vue faisant suite à la participation à une manifestation ;

*verser les instructions du parquet au dossier aux fins de contrôle de leur régularité ;

*prévoir l’effacement systématique des prises d’empreinte et du fichier du traitement des antécédents judiciaires lorsque la relaxe du prévenu est prononcée ;

*prévoir qu’à peine de nullité de la procédure, l’arrêté d’interdiction d’une manifestation doit être publié en première page du site internet de la Préfecture.

La défense de l’État de droit ne peut souffrir d’aucune demi-mesure et son abaissement progressif fait craindre la perspective d’un abîme dont ne nous relèverons pas. À trop vouloir simplifier, monter la température, traiter avec mépris nos libertés individuelles, nous risquons de finir ébouillantés.

 

[1] Délibération du Conseil de l’Ordre du 28 mars 2023 du Barreau de Paris.

[2] 78-1 et suivants du Code de procédure pénale.

[3] Crim 23 mars 2016 n°14-87.370 au visa de l’article 96 du Code de procédure pénale.

[4] article 63 et suivants du Code de procédure pénale.

[5] article 144 et suivants du Code de procédure pénale.

[6] Arrêt C-205/21 de la Cour de justice de l’Union européenne du 26 janvier 2023.

[7] Tribune collective, Le Monde, 27 mars 2023.

[8] Tweet du Syndicat synergie du 26 mars 2023 (supprimé depuis).

[9] « 90% des interpellations intervenues dans la nuit du 23 mars 2023 ont donné lieu à des décisions de classement sans suite, ce qui constitue un taux inédit au regard des précédents mouvements sociaux » – Délibération du Conseil de l’Ordre du 28 mars 2023 du Barreau de Paris.

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