Sainte-Soline : « Le Samu n’a pas l’autorisation d’intervenir seul en zone d’exclusion »

Publié le 30/03/2023

La polémique enfle au sujet des deux blessés graves parmi les manifestants de Sainte-Soline contre la mégabassine le 25 mars. Un enregistrement publié par Le Monde d’une conversation entre des représentants de la Ligue des droits de l’homme (LDH) présents sur place et le Samu révèle que ce dernier n’aurait pas été autorisé à se rendre sur les lieux de la manifestation. Certains accusent en conséquence les forces de l’ordre d’avoir volontairement interdit l’accès du site aux secours, alors que plusieurs manifestants étaient gravement blessés. Âgés respectivement de 32 et 34 ans, les deux hommes sont dans le coma. Précisons que la manifestation, qui a rassemblé sur place 30 000 personnes (selon les organisateurs), n’était ni déclarée, ni autorisée. Elle a mobilisé 3 000 policiers et gendarmes. Il y aurait deux cents manifestants blessés selon les organisateurs, sept selon le parquet, ainsi que quarante-sept gendarmes et deux journalistes. Plusieurs enquêtes sont en cours des chefs notamment d’organisation de manifestation interdite sur la voie publique, violences sur militaires de la gendarmerie nationale aggravées, participation à un groupement formé en vue de commettre des violences ou des dégradations, etc. Par ailleurs, des enquêtes ont été confiées au parquet spécialisé dans les affaires militaires de Rennes pour déterminer les circonstances dans lesquelles les deux manifestants ont été blessés. La famille de l’un d’entre eux a porté plainte pour tentative de meurtre et entrave aux secours.

Nous avons demandé à Me benoît Flamant, avocat au barreau de Paris, qui a été auparavant commandant de sapeurs-pompiers et directeur des affaires juridiques de plusieurs services de secours, de nous éclairer sur l’organisation des forces de l’ordre et des soignants lors de ce type d’événements.

Sainte-Soline : "Le Samu n'a pas l'autorisation d'intervenir seul en zone d'exclusion"
Photo : ©AdobeStck/Yanniklab

Actu-Juridique : On découvre à l’occasion de l’affaire de Sainte-Soline que les forces de l’ordre peuvent interdire l’accès d’une zone à des secours, comment est-ce possible ?

Benoît Flamant : Sur une zone d’intervention nécessitant de gérer une crise, il faut un commandement unifié. Il s’agit pour l’un des corps intervenant de coordonner l’action des autres services des autres intervenants tout en dirigeant ses propres équipes. Jusqu’aux attentats du Bataclan, c’étaient les pompiers qui, le plus souvent, assumaient ce commandement et non les forces de sécurité intérieure. À la fois des raisons historiques et très matérielles : nous avons longtemps été les seuls à disposer de postes de commandements. La mission du commandant de l’opération, en plus de diriger ses équipes, consiste à veiller à la sécurité des intervenants, coordonner les services, mettre en place un raisonnement tactique d’ensemble intégrant les services en fonction de la situation sur place, des besoins du moment. Aucun service ne dispose seul de la capacité de résoudre une situation de crise. Pour être complet, nous n’avons pas attendu les attentats du 13 novembre, pour créer des commandants des opérations de secours spéciales et les confier à la police. Dans certains cas, par exemple les violences urbaines, ont considéré que le secours aux victimes ou l’incendie n’est pas le principal objectif même s’il ne peut pas être occulté, il faut aussi et avant tout gérer la sécurité publique et rétablir l’ordre. Confier la coordination aux forces de sécurité intérieure faisait du sens. Cela a été acté à l’article 14 la loi de modernisation de la sécurité civiles qui est devenu depuis l’article L741-2 du Code de la sécurité intérieure. Cet article permet au préfet, lorsqu’il active le plan ORSEC (Organisation de réponse de sécurité civile), de désigner un commandant des opérations spéciales. C’est désormais ainsi que ça fonctionne, avec une partie menante et des parties concourantes. Par exemple lors d’un attentat, dans la phase de réponse à la menace, la direction est confiée au commandant des opérations de police et de gendarmerie (COPG), puis lorsqu’il faut secourir les blessés, la santé prend le commandement (Commandement des opérations de secours – COS) et le COPG devient partie concourante. Cette même logique s’applique depuis longtemps lors de violences urbaines. Cette organisation qui permet aux différents intervenants d’être coordonnées par une partie menante (COS ou COPG) fonctionne très bien, ce qui explique qu’elle s’applique désormais naturellement y compris aux situations de crise comme celle de ce week-end.

Actu-Juridique : Donc ici, il s’agissait d’un maintien de l’ordre sous la direction des forces de gendarmerie, qu’en est-il du Samu ?

BF : Pour des raisons historiques, et en raison de ses modalités de fonctionnement le Samu est partie concourante, jamais menante à ma connaissance. Il y a peut-être une exception sur Paris où les moyens dont il dispose sont plus importants. Le plus souvent, parfois en alternance avec les sapeurs-pompiers, le Samu tiendra la fonction de directeur des secours médicaux (DSM). Pour simplifier, le DSM est chargé, sous la direction du commandant de l’opération, de coordonner l’ensemble de la chaîne médicale des secours sur les lieux et jusqu’à l’évacuation.

Actu-Juridique : Qu’est-ce que le zonage qui a été mis en place par les forces de l’ordre à Sainte-Soline ?

BF : Le COS ou le COPG, selon les cas, assure le commandement de l’ensemble. À ce titre, il organise les opérations, adopte une tactique et l’adapte en permanence ; il doit également veiller à la sécurité des personnes sur la zone (intervenants, journalistes, etc.). Le zonage, qui découpe la zone d’intervention en plusieurs sous-ensembles selon leur niveau de danger a priori, l’aide dans ses différentes tâches. On distingue trois zones sur le théâtre des opérations que l’on matérialise souvent par des cercles concentriques. La zone d’exclusion est celle des événements, là où il y a danger, elle est aussi appelée zone rouge. On n’y fait rentrer que les gens dont la présence est strictement nécessaire à la résolution de la crise et qui doivent impérativement porter un équipement de protection individuelle assez lourd. Dans le cas dont vous me parlez si l’on regarde comment étaient équipés les intervenants lors des opérations de Notre Dame des Landes, s’agirait ici de gilets pare-balles éventuellement et de casques lourds ainsi que de « masque à gaz ». Ensuite il y a la zone contrôlée, ou zone orange, où l’on entre également avec un équipement de protection individuelle, mais plus léger. Pour reprendre l’analogie avec l’opération de Notre Dame des Landes, il s’agirait par exemple du port d’une veste pour se protéger des coupures et des projections ainsi que d’un casque classique. D’un côté de cette zone, se trouve la zone rouge, de l’autre, la troisième zone : la zone de soutien, ou zone verte. On y trouve les équipes en attente. Le poste de commandement est le plus souvent entre la zone contrôlée et la zone de soutien, ce qui évite de faire rentrer les intervenants dans une zone dangereuse lorsqu’ils viennent se présenter au poste de commandement pour prendre leur mission. C’est aussi dans cette zone que l’on place les blessés avant leur évacuation sur les hôpitaux par exemple.

Actu-Juridique : Est-ce que le zonage est susceptible d’être modifié en cours d’opération ?

BF : Le zonage est évolutif, cela fait partie des difficultés. En cas de fuite d’un produit chimique dans l’air, il peut dépendre du vent et on comprend intuitivement que le COS doit alors l’adapter. Dans le cas d’émeutes c’est la même logique, le danger évolue et se déplace. Ceci force le commandement à réévaluer en permanence les zones, sachant qu’en cas d’erreur, on risque de faire entrer des personnes involontairement en zone rouge et donc de les mettre en danger. Cette réévaluation se fait sur la base des informations dont on dispose à un moment donné au poste de commandement, mais il y a forcément un temps de latence entre la situation du terrain, la remontée qui en est faite, les décisions qui sont prises et, évidemment, leur traduction sur le terrain. S’il s’agit « d’élargir » le zonage en augmentant par exemple la zone rouge, ce n’est pas grave, au pire on pèche par excès de prudence vis-à-vis des intervenants qui augmentent leur niveau d’équipement et ont une posture plus vigilante, « qui peut le plus peut le moins ». Alléger un dispositif est beaucoup plus compliqué, on ne sait pas si les informations dont on dispose n’ont pas donné lieu depuis à une évolution défavorable. Se tromper ici a beaucoup de plus de conséquences notamment pour les intervenants.

Actu-Juridique : Si un blessé très grave se trouve en zone d’exclusion, on ne peut donc pas y envoyer les secours ?

BF : Oui et non. Non parce qu’on mettrait le personnel médical en danger ainsi que le blessé lui-même. Pour stabiliser un traumatisé crânien en vue de son transport à l’hôpital, il faut parfois plus d’une heure. Cela est complexe et implique de vérifier les différentes fonctions : de conscience, respiratoire, circulatoire etc. ; si l’une disparaît en général ensuite les autres s’effondrent, il faut donc les soutenir, anticiper l’évolution de l’état du patient, l’immobiliser correctement pour ne pas aggraver la situation lors de son transport. Ce sont des gestes médicaux complexes qui nécessitent de prendre son temps. S’il faut intuber la victime, ce qui arrive, c’est un geste technique qui ne prend cinq minutes que dans les feuilletons télévisés. Il est impossible de faire tout ça en zone d’exclusion, c’est-à-dire au milieu des affrontements et, qui plus est, avec un équipement de protection que le personnel médical n’a pas l’habitude de porter et qui entrave les mouvements. On a évoqué une accalmie de trente minutes, cela n’aurait probablement pas suffi. Si ça dérape, qu’est-ce qu’on fait ? Les soignants abandonnent la victime en cours de soins pour se mettre en sécurité ? Donc oui on y va, mais pour extraire les blessés de la zone rouge et les ramener vers une zone moins dangereuse afin de leur prodiguer des soins. On amène la victime aux soignants. Mais encore faut-il pouvoir aller la récupérer, ce qui n’est pas toujours facile puisqu’il faut pouvoir protéger ceux à qui cette mission serait confiée. Et le COPG doit composer avec ses effectifs sur la zone, il ne peut pas toujours détacher les personnels nécessaires pour cette mission.

Actu-Juridique : On peut donc estimer qu’il n’y a rien d’étonnant à la réponse du Samu ?

BF : En première intention non, ils ont appliqué la doctrine. En effet, il y a des équipes médicales sur place et, dans cette configuration, le Samu n’a pas l’autorisation d’intervenir seul et sans l’aval du commandement en zone d’exclusion. Mais allons plus loin. Niort est à 50 kilomètres de Sainte-Soline, ils auraient mis au moins une demi-heure par voie routière, la situation aurait-elle encore été stable à l’arrivée ? Le COPG ne pouvait pas le garantir, je pense. De toute façon, on n’envoie pas un véhicule blanc avec un gyrophare en zone d’exclusion au milieu de gens qui s’affrontent, ou lorsque la situation n’est pas durablement stabilisée. Il peut arriver n’importe quoi. Le Samu 79 a parlé de risque d’explosion avec l’oxygène transporté, tout peut toujours exploser. On peut aussi avoir un véhicule incendié, c’est arrivé. Une bouteille d’oxygène, il y en a rarement une seule, c’est 5 litres d’oxygène liquéfié stocké à 200 bars de pression. Une bombe. En plus il n’y a pas nécessairement beaucoup de lignes SMUR (NDLR : Service mobile d’urgence) dans le département 79, certains départements n’en ont qu’une. Une ligne c’est un véhicule médicalisé et armé régulièrement avec un médecin diplômé en médecine d’urgence, un infirmier, et un conducteur ambulancier diplômé, c’est rare et précieux dans l’état actuel de nos déserts médicaux. Quant au véhicule équipé, il est très cher, certains dispositifs coûtent 13 000 euros, un véhicule équipé est de l’ordre de 70 000 euros. Si l’ambulance brûle, au-delà du coût du remplacement, le commandement est face à un double échec : il a mis en danger une équipe sans améliorer la situation de la victime, et il prive la population d’une ligne de SMUR pour plusieurs semaines ou mois. Dans ce genre de situation, on ne prend que de mauvaises décisions, à l’issue d’arbitrages bénéfices/risques difficiles et réalisés en urgence, l’objectif est de prendre les moins mauvaises. C’est toute la difficulté pour le COPG de devoir en permanence décider dans l’incertitude. Dans l’absolu, et en me gardant de me mêler du fond de ce dossier, la réponse du Samu est cohérente au regard des choix du COPG.

Sainte-Soline : "Le Samu n'a pas l'autorisation d'intervenir seul en zone d'exclusion"
Schéma extrait du dossier de presse réalisé par la préfecture de la Charente pour leur exercice NOVI ATTENTAT du 11 avril 2019

 

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