Panorama de droit administratif (1er-31 décembre 2019)
En décembre 2019, l’assemblée et la section du contentieux du Conseil d’État ont rendu deux décisions importantes en matière de responsabilité de la puissance publique : la première affirmant la possibilité de mettre en cause la responsabilité de l’État du fait d’une loi inconstitutionnelle, la seconde affirmant la possibilité pour le juge administratif de prononcer à l’encontre de la personne publique une injonction de faire cesser un dommage de travaux publics. Le Conseil d’État a également rendu des décisions relatives aux motifs de déréférencement de liens sur des moteurs de recherche par la CNIL, en matière de droit souple, de responsabilité des comptables publics et de fonction publique et a durci les conditions de recevabilité du recours direct en interprétation. Le Tribunal des conflits s’est quant à lui prononcé sur les conditions d’engagement de la responsabilité de l’État pour durée excessive de la procédure devant les deux ordres de juridiction, et sur diverses hypothèses de compétence du juge judiciaire par détermination de la loi : action directe du voiturier contre la personne publique destinataire, litiges relatifs à des droits de propriété intellectuelle et annulation d’une mesure d’admission en soins psychiatriques sans consentement.
Invalidité d’un acte de droit souple européen soulevée à l’appui d’un recours contre un acte de droit souple national
CE, 4 déc. 2019, n° 415550, Fédération bancaire française
Par l’avis attaqué du 8 septembre 2017, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), en tant qu’autorité de supervision nationale, a déclaré se conformer aux orientations sur les modalités de gouvernance et de surveillance des produits bancaires de détail émises par l’Autorité bancaire européenne (ABE). Alors même que les établissements financiers sont directement destinataires des orientations en cause, en application des paragraphes 6 et 11 des orientations sur les modalités de gouvernance et la surveillance des produits bancaires de détail adoptées par l’ABE le 22 mars 2016, et doivent tout mettre en œuvre pour les respecter, en application du 3 de l’article 16 du règlement (UE) n° 1093/2010 du Parlement européen et du Conseil du 24 novembre 2010, l’avis attaqué, qui n’est pas adressé à l’ABE mais aux établissements financiers soumis au contrôle de l’ACPR, a pour objet et pour effet d’inciter ces établissements à modifier de manière significative leurs pratiques concernant la gouvernance et la surveillance des produits bancaires de détail. Dans ces circonstances, l’avis attaqué doit être regardé comme faisant grief à la Fédération bancaire française (FBF), qui est recevable à en demander l’annulation1.
À l’appui de son recours pour excès de pouvoir, la FBF peut utilement invoquer, par voie d’exception, l’invalidité des orientations adoptées par l’ABE à la mise en œuvre desquelles l’avis attaqué entend contribuer. L’exception d’invalidité que soulève la FBF dans le cadre de son recours est ainsi opérante.
Les questions posées sont déterminantes pour la solution du litige et présentent une difficulté sérieuse. Il y a lieu, par suite, d’en saisir la Cour de justice de l’Union européenne.
Injonction de donner une publicité à l’abrogation d’un acte de droit souple
CE, 4 déc. 2019, n° 416798, Fédération des entreprises de la beauté
Alors même qu’elle est, par elle-même, dépourvue d’effets juridiques, la recommandation de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) préconisant, pour les enfants de moins de 3 ans, de ne pas utiliser le phénoxyéthanol dans les produits cosmétiques destinés au siège et de restreindre sa concentration dans tous les autres types de produits à 0,4 %, prise par une autorité administrative, consultable sur internet et relayée par les associations de défense des consommateurs, a eu pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des fabricants et des distributeurs des produits cosmétiques destinés aux enfants de moins de 3 ans, ainsi que sur les comportements de consommation des personnes responsables de ces enfants, et est également de nature à produire des effets notables. L’annulation pour excès de pouvoir du refus d’abroger un tel acte implique que l’autorité compétente, non seulement procède à l’abrogation de cet acte2 mais aussi, eu égard à sa nature et à ses effets, en tire les conséquences pertinentes quant à la publicité qui lui est donnée.
Recours direct en interprétation et exception de recours parallèle
CE, sect., 6 déc. 2019, n° 416762, A
La recevabilité d’un recours direct en interprétation d’un acte administratif est subordonnée à l’existence d’un différend né et actuel susceptible de relever de la compétence du juge administratif, dont la résolution est subordonnée à l’interprétation demandée. Toutefois, l’auteur d’un tel recours ne peut invoquer à cette fin un différend porté devant une juridiction administrative, à laquelle il revient de procéder elle-même à l’interprétation des actes administratifs dont dépend la solution du litige qui lui est soumis3. En outre, si le différend est porté devant une juridiction administrative après l’introduction du recours en interprétation, celui-ci perd son objet, de sorte qu’il n’y a plus lieu d’y statuer.
Abstention fautive de la personne publique responsable de dommages de travaux publics : injonction de les faire cesser
CE, sect., 6 déc. 2019, n° 417167, Syndicat des copropriétaires du Monte Carlo Hill
Lorsque le juge administratif condamne une personne publique responsable de dommages qui trouvent leur origine dans l’exécution de travaux publics ou dans l’existence ou le fonctionnement d’un ouvrage public, il peut, saisi de conclusions en ce sens, s’il constate qu’un dommage perdure à la date à laquelle il statue du fait de la faute que commet, en s’abstenant de prendre les mesures de nature à y mettre fin ou à en pallier les effets, la personne publique, enjoindre celle-ci à prendre de telles mesures. Pour apprécier si la personne publique commet, par son abstention, une faute, il lui incombe, en prenant en compte l’ensemble des circonstances de fait à la date de sa décision, de vérifier d’abord si la persistance du dommage trouve son origine, non dans la seule réalisation de travaux ou la seule existence d’un ouvrage, mais dans l’exécution défectueuse des travaux ou dans un défaut ou un fonctionnement anormal de l’ouvrage et, si tel est le cas, de s’assurer qu’aucun motif d’intérêt général, qui peut tenir au coût manifestement disproportionné des mesures à prendre par rapport au préjudice subi, ou aucun droit de tiers ne justifie l’abstention de la personne publique4. En l’absence de toute abstention fautive de la personne publique, le juge ne peut faire droit à une demande d’injonction, mais il peut décider que l’Administration aura le choix entre le versement d’une indemnité dont il fixe le montant et la réalisation de mesures dont il définit la nature et les délais d’exécution.
Pour la mise en œuvre des pouvoirs décrits ci-dessus, il appartient au juge, saisi de conclusions tendant à ce que la responsabilité de la personne publique soit engagée, de se prononcer sur les modalités de la réparation du dommage, au nombre desquelles figure le prononcé d’injonctions, dans les conditions définies au point précédent, alors même que le requérant demanderait l’annulation du refus de la personne publique de mettre fin au dommage, assortie de conclusions aux fins d’injonction à prendre de telles mesures. Dans ce cas, il doit regarder ce refus de la personne publique comme ayant pour seul effet de lier le contentieux.
Responsabilité du comptable public en cas de manquement : office du juge
CE, sect., 6 déc. 2019, n° 418741, Mme A. ; CE, sect., 6 déc. 2019, n° 425542, Min. Action et Cptes publics
L’article 60 de la loi n° 63-156 du 23 février 1963 modifié par la loi n° 2011-1978 du 28 décembre 2011 institue, dans l’intérêt de l’ordre public financier, un régime légal de responsabilité pécuniaire et personnelle des comptables publics distinct de la responsabilité de droit commun. Lorsque le manquement du comptable aux obligations qui lui incombent n’a pas causé de préjudice financier à l’organisme public concerné, le juge des comptes peut l’obliger à s’acquitter d’une somme non rémissible. Lorsque le manquement du comptable a causé un préjudice financier à l’organisme public concerné, le juge des comptes met en débet le comptable, qui a alors l’obligation de verser de ses deniers personnels la somme correspondante. Il appartient ainsi au juge des comptes d’apprécier si le manquement du comptable a causé un préjudice financier à l’organisme public concerné et, le cas échéant, d’évaluer l’ampleur de ce préjudice. Il doit, à cette fin, d’une part, rechercher s’il existait un lien de causalité entre le préjudice et le manquement à la date où ce dernier a été commis et, d’autre part, apprécier le montant du préjudice à la date à laquelle il statue en prenant en compte, le cas échéant, des éléments postérieurs au manquement.
Pour déterminer si le paiement irrégulier d’une dépense par un comptable public a causé un préjudice financier à l’organisme public concerné, il appartient au juge des comptes de vérifier, au vu des éléments qui lui sont soumis à la date à laquelle il statue, si la correcte exécution, par le comptable, des contrôles lui incombant aurait permis d’éviter que soit payée une dépense qui n’était pas effectivement due. Lorsque le manquement du comptable porte sur l’exactitude de la liquidation de la dépense et qu’il en est résulté un trop-payé, ou conduit à payer une dépense en l’absence de tout ordre de payer ou une dette prescrite ou non échue, ou à priver le paiement d’effet libératoire, il doit être regardé comme ayant par lui-même, sauf circonstances particulières, causé un préjudice financier à l’organisme public concerné.
À l’inverse, lorsque le manquement du comptable aux obligations qui lui incombent au titre du paiement d’une dépense porte seulement sur le respect de règles formelles que sont l’exacte imputation budgétaire de la dépense ou l’existence du visa du contrôleur budgétaire lorsque celle-ci devait, en l’état des textes applicables, être contrôlée par le comptable, il doit être regardé comme n’ayant pas par lui-même, sauf circonstances particulières, causé de préjudice financier à l’organisme public concerné. Le manquement du comptable aux autres obligations lui incombant, telles que le contrôle de la qualité de l’ordonnateur ou de son délégué, de la disponibilité des crédits, de la production des pièces justificatives requises ou de la certification du service fait, doit être regardé comme n’ayant, en principe, pas causé un préjudice financier à l’organisme public concerné lorsqu’il ressort des pièces du dossier, y compris d’éléments postérieurs aux manquements en cause, que la dépense repose sur les fondements juridiques dont il appartenait au comptable de vérifier l’existence au regard de la nomenclature, que l’ordonnateur a voulu l’exposer, et, le cas échéant, que le service a été fait.
Motifs de déréférencement
CE, 6 déc. 2019, n° 393769, Mme X ; CE, 6 déc. 2019, n° 395335, Mme X ; CE, 6 déc. 2019, n° 403868, Mme X ; CE, 6 déc. 2019, n° 401258, M. X ; CE, 6 déc. 2019, n° 405464, M. X ; CE, 6 déc. 2019, n° 405910, M. X
Il appartient en principe à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), saisie par une personne d’une demande tendant à ce qu’elle mette l’exploitant d’un moteur de recherche en demeure de procéder au déréférencement de liens renvoyant vers des pages web publiées par des tiers et contenant des données personnelles ne relevant pas de catégories particulières la concernant, d’y faire droit. Toutefois, il revient à la CNIL d’apprécier, compte tenu du droit à la liberté d’information, s’il existe un intérêt prépondérant du public à avoir accès à une telle information à partir d’une recherche portant sur le nom de cette personne, de nature à faire obstacle au droit au déréférencement. Pour procéder ainsi à une mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel et le droit à la liberté d’information, et apprécier s’il peut être légalement fait échec au droit au déréférencement, il lui incombe de tenir notamment compte, d’une part, de la nature des données en cause, de leur contenu, de leur caractère plus ou moins objectif, de leur exactitude, de leur source, des conditions et de la date de leur mise en ligne et des répercussions que leur référencement est susceptible d’avoir pour la personne concernée et, d’autre part, de la notoriété de cette personne, de son rôle dans la vie publique et de sa fonction dans la société. Il lui incombe également de prendre en compte la possibilité d’accéder aux mêmes informations à partir d’une recherche portant sur des mots-clés ne mentionnant pas le nom de la personne concernée ainsi que le rôle qu’a, le cas échéant, joué cette dernière dans la publicité conférée aux données la concernant (CE, 6 déc. 2019, n° 393769).
Lorsque des liens mènent vers des pages web contenant des données sensibles, il appartient en principe à la CNIL de faire droit à une demande de mettre en demeure l’exploitant de procéder au déréférencement. Il n’en va autrement que s’il apparaît, compte tenu du droit à la liberté d’information, que l’accès à une telle information à partir d’une recherche portant sur le nom de cette personne est strictement nécessaire à l’information du public.
Eu égard à la nature et au contenu des informations, qui sont issues d’une enquête journalistique, dont l’exactitude n’est pas contestée et qui mettent aussi en cause un ancien président d’un pays étranger et compte tenu du rôle que joue la requérante dans la vie économique et sociale de ce pays, la CNIL a pu légalement estimer que l’intérêt prépondérant du public à avoir accès à ces informations à partir d’une recherche effectuée sur le nom de la requérante faisait obstacle, malgré leur ancienneté, à ce qu’il soit fait droit à la demande de déréférencement.
Eu égard à la nature et au contenu des informations litigieuses, qui touchent à l’intimité de la requérante et qui proviennent de rumeurs, et au fait que, à la date de la présente décision, il est possible d’accéder par d’autres liens à des informations faisant état des relations amicales entre l’intéressée et cet ancien président, la CNIL n’a pu, en dépit du rôle que joue la requérante dans la vie économique et sociale du pays, légalement estimer que le maintien des liens permettant d’avoir accès à ces informations à partir d’une recherche effectuée sur le nom de la requérante était strictement nécessaire à l’information du public (CE, 6 déc. 2019, n° 395335).
Dans l’hypothèse particulière où le lien mène vers une page web faisant état d’une étape d’une procédure judiciaire ne correspondant plus à la situation judiciaire actuelle de la personne concernée mais qu’il apparaît, au terme de la mise en balance effectuée dans les conditions énoncées au point précédent, que le maintien de son référencement est strictement nécessaire à l’information du public, l’exploitant d’un moteur de recherche est tenu, au plus tard à l’occasion de la demande de déréférencement, d’aménager la liste de résultats de telle sorte que les liens litigieux soient précédés sur cette liste de résultats d’au moins un lien menant vers une ou des pages web comportant des informations à jour afin que l’image qui en résulte reflète exactement la situation judiciaire actuelle de la personne concernée (CE, 6 déc. 2019, n° 401258).
Il est de l’intérêt du public d’accéder à des informations relatives à l’activité et aux coordonnées professionnelles d’un médecin généraliste (CE, 6 déc. 2019, n° 403868).
Eu égard à la nature et au contenu des données à caractère personnel figurant sur les pages web faisant état du brevet que le requérant a déposé, à l’ancienneté de ce brevet et au fait que le requérant ne bénéficie plus du monopole d’exploitation de son invention, n’a déposé aucun autre brevet depuis et ne joue ni n’a joué aucun rôle dans la communauté scientifique autre que celui que les liens en litige permettent d’identifier, la CNIL n’a pu légalement estimer que le maintien du lien permettant d’avoir accès aux informations litigieuses à partir d’une recherche effectuée sur son nom présentait un intérêt prépondérant pour le public, alors qu’il reste par ailleurs possible d’accéder aux informations relatives à son invention et à ses coordonnées sur la base d’une recherche sur le champ dont relèvent ses travaux (CE, 6 déc. 2019, n° 405910).
Eu égard à la nature et au contenu des informations litigieuses, à leur source, au rôle qu’a joué et continue de jouer dans la vie publique le requérant, maire de sa commune, et au contexte dans lequel ont été tenus les propos rapportés, faisant état de la condamnation de l’intéressé pour apologie de crimes de guerre ou contre l’humanité, vers lesquels mènent les liens litigieux, la CNIL a pu légalement estimer que le maintien des liens permettant d’avoir accès à ces informations à partir d’une recherche effectuée sur le nom du requérant était strictement nécessaire à l’information du public. Le refus de la CNIL d’ordonner à l’exploitant du moteur de recherche de procéder aux déréférencements n’est pas entaché d’illégalité (CE, 6 déc. 2019, n° 405464).
Eu égard à la nature et au contenu des données à caractère personnel litigieuses, au fait non contesté que l’intéressé a quitté ses fonctions au sein de l’Église de scientologie depuis plus de 10 ans et qu’il n’exerce désormais plus d’activité en liaison avec cette organisation, à l’ancienneté des faits, à la circonstance que l’affaire rapportée dans l’article de presse s’est conclue par une ordonnance de non-lieu et aux répercussions qu’est susceptible d’avoir pour l’intéressé le maintien des liens permettant d’y avoir accès à partir d’une recherche effectuée sur son nom, la CNIL n’a pu légalement estimer que le maintien de ces liens présentait un intérêt prépondérant pour le public, alors que, par ailleurs, les internautes intéressés peuvent, dans le cadre d’une recherche effectuée à partir de mots-clés ne mentionnant pas le nom du requérant, continuer à y accéder (CE, 6 déc. 2019, n° 393769).
Possibilité de changement d’affectation d’une victime de harcèlement moral
CE, 19 déc. 2019, n° 419062, B
Si la circonstance qu’un agent a subi ou refusé de subir des agissements de harcèlement moral ne saurait légalement justifier que lui soit imposée une mesure relative à son affectation, à sa mutation ou à son détachement, elle ne fait pas obstacle à ce que l’Administration prenne, à l’égard de cet agent, dans son intérêt ou dans l’intérêt du service, une telle mesure si aucune autre mesure relevant de sa compétence, prise notamment à l’égard des auteurs des agissements en cause, n’est de nature à atteindre le même but.
Lorsqu’une telle mesure est contestée devant lui par un agent public au motif qu’elle méconnaît les dispositions de l’article 6 quinquies de la loi du 13 juillet 1983, il incombe d’abord au juge administratif d’apprécier si l’agent a subi ou refusé de subir des agissements de harcèlement moral. S’il estime que tel est le cas, il lui appartient, dans un second temps, d’apprécier si l’Administration justifie n’avoir pu prendre, pour préserver l’intérêt du service ou celui de l’agent, aucune autre mesure, notamment à l’égard des auteurs du harcèlement moral5.
Responsabilité de l’État du fait d’une loi déclarée contraire à la Constitution
CE, ass., 24 déc. 2019, n° 428162, Laillat ; CE, ass., 24 déc. 2019, n° 425983, Sté hôtelière Paris Eiffel Suffren
La responsabilité de l’État du fait des lois est susceptible d’être engagée, d’une part, sur le fondement de l’égalité des citoyens devant les charges publiques, pour assurer la réparation de préjudices nés de l’adoption d’une loi à la condition que cette loi n’ait pas exclu toute indemnisation et que le préjudice dont il est demandé réparation, revêtant un caractère grave et spécial, ne puisse, dès lors, être regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés6.
Elle peut également être engagée, d’autre part, en raison des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes, pour réparer l’ensemble des préjudices qui résultent de l’application d’une loi méconnaissant la Constitution ou les engagements internationaux de la France7. Toutefois, il résulte des dispositions des articles 61, 61-1 et 62 de la Constitution que la responsabilité de l’État n’est susceptible d’être engagée du fait d’une disposition législative contraire à la Constitution que si le Conseil constitutionnel a déclaré cette disposition inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1, lors de l’examen d’une question prioritaire de constitutionnalité, ou bien encore, sur le fondement de l’article 61, à l’occasion de l’examen de dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine. En outre, l’engagement de cette responsabilité est subordonné à la condition que la décision du Conseil constitutionnel, qui détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause, ne s’y oppose pas, soit qu’elle l’exclue expressément, soit qu’elle laisse subsister tout ou partie des effets pécuniaires produits par la loi qu’une action indemnitaire équivaudrait à remettre en cause.
Lorsque ces conditions sont réunies, il appartient à la victime d’établir la réalité de son préjudice et l’existence d’un lien direct de causalité entre l’inconstitutionnalité de la loi et ce préjudice. Par ailleurs, la prescription quadriennale commence à courir dès lors que le préjudice qui résulte de l’application de la loi à sa situation peut être connu dans sa réalité et son étendue par la victime, sans qu’elle puisse être légitimement regardée comme ignorant l’existence de sa créance jusqu’à l’intervention de la déclaration d’inconstitutionnalité.
Compétence du juge judiciaire pour annuler une mesure d’admission en soins psychiatriques sans consentement
T. confl., 9 déc. 2019, n° 4174, A
Depuis l’entrée en vigueur des articles L. 3211-12, L. 3211-12-1 et L. 3216-1 du Code de la santé publique, issus de la loi du 5 juillet 2011, la juridiction judiciaire est seule compétente pour apprécier non seulement le bien-fondé mais également la régularité d’une mesure d’admission en soins psychiatriques sans consentement et les conséquences qui peuvent en résulter. Toute action relative à une telle mesure doit être portée devant cette juridiction, à laquelle il appartient, le cas échéant, d’en prononcer l’annulation.
Responsabilité pour durée excessive de la procédure devant les deux ordres de juridiction
T. confl., 9 déc. 2019, n° 4160, C
L’article 16 de la loi du 24 mai 1872 donne compétence au seul Tribunal des conflits pour connaître des actions engagées aux fins de réparation des préjudices résultant d’une durée excessive des procédures juridictionnelles non seulement lorsque les parties ont saisi successivement les deux ordres de juridiction, du fait d’une difficulté pour identifier l’ordre de juridiction compétent, le cas échéant tranchée par le Tribunal, mais aussi lorsque le litige a dû être porté devant des juridictions des deux ordres en raison des règles qui gouvernent la répartition des compétences entre eux.
Le caractère excessif du délai de jugement d’une affaire doit s’apprécier en tenant compte des spécificités de chaque affaire et en prenant en compte sa complexité, les conditions de déroulement des procédures et le comportement des parties tout au long de celles-ci, ainsi que l’intérêt qu’il peut y avoir, pour l’une ou l’autre partie au litige, à ce que celui-ci soit tranché rapidement.
Contrefaçon de droits de propriété intellectuelle invoquée à l’appui de l’invalidité d’un marché public : question préjudicielle devant le juge judiciaire
T. confl., 9 déc. 2019, n° 4169, Sté Biomediqa
L’article L. 615-17, alinéa 1er, du Code de la propriété intellectuelle, qui réserve aux tribunaux de grande instance spécialement désignés la connaissance des litiges qu’il mentionne, déroge aux principes gouvernant la responsabilité des personnes publiques, ainsi qu’à la règle de compétence énoncée par l’article 2 de la loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001.
Lorsqu’elle est saisie par un tiers au contrat de conclusions contestant la validité d’un marché public, la juridiction administrative n’a pas compétence pour se prononcer sur le moyen tiré de l’irrégularité de l’offre de la société attributaire du marché, en tant qu’elle porterait atteinte aux droits de propriété intellectuelle de ce tiers, et il lui incombe de ne statuer qu’après la décision du tribunal de grande instance compétent, saisi à titre préjudiciel, sur l’existence de la contrefaçon. Elle a, en revanche, seule compétence pour se prononcer, ensuite, sur les autres moyens d’annulation et, si elle constate l’existence de vices entachant la validité du contrat, pour en apprécier l’importance et les conséquences.
Il résulte de ce qui précède que, s’agissant d’un litige qui tend à l’annulation d’un contrat administratif et à l’indemnisation du préjudice résultant de sa passation, la juridiction administrative a seule compétence pour en connaître. Toutefois, en cas de contestation sérieuse et sous réserve que cette appréciation soit nécessaire à la solution du litige, il lui appartient de saisir, à titre préjudiciel, le tribunal de grande instance compétent afin qu’il soit statué sur l’existence de la contrefaçon des droits de propriété intellectuelle invoqués par la société requérante.
Action directe en paiement du voiturier contre la personne publique destinataire : compétence judiciaire
T. confl., 9 déc. 2019, n° 4164, Sté Ducournau Transports
L’article L. 132-8 du Code de commerce dispose que : « La lettre de voiture forme un contrat entre l’expéditeur, le voiturier et le destinataire ou entre l’expéditeur, le destinataire, le commissionnaire et le voiturier. Le voiturier a ainsi une action directe en paiement de ses prestations à l’encontre de l’expéditeur et du destinataire, lesquels sont garants du paiement du prix du transport… »
Le contrat sur lequel le voiturier fonde son action directe en paiement contre le centre hospitalier et par lequel l’entrepreneur de travaux a confié à ce voiturier la livraison de matériaux sur le chantier de construction d’un hôpital, partie au contrat en qualité de destinataire, n’a pas pour objet l’exécution d’un service public. Il ne comporte aucune clause qui, notamment par les prérogatives reconnues à la personne publique contractante dans l’exécution du contrat, impliquerait, dans l’intérêt général, qu’il relève du régime exorbitant des contrats administratifs. Le transporteur ne participe pas à une opération de travaux publics, et le fait que la marchandise acheminée soit destinée à l’exécution de tels travaux n’a pas en lui-même d’incidence sur la nature du contrat de transport.
Le contrat invoqué est un contrat de droit privé. L’action formée par la société à l’égard du centre hospitalier ressortit à la compétence de la juridiction judiciaire.
Notes de bas de pages
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1.
V. CE, ass., 21 mars 2016, n° 390023, Sté NC Numericable : Lebon, p. 88 – CE, ass., 21 mars 2016, n° 368082, Sté Fairvesta International GmbH et a. : Lebon, p. 76.
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2.
CE, sect., 13 juill. 2016, n° 388150, Sté GDF Suez : Lebon, p. 384.
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3.
Ab. jur. CE, sect., 23 juin 1967, n° 54984, Laquière : Lebon, p. 273.
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4.
CE, 18 mars 2019, n° 411462, Cne de Chambéry : Lebon T.
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5.
CE, sect., 11 juill. 2011, n° 321225, Mme Montaut : Lebon, p. 349.
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6.
CE, ass., 14 janv. 1938, n° 51704, SA des produits laitiers La Fleurette : Lebon, p. 25 – CE, 2 nov. 2005, n° 266564, Sté coopérative agricole Ax’ion : Lebon, p. 468.
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7.
CE, ass., 8 févr. 2007, n° 279522, Gardedieu : Lebon, p. 78.