L’annulation avec effet différé d’une convention conclue de manière provisoire pour la gestion d’un service public de restauration municipale après avoir été requalifiée en marché public

Publié le 08/12/2017

Le Conseil d’État a, sur le fondement des nouvelles dispositions relatives aux marchés publics et aux contrats de concession, rendu une décision le 24 mai 2017, Société Regal des îles, n° 407213, intéressante à plus d’un titre en ce qu’elle fournit des précisions en droit des contrats et contentieux contractuel.

En effet, par cette décision, le Conseil d’État apporte de nouveaux éclaircissements à sa jurisprudence en matière d’articulation des référés précontractuel et contractuel.

Ensuite, et concernant la délicate question de la requalification d’un contrat de concession de service public en marché public, le Conseil d’État fait une application in concreto du critère relatif au transfert du risque d’exploitation du service public de restauration scolaire.

Enfin, tirant toutes les conséquences de la requalification de la convention litigieuse en marché public en raison de l’absence d’un transfert de risque, le Conseil d’État apporte de dernières précisions sur la possibilité de conclure un marché public sans publicité ni mise en concurrence et les effets d’une annulation contentieuse.

CE, 24 mai 2017, no 407213, Société Régal des îles

La commune de Saint-Benoît a signé avec la société Dupont Restauration Réunion une convention provisoire pour la gestion du service public de restauration municipale le lundi 28 novembre 2016.

La société Régal des îles a saisi le même jour le juge des référés du tribunal administratif de La Réunion d’une demande d’annulation de la procédure de passation de ce contrat sur le fondement de l’article L. 551-1 du Code de justice administrative. Après avoir été informée de la signature de la convention, la société Régal des îles a maintenu ses conclusions initiales et présenté des conclusions subsidiaires tendant à l’annulation du contrat sur le fondement des articles L. 551-13 et suivants du Code de justice administrative.

Le juge des référés du tribunal administratif de La Réunion a rejeté, par une ordonnance n° 1601218 du 9 janvier 2017, comme irrecevables l’ensemble des conclusions présentées par la société.

C’est dans ces conditions que la société Régal des îles s’est pourvue contre l’ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de La Réunion en tant qu’il a rejeté ses conclusions présentées au titre de l’article L. 551-13 du Code de justice administrative et que la haute juridiction a rendu sa décision sur le fondement des nouvelles dispositions des ordonnances n° 2015-899 relative aux marchés publics et n° 2016-65 relative aux contrats de concession.

La décision n° 407213 du 24 mai 2017 présente plusieurs intérêts.

1) Le premier intérêt de la décision commentée réside dans le fait que le Conseil d’État rappelle qu’un référé contractuel n’est pas irrecevable dès lors qu’un concurrent évincé a introduit préalablement un référé précontractuel alors qu’il était, du fait du comportement de la personne publique, dans l’ignorance de la signature du contrat (cons. 2 à 6) (I).

2) Le deuxième intérêt de la décision commentée est la requalification d’un contrat de concession de service public en marché public (cons. 8 et 9).

Ici le juge administratif constate que pour sa rémunération le cocontractant perçoit, en plus du prix du repas payé par les usagers, une subvention et un complément de prix unitaire par repas servi ; ces deux versements correspondant à 86 % de sa rémunération.

Le risque supporté par le cocontractant ne portait, en fait, dans les circonstances de l’espèce, que sur la différence entre repas commandés et repas servis, sur la variation de la fréquentation des cantines et sur les impayés.

Or le Conseil d’État estime que les deux premiers éléments sont peu susceptibles de variation compte tenu, entre autres, de la durée limitée du contrat.

Il considère qu’il n’y a pas eu transfert du risque d’exploitation et requalifie en conséquence le contrat litigieux en marché public (II).

3) Enfin, le troisième intérêt de la décision réside dans la précision apportée quant aux conditions dans lesquelles un marché public peut être conclu sans publicité ni mise en concurrence (cons. 10 à 12).

À la différence du droit des concessions, il existe, s’agissant des marchés publics, des dispositions expresses à l’article 30 du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics permettant de passer un marché sans publicité ni mise en concurrence.

Or, en l’espèce, le Conseil d’État constate que les conditions n’étaient pas remplies pour que le contrat, requalifié en marché public, ait pu être conclu sans publicité ni mise en concurrence.

Alors que c’est un jugement du 31 mars 2016 qui avait procédé à la résiliation du précédent contrat avec effet au 1er décembre 2016, le Conseil d’État relève qu’aucune initiative n’a été prise par la commune pour relancer une procédure au lendemain du jugement.

En tout état de cause, le Conseil d’État observe que la durée de la convention provisoire (14 mois) est excessive au regard de ce qui était nécessaire pour relancer une nouvelle procédure.

En conséquence, il y a lieu pour le Conseil d’État d’annuler le marché avec un effet différé de quatre mois qui est celui qui aurait été, très certainement, acceptable pour un marché passé sans publicité ni mise en concurrence (III).

I – Un référé contractuel n’est pas irrecevable dès lors qu’un concurrent évincé a introduit, préalablement, un référé précontractuel alors qu’il était, du fait du comportement de la personne publique, dans l’ignorance de la signature du contrat

Aux termes de l’article L. 551-14 du Code de justice administrative les personnes habilitées à agir en référé contractuel sont celles qui ont un intérêt à conclure le contrat et qui sont susceptibles d’être lésées par des manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles sont soumis ces contrats, ainsi que le représentant de l’État dans le cas des contrats passés par une collectivité territoriale ou un établissement public local.

Cet article prévoit toutefois qu’un tel recours n’est pas ouvert au demandeur ayant fait usage du recours précontractuel prévu à l’article L. 551-1 du Code de justice administrative contre les contrats passés par les pouvoirs adjudicateurs ou du recours précontractuel prévu à l’article L. 551-5 du même code contre les contrats passés par les entités adjudicatrices dès lors que le pouvoir adjudicateur et l’entité adjudicatrice ont respecté la suspension prévue aux articles L. 551-4 et L. 551-9 et se sont conformés à la décision juridictionnelle rendue sur ce recours.

En effet, l’article L. 551-4 (pour le pouvoir adjudicateur) et L. 551-9 (pour l’entité adjudicatrice) du Code de justice administrative disposent que le contrat ne peut être signé à compter de la saisine du tribunal administratif et jusqu’à la notification de la décision juridictionnelle.

Enfin, le référé contractuel ne saurait, en vertu des dispositions du premier alinéa de l’article L. 551-15 du Code de justice administrative, être exercé ni à l’égard des contrats dont la passation n’est pas soumise à une obligation de publicité préalable lorsque le pouvoir adjudicateur ou l’entité adjudicatrice a, avant la conclusion du contrat, rendu publique son intention de le conclure et observé un délai de 11 jours après cette publication (délai de standstill), ni à l’égard des contrats soumis à publicité préalable auxquels ne s’applique pas l’obligation de communiquer la décision d’attribution aux candidats non retenus lorsque le pouvoir adjudicateur ou l’entité adjudicatrice a accompli la même formalité liée à son intention de conclure le contrat.

Par une combinaison de ces articles, le Conseil d’État considère dans notre cas d’espèce que si le référé contractuel n’est effectivement pas ouvert au demandeur ayant fait usage du référé précontractuel dès lors que le contrat n’est pas signé à compter de la saisine du tribunal administratif et jusqu’à la notification de la décision juridictionnelle et que le pouvoir adjudicateur (ou l’entité adjudicatrice) s’est conformé à la décision juridictionnelle rendue sur ce recours, aucune disposition ne saurait toutefois avoir pour effet de rendre irrecevable un référé contractuel introduit par un concurrent évincé qui avait antérieurement introduit un référé précontractuel alors qu’il était dans l’ignorance de la signature du contrat du fait, s’agissant d’un contrat soumis à publicité préalable et à l’obligation de communiquer la décision d’attribution, d’un manquement du pouvoir adjudicateur à ses obligations ainsi qu’à celle consistant à observer, avant de signer le contrat, un délai de 11 jours après cette communication ou, s’agissant d’un contrat1 non soumis à une obligation de publicité préalable, de l’absence de publication par le pouvoir adjudicateur de son intention de conclure et de respect d’un délai d’au moins 11 jours entre la date de publication de l’avis et la date de conclusion du contrat.

Aussi, le Conseil d’État précise qu’en jugeant que les conclusions présentées par la société Régal des îles sur le fondement de l’article L. 551-13 du Code de justice administrative n’étaient pas recevables au seul motif que la société avait antérieurement introduit un référé précontractuel et que le pouvoir adjudicateur n’avait pas méconnu la suspension prévue à l’article L. 551-4 de ce code, sans rechercher si la société, dont le référé avait été introduit postérieurement à la signature du contrat, n’avait pas été privée de la possibilité d’introduire utilement son référé précontractuel du fait du comportement de la commune, le juge des référés du tribunal administratif de La Réunion a commis une erreur de droit.

Il convient de citer pour comparaison une solution dégagée par le Conseil d’État le 30 septembre 20112 en matière d’articulation des référés précontractuel et contractuel, favorable au pouvoir adjudicateur (la solution étant valable pour l’entité adjudicatrice) qui signe, en toute bonne foi, le contrat du fait de l’ignorance de l’introduction d’un référé précontractuel faute pour la société requérante de l’avoir notifié conformément cette fois aux dispositions de l’article R. 551-1 et R. 551-2 du Code de justice administrative.

En d’autres termes ici, le recours contractuel est fermé au demandeur peu diligent ayant fait usage du référé précontractuel.

L’importance de notifier le référé précontractuel au pouvoir adjudicateur (ou à l’entité adjudicatrice), même si sa méconnaissance n’a pas pour conséquence en tant que telle de rendre irrecevable le recours3, a été rappelé postérieurement par le Conseil d’État en 20144 qui a jugé que le pouvoir adjudicateur ne saurait être sanctionné pour manquement à son obligation de suspendre la signature du contrat dès lors que le recours en référé précontractuel ne lui a été ni communiqué par le greffe du tribunal, ni notifié par l’auteur du recours.

Ainsi, avec la décision commentée et celles rendues en 2011 et 2014, le Conseil d’État juge que le comportement tant du demandeur que du pouvoir adjudicateur (ou de l’entité adjudicatrice) sont des éléments à prendre en compte en matière d’articulation des référés précontractuel et contractuel pour juger si oui ou non le second est recevable lorsque le premier a déjà été introduit.

De manière synthétique, si la négligence de l’auteur d’un recours en référé précontractuel le prive de la possibilité de former un recours en référé contractuel, à l’inverse, l’ignorance par le requérant de la signature du contrat du fait d’un manquement du pouvoir adjudicateur (ou de l’entité adjudicatrice) à une de ses obligations ne saurait le priver de la substitution d’un référé contractuel à son référé précontractuel au sein de la même demande et requête dès lors que la conclusion du contrat litigieux est intervenue avant que le juge des référés précontractuels se soit prononcé. Si le contrat a été signé après que le juge des référés précontractuels se soit prononcé, l’auteur du premier recours pourra saisir d’une nouvelle requête le juge des référés contractuels.

II – La requalification par le juge en marché public d’une convention qualifiée par les parties de délégation de service public « provisoire » conclue sans mise en concurrence du fait de la résiliation de la convention initiale relative à la gestion du service de restauration municipale dans un précédent jugement

En ce qui concerne la (re)qualification du contrat litigieux, le Conseil d’État commence par rappeler dans son considérant 8 la définition légale du marché public et de la délégation de service public.

Aux termes de l’article 4 de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, les marchés sont les contrats conclus à titre onéreux par un ou plusieurs acheteurs soumis à l’ordonnance marchés publics avec un ou plusieurs opérateurs économiques pour répondre à leurs besoins en matière de travaux, de fournitures ou de services.

Aux termes de l’article L. 1411-1 du Code général des collectivités territoriales, une délégation de service public est un contrat de concession au sens de l’ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession conclu par écrit par lequel une autorité délégante confie la gestion d’un service public à un ou plusieurs opérateurs économiques à qui est transféré un risque lié à l’exploitation du service en contrepartie soit du droit d’exploiter le service qui fait l’objet du contrat, soit de ce droit assorti d’un prix.

La part de risque transférée au délégataire implique une réelle exposition aux aléas du marché de sorte que toute perte potentielle supportée par le délégataire ne doit pas être purement nominale ou négligeable.

De manière générale, le délégataire assume le risque d’exploitation lorsqu’il n’est pas assuré d’amortir les investissements ou les coûts qu’il a supportés, liés à l’exploitation du service.

La notion de délégation de service public a été progressivement définie, par opposition à la notion de marché public, grâce au critère du transfert du risque d’exploitation qui, par nature, n’existe pas dans les marchés publics.

« Un tel risque doit être compris comme étant le risque d’exposition aux aléas du marché, lequel peut notamment se traduire par le risque de concurrence de la part d’autres opérateurs, le risque d’une inadéquation entre l’offre et la demande de services, le risque d’insolvabilité des débiteurs du prix des services fournis, le risque d’absence de couverture des dépenses d’exploitation par les recettes ou encore le risque de responsabilité d’un préjudice lié à un manquement dans le service »5.

Ce qui compte c’est ce que le risque existe, au moins potentiellement.

L’analyse du transfert du risque procède de l’analyse de l’ensemble des dispositions contractuelles6.

L’approche se fait donc au cas par cas et au terme d’une analyse financière des clauses du contrat.

Le transfert du risque d’exploitation a été défini dans la directive n° 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur l’attribution de contrats de concession, transposée en droit interne par l’ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession :

« L’attribution d’une concession de travaux ou d’une concession de services implique le transfert au concessionnaire d’un risque d’exploitation lié à l’exploitation de ces travaux ou services, comprenant le risque lié à la demande, le risque lié à l’offre ou les deux. »

Quant à la jurisprudence du Conseil d’État, elle pose traditionnellement, pour qu’une convention soit qualifiée de délégation de service public, les critères suivants :

1) L’objet de la convention doit porter sur l’exécution du service public7 ;

2) Le mode de rémunération du cocontractant de l’administration doit être substantiellement lié aux résultats de l’exploitation du service8 et ;

3) L’exploitant doit de manière effective supporter un réel risque d’exploitation9.

Faisant une application du dernier critère, la cour administrative d’appel de Marseille a refusé de qualifier de marché public un contrat dans lequel l’exploitant du service public conservait à sa charge moins de 10 % du déficit potentiel10 ou dans lequel les recettes d’exploitation représentaient 20 % de l’ensemble des ressources du cocontractant11.

D’autres solutions juridictionnelles ont, au contraire, rejeté la qualification de délégation de service public pour retenir celle de marché public.

La cour administrative d’appel de Versailles, après avoir pourtant bien relevé que le cocontractant était rémunéré par les redevances perçues directement auprès des usagers (sauf pour les repas servis dans les centres aérés12), a mis en évidence toute la faiblesse du risque d’exploitation assumé par le cocontractant au vu de l’ensemble du schéma contractuel13. La cour souligne ici en effet que le prix unitaire des repas était fixé sur une base de 303 000 repas par an et était ajusté au cas où le nombre effectif de repas livrés variait de plus de 5 %.

En outre, le nombre de repas fournis s’était avéré extrêmement stable durant la période d’exécution du contrat et, en tout état de cause, ne dépendait que fort peu de la qualité du service ; le cocontractant bénéficiant d’une clientèle largement captive.

Enfin, la commune garantissait son cocontractant contre les impayés et versait à celui-ci une subvention de 40 % du prix des repas14.

Il résultait donc pour la cour de ces stipulations contractuelles que le cocontractant « ne supportait pratiquement aucun risque d’exploitation », ce qui faisait obstacle à la qualification de délégation de service public et entraînait la soumission au Code des marchés publics15.

Un contrat prévoyant une rémunération du gestionnaire assurée principalement par les usagers peut donc être qualifié de marché public faute d’un risque d’exploitation caractérisé.

Même si l’on savait depuis la décision Préfet des Bouches-du-Rhône16 que le degré d’aléa affectant la rémunération du gestionnaire doit primer sur l’origine de cette rémunération pour apprécier la réalité du risque d’exploitation pesant sur l’exploitant, il n’en demeure pas moins que le juge administratif n’a pas manqué17 dans ce dernier arrêt de marquer très symboliquement les esprits en enterrant définitivement une équation qui a longtemps structuré le droit des contrats : « rémunération par les redevances = concession ».

En d’autres termes, la rémunération du cocontractant par les redevances crée une présomption mais non une certitude de transfert du risque d’exploitation.

Dans le prolongement de ce qui précède, il n’est pas rare que le caractère « captif » des usagers du service public soit un élément de requalification juridique du contrat en marché public.

Ainsi, le juge administratif a déjà eu l’occasion de considérer par trois ordonnances rendues le même jour que les usagers scolaires sont considérés comme captifs dès lors que leur nombre n’est pas susceptible de diminuer de manière significative d’une année à l’autre.

Dès lors que la rémunération du futur délégataire prévoit une participation forfaitaire du délégant à hauteur 90 % et des recettes perçues sur les usagers de l’ordre de 10 % dont 5 % perçues sur les usagers scolaires, le juge estime que la seule fraction variable de la rémunération du futur délégataire ne dépassant pas 5 % était insuffisant pour qualifier un risque réel d’exploitation et une rémunération substantiellement liée à cette exploitation18.

Dans le contexte juridique et factuel de la décision commentée, le tribunal administratif de Saint-Denis de La Réunion avait confirmé dans un jugement du 31 mars 201619 la requalification en marché public du contrat improprement conclu sous la forme d’une délégation de service public pour l’exploitation de la cuisine municipale et dans le cadre duquel les recettes retirées par la société en provenance des usagers ne représentaient que 15 % du montant total des recettes et que le risque d’une différence entre les nombre de repas servis et le nombre de repas commandés se trouvait notablement réduit par le dispositif de commande qui était prévu par les stipulations de de la convention selon lesquels pour les repas scolaires, qui représentent 90 % des usagers, entre le 25 et 30 du mois, la collectivité envoyait un prévisionnel de repas à produire chaque jour pour le mois suivant, prévisionnel confirmé la veille du jour de consommation.

Le tribunal avait constaté par ailleurs que ni la commune de Saint-Benoît ni le concessionnaire n’apportaient d’éléments de nature à regarder comme substantiel le risque d’impayé et que la commune n’alléguait, ni même ne soutenait que le nombre d’usagers constitués pour l’essentiel d’enfants des écoles municipales serait susceptible de diminuer de manière substantielle d’une année sur l’autre.

Il s’en est suivi alors pour le juge que la société requérante était fondée à soutenir que la rémunération du cocontractant de la commune, en l’absence de réel risque d’exploitation, ne pouvait être regardée comme étant substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation et que le contrat était constitutif d’un marché public et non d’une délégation de service public.

Le tribunal administratif de Nice a retenu, avant que les premiers juges et le Conseil d’État ne se ressaisissent de la question, une interprétation identique que celle du tribunal administratif de Saint-Denis de La Réunion en jugeant qu’un contrat est une délégation de service public lorsque le nombre de repas indiqué dans la convention n’est pas garanti mais purement prévisionnel et que le chiffre d’affaires global de l’exploitation est lui-même susceptible de varier fortement en fonction du nombre de repas servis aux usagers20.

La délégation de service public ne se caractérise en effet pas, à la différence des marchés publics, par le paiement d’un prix fixe par l’administration à son prestataire mais bien par la variabilité des recettes perçues.

Ce caractère variable sera présent pour le juge lorsque la rémunération de l’exploitant est assise sur le nombre d’usagers soumis à un aléa réel en termes de fréquentation21. Dans ce cas la rémunération de l’exploitant n’est pas garantie.

Ce qui importe pour le juge c’est, qu’in fine, une part significative du risque d’exploitation reste à la charge du cocontractant et que sa rémunération soit directement et substantiellement liée aux résultats de l’exploitation du service.

Non lié par la qualification juridique donnée par les parties au contrat, le Conseil d’État analyse dans la décision commentée du 24 mai 2017, et conformément à la jurisprudence antérieure applicable en la matière, toutes les dispositions de la convention litigieuse signée postérieurement au jugement du tribunal administratif de Saint-Denis de la Réunion en date du 31 mars 2016 et dénommée « concession provisoire de service public pour la gestion du service de restauration municipale ».

La haute juridiction relève tout d’abord que l’objet de cette convention est de déléguer par affermage provisoire le service public de restauration scolaire. Elle relève ensuite qu’aux termes de l’article 2 de la convention, « la gestion du service est assurée par le concessionnaire à ses risques et périls » et que celui-ci « perçoit auprès des usagers un prix ».

Allant plus loin dans son analyse que la lettre de la convention, le juge constate, de manière fondamentale, que les stipulations de l’article 37 relatives à la rémunération du concessionnaire prévoient que le concessionnaire reçoit, en plus des recettes perçues sur les usagers, une subvention forfaitaire d’exploitation annuelle versée par la commune de Saint-Benoît ainsi qu’un complément de prix unitaire au repas servi, facturé selon le nombre de repas comptés lors de chaque service, également versé par la commune ; ces deux versements couvrant 86 % de la rémunération du cocontractant.

Pour le juge le risque économique du cocontractant ne porte, ainsi que le stipule la convention, que sur la différence entre les repas commandés et ceux effectivement servis, sur les variations de la fréquentation des cantines et sur les impayés.

Or le Conseil d’État estime :

« qu’eu égard à l’existence d’un dispositif de commande des repas, prévu par les stipulations de l’article 12.2 de la convention, la différence entre les repas commandés et les repas servis ne saurait varier de manière substantielle ; qu’en outre, compte tenu de l’objet du service, consistant en la fourniture de repas pour les cantines scolaires, pour les crèches et pour les centres aérés, et de la durée du contrat, limitée à quatorze mois, le nombre d’usagers n’est pas non plus susceptible de variations substantielles durant l’exécution de la convention ».

Enfin, et de nature à entériner son analyse, le juge relève que la commune de Saint-Benoît ne fournit aucun élément permettant d’évaluer le risque découlant des impayés.

Par conséquent, et dans de telles conditions, « la part de risque transférée au délégataire n’implique pas une réelle exposition aux aléas du marché et le cocontractant ne peut, par suite, être regardé comme supportant un risque lié à l’exploitation du service ».

Il en résulte donc que la convention litigieuse ne revêt pas le caractère d’un contrat de concession, et donc d’une délégation de service public, mais bien celui d’un marché public.

La convention litigieuse ayant été passés sans publicité ni mise en concurrence, se pose alors la question de la régularité de sa procédure de passation conformément aux règles régissant les marchés publics et non celles applicables aux concessions.

Or, sur ce point, à la différence du droit des concessions, il existe pour les marchés publics des dispositions expresses prévoyant la possibilité de passer de tels contrats sans publicité ni mise en concurrence.

Le Conseil d’État fait donc en dernier recours application de ces dispositions.

III – La convention litigieuse requalifiée en marché public ne pouvait être conclue sans publicité ni mise en concurrence

À l’instar de l’ancien Code des marchés publics, l’article 42 de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics distingue deux types de procédure négociée auxquels peuvent avoir recours les acheteurs : d’une part la procédure concurrentielle avec négociation prévue à l’article 42-1° b) pour les pouvoirs adjudicateurs et la procédure négociée avec mise en concurrence préalable prévue à l’article 42-1° c) pour les entités adjudicatrices ; d’autre part la procédure négociée sans publicité ni mise en concurrence prévue à l’article 42-3°.

La négociation sans publicité ni mise en concurrence préalables peut être mise en œuvre dans certaines hypothèses limitativement énumérées à l’article 30 du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics.

À l’exception des cas pour lesquels il est prévu un seuil spécifique, les dispositions de cet article s’appliquent quelle que soit la valeur estimée du besoin.

L’acheteur doit pouvoir justifier que les conditions de recours à ces procédures, qui doivent s’interpréter strictement, sont remplies. À défaut, le marché est entaché d’une nullité que le juge est tenu de soulever d’office.

Aussi, le Conseil d’État commence par citer les dispositions de l’article 30 du décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics applicable au cas d’espèce.

Sans reprendre toutes les dispositions de cet article, les marchés publics négociés sans publicité ni mise en concurrence peuvent être passés par les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices :

  • En cas d’urgence impérieuse, notamment en application de certaines dispositions du Code de la santé publique, du Code de la construction et de l’habitation et du Code rural et la pêche maritime (article 30-I, 1°, du décret) ;

  • Lorsque, dans le cadre de certaines procédures de passation, soit aucune candidature ou aucune offre n’a été déposée dans les délais prescrits, soit seules des candidatures irrecevables au sens du IV de l’article 55 ou des offres inappropriées au sens du I de l’article 59, ont été présentées (article 30-I, 2°, du décret) ;

  • Lorsque les travaux, fournitures ou services ne peuvent être fournis que par un opérateur économique particulier pour des raisons artistiques, techniques ou tenant à la protection de droits d’exclusivité (article 30-I, 3°, du décret) ;

  • Lorsque le marché public de fournitures a pour objet des livraisons complémentaires exécutées par le fournisseur initial dans certains cas (article 30-I, 4°, du décret) ;

  • Lorsque des marchés publics de fournitures ou de services sont passés dans des conditions particulièrement avantageuses auprès de certains opérateurs (article 30-I, 5°, du décret) ;

  • Lorsqu’un marché public de services est attribué au lauréat ou à l’un des lauréats d’un concours (article 30-I, 6°, du décret) ;

  • Lorsque les marchés publics de travaux ou de services ont pour objet la réalisation de prestations similaires à celles qui ont été confiées au titulaire d’un marché public précédent passé après mise en concurrence (article 30-I, 7°, du décret) ;

  • Lorsque le marché public répondant à un besoin d’une valeur estimée inférieure à 25 000 € HT (article 30-I, 8°, du décret) ;

  • Lorsque le marché public de fournitures de livres non scolaires est passé par un pouvoir adjudicateur mentionné aux 1° et 2 de l’article 3 de la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre et répond à un besoin dont la valeur estimée est inférieure à 90 000 € HT (article 30-I, 9°, du décret) ;

  • Lorsque le marché public répond à un besoin dont la valeur estimée est inférieure aux seuils européens et lorsque la mise en concurrence est impossible ou manifestement inutile en raison notamment de l’objet du marché public ou du faible degré de concurrence dans le secteur considéré (article 30-I, 10°, du décret).

Faisant application pour la solution d’espèce de la possibilité prévue à l’article 30-I, 1°, du décret, le Conseil d’État affirme que ces dernières dispositions définissent « de manière exhaustive » les conditions dans lesquelles une personne publique peut, en cas d’urgence, conclure un nouveau marché public, notamment à titre provisoire, sans respecter au préalable les règles de publicité prescrites.

Or, comme signalé ci-dessus, la convention en litige a été conclue du fait de la résiliation, à compter du 1er décembre 2016, du contrat relatif à la gestion du service de restauration municipale conclu par la commune de Saint-Benoît avec la société Gestion des cuisines centrales Réunion, prononcée par le tribunal administratif de La Réunion dans son jugement du 31 mars 2016 en raison, déjà à l’époque, de la méconnaissance par la commune de ses obligations de publicité et de mise en concurrence.

Le Conseil d’État constate que la commune de Saint-Benoît, qui a fait appel de ce jugement, n’a pris aucune initiative en vue de lancer une nouvelle procédure de délégation du service public et a conclu le 18 novembre, sans mesure de publicité et de mise en concurrence, une convention de gestion provisoire avec la société Dupont Restauration Réunion.

Ainsi, dans de telles conditions, pour le Conseil d’État, la commune n’est pas fondée à soutenir en défense qu’elle était placée dans une situation d’urgence impérieuse résultant de circonstances imprévisibles et extérieures à l’acheteur au sens de l’article 30 du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics.

En outre le Conseil d’État observe que par sa durée de quatorze mois la convention excède ce qui est strictement nécessaire pour faire face à la situation d’urgence alléguée et la durée raisonnable pour relancer une nouvelle procédure au lendemain du jugement du 31 mars 2016.

Il résulte de tout ce qui précède que la société Régal des îles est fondée à soutenir que la commune de Saint-Benoît a méconnu ses obligations de publicité et de mise en concurrence en signant la convention en litige en l’absence de toute formalité de publicité et de mise en concurrence et à en demander l’annulation sur le fondement de l’article L. 551-18 du Code de justice administrative.

Si aucune raison impérieuse d’intérêt général ne justifie le prononcé de l’une des mesures alternatives à l’annulation prévues par l’article L. 551-19 du Code de justice administrative, compte tenu de la nécessité de préserver la continuité du service de la restauration municipale, il y a lieu toutefois pour le Conseil d’État de différer les effets de l’annulation de la convention.

C’est ainsi que le Conseil d’État annule le marché avec un effet différé de quatre mois qui est celui qui aurait été, certainement, « acceptable » pour relancer une nouvelle procédure au lendemain du jugement rendu par le tribunal administratif de La Réunion le 31 mars 2016 annulant la convention initiale.

Notes de bas de pages

  • 1.
    CJA, art. L. 551-15 : « Le recours régi par la présente section [référé contractuel] ne peut être exercé ni à l’égard des contrats dont la passation n’est pas soumise à une obligation de publicité préalable lorsque le pouvoir adjudicateur ou l’entité adjudicatrice a, avant la conclusion du contrat, rendu publique son intention de le conclure et observé un délai de 11 jours après cette publication, ni à l’égard des contrats soumis à publicité préalable auxquels ne s’applique pas l’obligation de communiquer la décision d’attribution aux candidats non retenus lorsque le pouvoir adjudicateur ou l’entité adjudicatrice a accompli la même formalité ».
  • 2.
    CE, 30 sept. 2011, n° 350148, Cne de Maizières-lès-Metz. En l’espèce, la société a saisi le juge des référés d’une demande en référé précontractuel sans toutefois notifier ce recours au pouvoir adjudicateur. Par un mémoire en défense, la commune a informé le juge des référés que le contrat avait été signé le jour de la communication de la requête par le greffe. Par un mémoire en réplique la société a persisté dans ses conclusions sur le fondement de l’article L. 551-1 du Code de justice administrative et présenté, à titre subsidiaire, un recours contractuel sur le fondement de l’article L. 551-13 du même code. Par une ordonnance du 1er juin 2010, le juge des référés a prononcé un non-lieu à statuer sur la demande en référé précontractuel de la société, et a fait droit à son recours contractuel en annulant le contrat. La commune s’est alors pourvue en cassation contre cette ordonnance.
  • 3.
    CE, 10 nov. 2010, n° 341132, Ministre de la Défense.
  • 4.
    CE, 5 mars 2014, n° 374048, Société Eiffage TP.
  • 5.
    CJUE, 21 mai 2015, n° C-269/14, Kansaneläkelaitos, pt 33 : Juris-Data n° 2015-015191.
  • 6.
    Analyse confirmée par CJCE, 18 janv. 2007, n° C-220/05, Auroux.
  • 7.
    CE, sect., 22 mars 2000, n° 207804, Épx Lasaulce.
  • 8.
    « Substantiellement » ne voulant pas dire pour autant majoritairement : v. en ce sens CE, 30 juin 1999, n° 198147, Syndicat mixte du traitement des ordures ménagères centre ouest Seine-et-Marnais, où le juge a admis qu’une part de 30 % de recettes variables suffisait pour que le contrat soit qualifié de délégation de service public.
  • 9.
    V. CE, 15 avr. 1996, n° 168325, Préfet des Bouches-du-Rhône et CE, 30 juin 1999, n° 198147, préc. ; CE, ass., 7 nov. 2008, n° 291794, Dép. de la Vendée.
  • 10.
    CAA Marseille, 5 mars 2001, n° 99MA01752, Préfet du Var.
  • 11.
    CAA Marseille, 13 avr. 2004, n° 00MA00393, Ville Marseille.
  • 12.
    Une commune avait confié à une entreprise la gestion du service public de restauration collective destinée aux cantines scolaires, aux centres aérés, aux restaurants du personnel municipal et aux personnes du troisième âge.
  • 13.
    L’économie du contrat, telle qu’elle ressort des arrêts rendus par la cour administrative d’appel de Versailles et le Conseil d’État, peut être présentée comme suit : à l’exception des repas des centres aérés, qui étaient facturés directement à la commune, la rémunération du gestionnaire était assurée principalement par des redevances perçues directement auprès des usagers (environ 60 % des recettes), que complétait une subvention versée par la commune pour atteindre un « prix d’équilibre » par repas, calculé en fonction d’un nombre prévisionnel de repas annuel et couvrant l’ensemble des charges d’exploitation ainsi que la marge du cocontractant.
  • 14.
    CAA Versailles, 14 sept. 2006, n° 04VE03566, Sté Avenance enseignement et santé.
  • 15.
    La seconde particularité du contrat était effectivement qu’en cas de défaut de paiement par les usagers, le contrat permettait à la commune (sans obligation toutefois) de prendre à sa charge les redevances impayées et d’être subrogée à la société gestionnaire pour recouvrer ces créances.
  • 16.
    Le Conseil d’État confirmera cette grille de lecture et cette analyse : v. CE, 5 juin 2009, n° 298641, Sté Avenance-Enseignement Santé.
  • 17.
    CE, 15 avr. 1996, n° 168325, Préfet des Bouches-du-Rhône c/ Cne Lambesc.
  • 18.
    CAA Versailles, 14 sept. 2006, n° 04VE03566, préc., confirmé par CE, 5 juin 2009, n° 298641, préc.
  • 19.
    TA Poitiers, ord., 27 avr. 2016, n° 1600803, Sté Transhorizon ; TA Poitiers, ord., 27 avr. 2016, n° 1600784, Sté Voyages Goujeau ; TA Poitiers, ord., 27 avr. 2016, n° 1600827, Sté Voyages Rigaudeau.
  • 20.
    TA Saint-Denis de La Réunion, 31 mars 2016, n° 1400212, Sté Régal des îles.
  • 21.
    TA Nice, 23 sept. 2005, nos 0102139 et 0103363, Sté Eurest France c/ Ville Nice.
  • 22.
    V. par ex. pour cette grille d’analyse CE, ass., 7 nov. 2008, n° 291794, préc.
X