Motifs et motivation de la constitution de réserves foncières par voie d’expropriation : quand le Conseil d’État « se hâte lentement et sans perdre courage »

Publié le 19/07/2024
Motifs et motivation de la constitution de réserves foncières par voie d’expropriation : quand le Conseil d’État « se hâte lentement et sans perdre courage »
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La justification du recours à l’expropriation pour constituer une réserve foncière est allégée lorsque la collectivité a besoin de disposer de la maîtrise foncière pour préciser le programme d’aménagement envisagé ; le cas échéant, la consistance du projet peut n’être définie que de manière sommaire.

CE, 6e-5e ch., 30 avr. 2024, no 465919

La question du degré de justification de la constitution d’une réserve foncière par voie d’expropriation, préalable nécessaire à la mise en œuvre de certaines opérations d’aménagement, échoue épisodiquement sur la table de travail du juge administratif, lequel s’emploie alors à affiner, peaufiner, parfaire – en bref, à soigner jusque dans ses moindres détails – le considérant de principe commun à toutes ses décisions. L’irréductible paragraphe se fait alors de plus en plus précis au fil des jurisprudences, illustrant à la perfection le célèbre vers de Nicolas Boileau1. Il a encore été (très légèrement) remanié le 30 avril 2024, dans une décision mentionnée aux Tables.

Des faits de l’espèce, il ressort que plusieurs collectivités souhaitaient hâter la résorption d’une friche industrielle menaçant ruine et présentant un danger pour les habitants des lieux environnants en raison d’une pollution historique aux hydrocarbures. Après plusieurs tentatives infructueuses de réhabilitation du site, un projet de requalification porté par les collectivités avait été déclaré d’utilité publique par arrêté préfectoral du 31 août 2018. Il s’agissait, pour l’essentiel, de construire des logements familiaux à loyer abordable et de développer des zones d’activité économique. Afin de mener à bien ce projet, des actions de dépollution du site devaient être entreprises ; elles avaient été préalablement confiées, par convention, à un établissement public foncier, lequel fut autorisé par le préfet à procéder, par voie d’expropriation, aux acquisitions nécessaires à la réalisation future de l’opération. Saisi par le propriétaire et le bénéficiaire d’une promesse de vente de la parcelle, le tribunal administratif de Poitiers avait annulé l’arrêté préfectoral par un jugement, confirmé par un arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux. Les membres du Palais-Royal, appelés à se prononcer sur l’affaire en cassation, se retrouvaient une nouvelle fois confrontés à l’examen du « degré minimal de consistance d’un projet dont une collectivité doit justifier lorsqu’elle constitue, par voie d’expropriation, des réserves foncières en vue de sa réalisation »2.

L’ambiguïté de l’examen de motivation de la constitution des réserves foncières

Les terrains à bâtir sont la « matière première »3 des politiques d’urbanisme en général et des politiques foncières en particulier. À partir de 19624, les collectivités ont été dotées d’instruments financiers et juridiques facilitant l’anticipation d’évolutions des marchés fonciers qui obéreraient leur aptitude à pouvoir mener à bien une politique foncière efficace dans le temps (logements, équipements collectifs et activités économiques) sur leurs territoires. Parmi ces outils de lutte contre la spéculation et la rétention foncières, se trouve celui des « réserves foncières »5. Elles permettent aux collectivités d’anticiper « les besoins en terrains à bâtir » afin qu’ils soient « satisfaits à temps et à des prix maîtrisés »6, « le préalable foncier étant en quelque sorte levé »7. L’approche spécifique qu’impliquent ces réserves foncières, au cœur de la décision du 30 avril 2024, justifie un examen préalable de cette notion singulière, entrée dans son crépuscule sans jamais vraiment avoir connu le succès8.

Si, en France, le désir de lutter contre la spéculation foncière est ancien, la consécration d’une véritable politique de réserves foncières est poussive en comparaison de certains pays du nord de l’Europe (en particulier la Suède), très familiers de l’instrument : les premières actions foncières menées par les municipalités françaises et certains établissements fonciers dans les années 1960 et 1970 entrent plutôt dans la catégorie des acquisitions pré-opérationnelles plutôt que dans celle des acquisitions anticipées. La constitution de réserves par voie d’expropriation est cependant admise prétoriennement9, avant même l’intervention de la loi foncière de décembre 1967 qui les élève au rang d’outil législatif10 après que le principe en a été posé par le quatrième plan (1962-1965).

La loi de 1985 ajoute au Code de l’urbanisme un nouvel article L. 300-1 – moult fois remanié depuis11 – qui énumère limitativement les objets des actions ou opérations d’aménagement au sens du Code de l’urbanisme. À partir de 199112, cet article devient le point de jonction des outils d’action foncière et des réserves foncières. Les secondes, constituées par la voie des premiers malgré « un objet plus large et une perspective plus lointaine »13, s’inscrivent nécessairement dans les actions et opérations recensées dans le premier alinéa de l’article L. 300-114. Les outils d’action foncière dont il s’agit impliquent l’acquisition de la propriété, tantôt grâce à un mécanisme d’intervention prioritaire sur le marché foncier, tantôt par le recours à un pouvoir de contrainte fort – respectivement la préemption15 et l’expropriation16. Dans les deux cas, la collectivité mobilise un instrument juridique (plus ou moins) contraignant qui permet « de surveiller ou d’agir sur les prix du foncier »17. Mais l’une et l’autre doivent être appréhendées au prisme de leurs différences procédurales et finalistes – le droit de préemption suppose un mécanisme de fixation d’un juste prix, éventuellement en recourant au juge, tandis que l’expropriation, entourée d’un maximum de garanties car par principe « traumatisante » pour les propriétaires dépossédés, entraîne nécessairement leur « juste et préalable »18 indemnisation.

D’abord strict, le contrôle opéré par le juge administratif sur les motifs et la motivation de la constitution d’une telle réserve par le biais d’un outil d’action foncière s’est progressivement assoupli. Il a évolué sous l’influence de la libéralisation du contrôle des décisions relatives aux préemptions pré-opérationnelles, qui s’est étendue par capillarité, d’abord aux réserves créées par préemption, puis à celles constituées par voie d’expropriation. L’analyse du contentieux de légalité de la création d’une réserve foncière met en exergue toute « l’ambiguïté »19 du régime juridique de cette dernière : le Code de l’urbanisme prévoit que la réserve foncière doit obligatoirement être rattachée à l’un des objets limitativement énumérés au sein de l’article L. 300-1 – ce qui implique de la part de la collectivité une primo réflexion suffisamment aboutie pour faire apparaître tout au moins la nature de l’opération qu’elle envisage de mener, alors même qu’elle n’est qu’à l’état de projet, autrement dit embryonnaire – pour que la collectivité puisse la constituer par voie d’expropriation.

Une libéralisation progressive du contrôle des réserves foncières

Les motifs de recours à la préemption sont le terreau d’un contentieux aussi abondant qu’inquiétant20. Le juge administratif, faisant une application stricte des textes21, avait d’abord exigé de l’autorité préemptrice la preuve du respect de la double condition légale de la réalisation d’une action d’aménagement et de l’inscription dans l’une des finalités d’intérêt général mentionnées par la loi. Dans l’hypothèse spécifique des réserves foncières créées par préemption, le contrôle portait sur le caractère suffisamment précis de la nature des équipements projetés, le caractère certain du projet était quant à lui envisagé sous l’angle de son existence22. Le Conseil d’État avait alors exclu que les collectivités puissent constituer ces réserves dans l’unique but de lutter contre la spéculation, alors même qu’il s’agissait de toute évidence de « la préoccupation qui présid[ait] à leur mise en place »23. Cette grande rigueur dans l’appréciation des textes, peu compatible avec la réalité pratique du recours aux réserves foncières24 et « en porte-à-faux avec la logique même d’opportunité qui sous-tend le droit de préemption »25, constituait un véritable obstacle pour des collectivités n’ayant souvent qu’une vision floue du projet à ce stade aussi précoce.

Un premier assouplissement se fait jour en 2008, en dehors d’un cas de réserve foncière26. Le Conseil d’État considère que les collectivités peuvent préempter si elles justifient, à la date à laquelle elles l’exercent, de la réalité d’un projet d’aménagement au sens de l’article L. 300-1 du Code de l’urbanisme, « alors même que les caractéristiques précises de ce projet n’auraient pas été définies à cette date », et si elles font apparaître la nature de ce projet dans la décision de préemption. Exit la condition jurisprudentielle (devenue superfétatoire) d’établissement d’un projet suffisamment précis et certain ; désormais, seule importe la réalité du projet27. Une telle lecture cadre parfaitement avec la lettre de l’article L. 210-1 du Code de l’urbanisme, qui fait un renvoi explicite à l’article L. 300-1. Cela offre en pratique une plus grande liberté aux collectivités qui se contentent « [de] saisir une occasion plutôt que [de] mener une politique précise »28. Malgré tout, si la justification des motifs de la préemption est allégée, le juge administratif demeure exigeant vis-à-vis de l’obligation de motivation, puisqu’il attend toujours de l’autorité préemptrice qu’elle définisse la nature de l’aménagement projeté dans la décision de préemption.

Cette solution est transposée et adaptée à la situation spécifique de la création de réserves foncières par préemption. Dans l’arrêt IvrysurSeine du 20 novembre 200929, le Conseil d’État considère que lorsqu’une collectivité publique décide de préempter pour constituer une réserve foncière à l’intérieur d’un périmètre qu’elle a délimité en vue d’y mener une opération d’aménagement, elle doit explicitement mentionner la nature du projet d’aménagement – y compris si la décision est motivée par référence à la délibération délimitant le périmètre30. Quant à la justification de la réalité de l’opération projetée, elle est expédiée ad patres.

Un considérant de principe perfectible en 2014

À l’instar du droit de préemption urbain, la procédure d’expropriation pour cause d’utilité publique participe pleinement de la mise en place des politiques publiques en matière d’aménagement du territoire. Son régime juridique a été graduellement ajusté, organiquement comme matériellement, à ce dessein. Le Code de l’expropriation prévoit ainsi que l’Administration peut ne présenter, lors de l’enquête préalable, qu’un dossier allégé. Dans cette hypothèse, celle de la constitution de réserves foncières31, l’expropriant peut, pour des motifs d’urgence et à titre exceptionnel, dissocier la phase des acquisitions foncières de celle de la réalisation ultérieure des aménagements programmés32. Le cas échéant, le contenu des opérations n’est pas précisément défini ab initio et la date de réalisation n’est pas précisément déterminée. Toutefois, si l’expropriant, dans le cadre d’une réserve foncière, est tenu d’obligations allégées au stade de l’enquête publique, le juge est fondé, en cas de recours contre la déclaration d’utilité publique, à s’assurer de la crédibilité de celle-ci33.

En 201434, le Conseil d’État est saisi d’une espèce relative à la constitution de réserves foncières par voie d’expropriation en application de l’article L. 221-1. Le rapporteur public suggère alors, dans ses conclusions, un alignement sur le considérant de principe de la décision IvrysurSeine35. Plus subtil en effet que l’arrêt Commune de MeungsurLoire (rendu hors le cas de réserve foncière), cet arrêt distingue entre la préemption pré-opérationnelle soumise à la double exigence de justification de réalité et de nature du projet, et la préemption en vue de constituer une réserve foncière, pour laquelle seule subsiste l’exigence de détermination de la nature de l’action projetée. L’amendement rédactionnel proposé par Xavier de Lesquen permet « de conserver à la notion de réserve foncière une justification propre, légèrement moins contraignante pour la collectivité que l’acquisition pour un projet d’aménagement », d’autant que le Conseil d’État n’a semble-t-il jamais affirmé que la réalité d’un projet d’aménagement doive être justifiée dès l’engagement de la procédure d’expropriation en vue de la constitution de la réserve foncière36.

Les membres du Palais-Royal choisissent pourtant d’appliquer le considérant de principe de l’arrêt Commune de MeungsurLoire, à rebours des arguments du rapporteur public. Par une décision du 21 avril 2014, ils considèrent que les personnes publiques constituant des réserves foncières par voie d’expropriation ont à justifier de « la réalité d’un projet (…) répondant aux objets mentionnés à l’article L. 300-1 du Code de l’urbanisme, alors même que les caractéristiques précises de ce projet n’auraient pas été définies à cette date » et que le dossier d’enquête préalable à la déclaration d’utilité publique doit faire apparaître « la nature du projet envisagé » (nous soulignons). Cette solution est en conformité apparente avec l’article L. 221-1, qui impose en filigrane à la collectivité de définir le projet au moins dans sa nature afin que le juge puisse vérifier qu’il s’inscrit dans l’un des objets de l’article L. 300-1 – condition sine qua non de validité de la constitution d’une réserve foncière. Pourtant, elle semble manquer de cohérence : elle aligne en effet le contrôle des réserves foncières constituées par voie d’expropriation sur celui des préemptions pré-opérationnelles, et non sur la solution adaptée aux réserves constituées par voie de préemption.

Un considérant de principe encore remis sur le métier en 2024

Interrogé une nouvelle fois sur la question de la légalité interne d’une décision d’expropriation en vue de la constitution d’une réserve foncière, dix ans après sa décision Communauté dagglomération de Montpellier, le Conseil d’État saisit l’occasion pour préciser sa position antérieure en suivant les suggestions de son rapporteur public Nicolas Agnoux, qui proposait « d’amender l’énoncé de la règle » afin de mieux « refléter l’approche spécifique qu’impliquent les réserves foncières ».

Dans cette espèce, le projet porté par les collectivités consistait en la réhabilitation d’une friche, polluée aux hydrocarbures et menaçant ruine. Cette opération de renouvellement urbain permettait, outre la résorption de cette friche industrielle dangereuse, de développer une offre de logements familiaux à loyer abordable et de nouvelles zones d’activité économique. Néanmoins, la répartition entre les deux composantes (économique et d’habitat) n’était pas encore arrêtée au stade de la présentation du projet. La « consistance du projet » n’était alors que « sommaire », à défaut pour les collectivités d’avoir la maîtrise foncière nécessaire à la réalisation des études et des opérations préalables de dépollution de la zone. Or, le recours à la technique de la réserve foncière implique, outre que le projet s’inscrive dans le cadre de l’un des objectifs énumérés à l’article L. 300-1 du Code de l’urbanisme, qu’il soit suffisamment défini dans ses grandes lignes. La cour administrative d’appel avait alors considéré, appliquant à l’espèce la solution Communauté dagglomération de Montpellier, qu’à défaut de ventilation entre les deux composantes de l’opération envisagée, « aucun projet d’action ou d’opération d’aménagement [n’était] défini même dans ses grandes lignes » et avait annulé l’arrêté préfectoral déclarant le projet d’utilité publique et autorisant l’expropriation de la zone.

Le contexte factuel de l’arrêt du 30 avril 2024 – en particulier le fait que la requalification de la parcelle polluée « appelait une action urgente avant même que la consistance du projet ne soit définie de manière détaillée » – est essentiel : il explique que le Conseil d’État ait opéré de menus changements rédactionnels sur le considérant de principe de 2014. Les exigences de motivation du recours à l’expropriation pour constituer une réserve foncière sont en effet revues à la baisse par le juge administratif suprême, qui considère désormais que l’expropriant peut se contenter de justifier « l’existence d’un projet (…) répondant aux objets mentionnés à l’article L. 300-1 du Code de l’urbanisme, alors même que les caractéristiques de ce projet n’auraient pas encore été définies à cette date ». Le dossier d’enquête (en la forme simplifiée) doit cependant toujours faire apparaître « la nature du projet envisagé » en raison de l’obligation de rattachement de la réserve à l’un des objets mentionnés à l’article L. 300-1 du Code de l’urbanisme (nous soulignons). Le premier enseignement à tirer de cette solution est que la justification du recours à l’expropriation pour constituer une réserve foncière est allégée lorsque la collectivité a besoin de disposer de la maîtrise foncière pour préciser le programme d’aménagement envisagé ; dans ce cas, la consistance d’un projet peut n’être définie que de manière sommaire.

Si les différences rédactionnelles entre les deux considérants de principe de 2014 et 2024 tiennent à peu de chose (disparition de l’adjectif « précis » concernant les caractéristiques du projet envisagé et remplacement de la « réalité » du projet par son « existence »), elles emportent des conséquences bien réelles pour les collectivités. La nouvelle rédaction semble mieux prendre en considération la singularité des réserves foncières constituées par expropriation (dont l’objectif n’est pas de réaliser mais danticiper la réalisation d’opérations d’aménagement37), autrement dit la finalité prospective, et non performative, de cette modalité d’action foncière. Pour autant, une interrogation subsiste concernant les potentielles atteintes au droit de propriété qui pourraient advenir de l’allègement des justifications du recours à l’expropriation.

Car les « différentes adaptations du régime de la procédure d’expropriation à des fins d’aménagement urbain ne sauraient aller jusqu’à entraîner des sacrifices excessifs pour le droit de propriété »38. Or, déjà en 2014, les commentateurs craignaient que la libéralisation du contrôle sur les motifs et la motivation de la création des réserves foncières par voie d’expropriation n’entraînât un rebond spéculatif au profit des collectivités ; ils en avaient alors conclu que la réduction du contrôle juridictionnel à la simple erreur manifeste d’appréciation rendait alors « d’autant plus impérieuse l’exigence de contrôler les conditions de la cession des biens longtemps gardés en réserve »39. Cette approche critique se situait dans la droite ligne de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg qui, tout en validant le principe de la constitution d’une réserve foncière par voie d’expropriation pour mener à bien une politique sociale en dépit de l’atteinte au droit de propriété subie par les propriétaires, avait sanctionné « l’usage de la technique des réserves foncières autorisant ce qui pourrait être perçu comme une forme de spéculation foncière au détriment des propriétaires expropriés »40.

De façon identique, la solution retenue par le Conseil d’État en 2024 pourrait achopper, même légèrement, sur la protection du droit de propriété qui accompagne nécessairement l’utilisation des mécanismes d’action foncière41. Elle aligne le contrôle des réserves créées par préemption et expropriation. Cette harmonisation du contrôle de motivation de deux procédures portant (un inégal) préjudice au droit de propriété s’opère nécessairement « par le bas ». Dit autrement, la solution de 2024 conduit mécaniquement à servir la plus attentatoire à ce droit fondamental des deux, l’expropriation – d’autant que le Code de l’expropriation prévoit déjà, dans le cas spécifique de la constitution d’une réserve foncière par ce biais, des obligations procédurales allégées et donc des garanties de protection contre les atteintes excessives portées au droit de propriété réduites à la portion congrue42. Une analyse pertinente, et toujours très actuelle, du paradoxe né de l’utilisation de la procédure d’expropriation pour créer une réserve foncière a déjà été menée par le professeur Pierre Bon en 1982, lorsqu’il s’était posé la question de savoir si l’on ne pouvait pas redouter que la technique des réserves foncières « ne permette à l’Administration de réaliser à bon compte – c’est-à-dire sans véritable débat public et sans contrôle contentieux approfondi – n’importe quel projet »43.

On pourrait néanmoins s’autoriser une autre lecture, celle-là en opportunité, de la solution retenue le 30 avril 2024. Au départ, l’exigence d’une motivation élargie (qui commandait à l’expropriant de justifier d’un projet réel en dépit du flou qui entoure par nature la constitution d’une réserve foncière) était destinée à parer toute éventualité de détournement des outils d’actions foncières « à des fins mercantiles »44 par les collectivités. Aujourd’hui, les choses ont quelque peu évolué et il faut armer juridiquement les collectivités pour les aider à lutter contre les externalités négatives indirectes de la politique de zéro artificialisation nette, qui font craindre une réapparition de la spéculation foncière au profit des particuliers et des entreprises. Comme « la lutte contre l’étalement urbain constitue un enjeu majeur pour l’action foncière, enjeu dont la notion de développement durable, qui imprègne à présent l’ensemble des politiques publiques, accentue le caractère impérieux »45, le juge administratif cherche manifestement, en procédant par tâtonnements rédactionnels, à trouver un juste équilibre entre la lutte contre la spéculation foncière au profit des collectivités et la volonté de ne pas obstruer trop fortement leur volonté de constituer des réserves foncières, en particulier lorsqu’il s’agit d’anticiper la réhabilitation d’une friche polluée (comme au cas présent).

La solution semble alors conforme à la philosophie de la Cour européenne des droits de l’Homme, qui admet de longue date que « dans un domaine aussi complexe et difficile que l’aménagement des grandes cités, les États contractants jouissent d’une grande marge d’appréciation pour mener leur politique urbanistique »46. Alléger le contenu des preuves à fournir par la collectivité expropriante lorsqu’elle décide de créer une réserve foncière par ce biais, notamment lorsque ces preuves ne peuvent être fournies qu’après obtention de la maîtrise foncière, permet de résoudre provisoirement la tension dialectique entre le concept urbanistique de réserve foncière qui rationalise le développement urbain et l’une des fonctions ontologiques du droit de l’expropriation « qui est de donner des garanties substantielles aux citoyens »47.

Notes de bas de pages

  • 1.
    « Hâtez-vous lentement ; et, sans perdre courage, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ».
  • 2.
    N. Agnoux, concl. ss CE, 30 avr. 2024, n° 465919.
  • 3.
    H. Jacquot et F. Priet, Droit de l’urbanisme, 6e éd., 2008, Dalloz, pt 425.
  • 4.
    L. n° 62-848, 26 juill. 1962, relative au droit de préemption dans les zones à urbaniser en priorité et dans les zones d’aménagement différé.
  • 5.
    L. n° 67-1253, 30 déc. 1967, d’orientation foncière.
  • 6.
    P. Merlin et F. Choay, Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, 2016, PUF, v° réserves foncières.
  • 7.
    H. Jacquot et F. Priet, Droit de l’urbanisme, 6e éd., 2008, Dalloz, pt 428.
  • 8.
    H. Jacquot et F. Priet, Droit de l’urbanisme, 6e éd., 2008, Dalloz, pt 428.
  • 9.
    CE, 4 nov. 1970, n° 72392, SCI Les Héritiers A. C.
  • 10.
    C. urb., art. L. 221-1.
  • 11.
    Les dernières lois environnementales y inscrivent par exemple les actions permettant aux collectivités de lutter contre l’artificialisation des sols (L. n° 2021-1104, 22 août 2021 – L. n° 2023-630, 20 juill. 2023).
  • 12.
    L. n° 91-662, 13 juill. 1991, d’orientation pour la ville.
  • 13.
    X. de Lesquen, concl. ss CE, 21 mai 2014, n° 354804.
  • 14.
    C. urb., art. L. 210-1 – C. urb., art. L. 221-1.
  • 15.
    C. urb., art. L. 210-1 – C. urb., art. L. 300-1 (combinés).
  • 16.
    C. urb., art. L. 221-1 – C. urb., art. L. 300-1 (combinés).
  • 17.
    P. Merlin et F. Choay, Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, 2016, PUF, v° action foncière.
  • 18.
    DDHC, art. 17 – C. civ., art. 545.
  • 19.
    J. Jeanneney, « Le détournement des réserves foncières à des fins mercantiles », RFDA 2015, p. 937, pt 26.
  • 20.
    R. Vandermeeren, « Le contentieux des droits de préemption d’urbanisme : excès de pouvoir ou excès d’illégalités ? », AJDA 2008, p. 734.
  • 21.
    C. urb., art. L. 211-2 anc. – C. urb., art. L. 211-3 anc. – C. urb., art. L. 211-7 anc.
  • 22.
    CE, 25 juill. 1986, n° 62539, Lebouc.
  • 23.
    X. de Lesquen, concl. ss CE, 21 mai 2014, n° 354804.
  • 24.
    R. Vandermeeren, « Le contentieux des droits de préemption d’urbanisme : excès de pouvoir ou excès d’illégalités ? », AJDA 2008, p. 734.
  • 25.
    C. de Bernardinis, « L’encadrement par le Conseil d’État de l’assouplissement des exigences en matière de motivation des décisions de préemption », La lettre juridique n° 377, 7 janv. 2010.
  • 26.
    CE, 7 mars 2008, n° 288371, Cne Meung-sur-Loire.
  • 27.
    V., pour un ex. ultérieur, CE, 8 oct. 2008, n° 306286, Cne Beynac-et-Cazenac.
  • 28.
    L. Benoît, « Motivation et droit de préemption urbain », JCP A 2008, n° 2141.
  • 29.
    CE, 20 nov. 2009, n° 316732, Cne Ivry-sur-Seine – v. également CE, 20 nov. 2009, n° 316961, Cne Noisy-le-Grand.
  • 30.
    Comme la loi le permet (encore aujourd’hui) lorsque « le droit de préemption est exercé à des fins de réserves foncières dans le cadre d’une zone d’aménagement différé » (C. urb., art. L. 210-1, al. 3).
  • 31.
    CE, 4 juill. 1997, n° 155649, Madame Séguier d’Agoult.
  • 32.
    CE, 3 avr. 1991, n° 109411, Fabre.
  • 33.
    R. Hostiou et J.-F. Struillou, « Réserves foncières. La constitution de réserves foncières par voie d’expropriation et de préemption en droit français », DAUH 2007, p. 151.
  • 34.
    CE, 21 avr. 2014, n° 354804, Cté agglo. Montpellier.
  • 35.
    X. de Lesquen, concl. ss CE, 21 mai 2014, n° 354804.
  • 36.
    CE, 22 mai 1992, n° 100206, Ville de Saint-Denis de la Réunion.
  • 37.
    C. urb., art. L. 221-1.
  • 38.
    H. Jacquot et F. Priet, Droit de l’urbanisme, 6e éd., 2008, Dalloz, pt 428.
  • 39.
    J. Jeanneney, « Le détournement des réserves foncières à des fins mercantiles », RFDA 2015, p. 937, pt 33.
  • 40.
    CEDH, 2 juill. 2002, n° 48161/99, Mottais de Narbonne c/ France.
  • 41.
    R. Hostiou, « Réserves foncières et droit de l’expropriation », RDI 2014, p. 399.
  • 42.
    Le professeur Hostiou relève d’ailleurs que la faculté pour l’expropriant de présenter au public un dossier simplifié peut être de nature à inciter l’expropriant à tenter de faire passer pour la simple création d’une réserve foncière une opération d’aménagement déjà « ficelée » et qu’elle est à l’origine d’un contentieux relativement abondant et particulièrement significatif (R. Hostiou, in DAUH 2007, p. 148).
  • 43.
    R. Hostiou et J.-F. Struillou, in DAUH 2007, p. 145.
  • 44.
    J. Jeanneney, « Le détournement des réserves foncières à des fins mercantiles », RFDA 2015, p. 937, pt 33.
  • 45.
    H. Jacquot et F. Priet, Droit de l’urbanisme, 6e éd., 2008, Dalloz, pt 426.
  • 46.
    CEDH, 23 sept. 1982, n° 7151/75, Sporrong et Lönnroth.
  • 47.
    P. Bon, note ss CE, 10 déc. 1982, n° 33376, Vasseur.
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