Variations sur le principe de proportionnalité

Publié le 11/01/2023
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Les questions de société sensibles, liées à l’ordre public, créent des débats politiques, souvent âpres, auxquels le droit doit apporter des réponses argumentées. L’État de droit, comme l’organisation des procédures de référé administratif, permettent de répondre à ces exigences. Les positions successives du tribunal administratif de Paris et du Conseil d’État ont conduit à des commentaires contrastés, appelant des précisions juridiques.

CE, 30 août 2022, no 466554

La question de l’expulsion d’un individu du territoire a été au centre de discussions politico-juridiques sur fond de référé-liberté. Le cœur du problème réside dans la question de savoir si une décision d’expulsion n’est pas manifestement disproportionnée par rapport aux buts poursuivis. Cette démarche de recherche de la proportionnalité des mesures au regard des objectifs d’intérêt général poursuivis est traditionnelle dans la jurisprudence administrative.

Le point de départ du contentieux ayant donné lieu aux ordonnances du tribunal administratif de Paris du 5 août 20221 et du Conseil d’État du 30 août 20222 est la décision du 29 juillet 2022 d’expulsion du territoire français et de retrait de son titre de séjour prise à l’encontre de M. A. B. par le ministre de l’Intérieur et des Outre-mer et de la décision du même jour fixant le Maroc comme pays de destination. La question était de savoir si cette décision devait être suspendue au regard des textes applicables. La procédure suivie est celle du référé-liberté, organisée par l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, aux termes duquel, « saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale ». La procédure se déroule en première instance devant le tribunal administratif et en appel devant le Conseil d’État.

Si le juge de première instance a fait droit à la demande de suspension de la décision litigieuse, le Conseil d’État, saisi en appel, a annulé l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris et rejeté les demandes de M. A. B.

Selon le communiqué de presse, « le juge des référés du Conseil d’État a estimé que ces comportements constituent des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination ou à la haine contre une personne déterminée ou un groupe de personnes justifiant une expulsion en application de l’article L. 631-3 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile »3.

Par une ordonnance du 5 août 2022, le juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant dans les conditions prévues par l’article L. 511-2 du Code de justice administrative, avait en effet suspendu l’exécution des décisions précitées du 29 juillet 2022. Le Conseil d’État, suivant son traditionnel contrôle du principe de proportionnalité dans le cadre du référé-liberté (I), se livre à une conciliation, traditionnelle aussi, du droit de mener une vie familiale normale et du devoir de préserver l’ordre public (II).

I – Le contrôle traditionnel du principe de proportionnalité étendu dans le cadre des procédures de référé

Avant même l’avènement des procédures de référés, le juge de l’excès de pouvoir a consacré le principe de proportionnalité (A) afin de concilier les libertés et les restrictions de liberté inhérentes à la protection de l’ordre public (B). Ces raisonnements fondés sur le principe même de la justice, la balance entre deux principes, sont étendus dans le cadre des procédures de référé.

A – Le fondement du principe de proportionnalité dans le contentieux administratif

L’arrêt Benjamin de 19334 est le fondement constant du contrôle du principe de proportionnalité. Cet arrêt conduit à la conciliation de la liberté de réunion, consacrée par les lois des 30 juin 1881 et 28 mars 1907 et de la préservation de l’ordre public. En exerçant un contrôle rigoureux des atteintes qui peuvent légalement lui être portées par des mesures de police, notamment pour le maintien de l’ordre public, il consacre le principe énoncé par le commissaire du gouvernement de l’époque, « la liberté est la règle, la restriction de police l’exception »5.

Le juge contrôle ainsi pleinement les motifs qui ont justifié la mesure de police – les risques de troubles à l’ordre public – ainsi que la proportionnalité de la mesure retenue au regard de ces risques. Par un considérant qui résonne d’une grande actualité, le Conseil d’État affirme, en l’espèce : « Considérant qu’il résulte de l’instruction que l’éventualité de troubles, alléguée par le maire de Nevers, ne présentait pas un degré de gravité tel qu’il n’ait pu, sans interdire la conférence, maintenir l’ordre en édictant les mesures de police qu’il lui appartenait de prendre ; que, dès lors, sans qu’il y ait lieu de statuer sur le moyen tiré du détournement de pouvoir, les requérants sont fondés à soutenir que les arrêtés attaqués sont entachés d’excès de pouvoir ».

Cette jurisprudence, quasi séculaire, a été encore affinée en 20116. Le Conseil d’État affirme alors « que l’ingérence dans l’exercice du droit de toute personne au respect de sa vie privée que constituent la collecte, la conservation et le traitement, par une autorité publique, d’informations personnelles nominatives, ne peut être légalement autorisée que si elle répond à des finalités légitimes et que le choix, la collecte et le traitement des données sont effectués de manière adéquate et proportionnée au regard de ces finalités ». Il en déduit la non-conformité des dispositions attaquées au principe de proportionnalité, jugeant ainsi que « l’utilité du recueil des empreintes de huit doigts et non des deux seuls figurant sur le passeport n’étant pas établie, la collecte et la conservation d’un plus grand nombre d’empreintes digitales que celles figurant dans le composant électronique ne sont ni adéquates, ni pertinentes et apparaissent excessives au regard des finalités du traitement informatisé ; qu’ainsi, les requérants sont fondés à soutenir que les mesures prescrites par le décret attaqué ne sont pas adaptées, nécessaires et proportionnées et à demander par suite l’annulation de l’article 5 de ce décret en tant qu’il prévoit la collecte et la conservation des empreintes digitales ne figurant pas dans le composant électronique du passeport ».

L’avènement des procédures de référés et précisément du référé-liberté a conduit à un renouvellement et une extension de la jurisprudence en la matière.

B – La mise en œuvre du contrôle de proportionnalité dans le cadre des procédures d’urgence

La conciliation de la sécurité et de la liberté dans le cadre de l’exigence de sauvegarde de l’ordre public a ainsi donné lieu à plusieurs jurisprudences dans des domaines variés, tels le droit des contrats dans le cadre européen (1), le respect de l’ordre public dans le cadre de l’administration pénitentiaire (2) ou encore au regard des restrictions de liberté que la crise sanitaire de 2020 avait induites (3), mais aussi, et de manière plus ancienne, dans le contentieux des étrangers (4).

1 – L’application du principe de proportionnalité en matière contractuelle

Le juge administratif avait été saisi de la conformité au droit européen d’une clause d’exécution relative à une information sur les droits sociaux et avait appliqué le principe de proportionnalité. La question portait sur une « clause d’interprétariat », en matière de protection sociale, selon laquelle, pour permettre au maître d’ouvrage d’exercer son obligation de prévention et de vigilance en matière d’application de la législation du travail, laquelle résulte notamment des dispositions du titre VIII du livre II de la huitième partie du Code du travail, l’intervention d’un interprète qualifié peut être demandée, aux frais du titulaire du marché, afin que la personne publique responsable puisse s’assurer que les personnels présents sur le chantier et ne maîtrisant pas suffisamment la langue française, quelle que soit leur nationalité, comprennent effectivement le socle minimal de normes sociales qui, en vertu notamment de l’article L. 1262-4 du Code du travail s’applique à leur situation. Le Conseil d’État avait en effet alors jugé « que l’appréciation du niveau suffisant de maîtrise de la langue française se fait au cas par cas parmi les personnels employés sur le chantier et qu’un échange oral, avant l’exécution des travaux, avec un interprète qualifié, c’est-à-dire toute personne en mesure d’expliquer aux travailleurs concernés leurs droits sociaux essentiels, permet à l’entreprise de répondre à ses obligations ; que dans ces conditions, le juge des référés n’a pas commis d’erreur de droit ni inexactement qualifié les faits en jugeant qu’à supposer même que la clause litigieuse puisse être susceptible de restreindre l’exercice effectif d’une liberté fondamentale garantie par le droit de l’Union, elle poursuit un objectif d’intérêt général dont elle garantit la réalisation sans aller au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre »7.

2 – L’application du principe de proportionnalité au domaine pénitentiaire

Le domaine sensible de l’administration pénitentiaire a conduit le juge administratif à apporter des précisions sur le régime des fouilles corporelles, appliquant, comme de tradition, le principe de proportionnalité, et jugeant que « les nécessités de l’ordre public et les contraintes du service public pénitentiaire peuvent légitimer l’application aux détenus d’un régime de fouilles corporelles intégrales ; qu’il résulte de l’instruction qu’en l’absence de portiques de détection métalliques que sont insusceptibles d’accueillir les structures modulaires dans lesquelles se déroulent actuellement les visites aux parloirs de la maison d’arrêt des hommes, en raison des travaux en cours depuis novembre 2011, le recours à de telles opérations de fouilles, qui permettent de saisir les objets interdits ou dangereux que les détenus cherchent à introduire en détention, apparaît justifié par la nécessité d’assurer la sécurité ainsi que le maintien de l’ordre au sein de l’établissement ; que, toutefois, l’exigence de proportionnalité des modalités selon lesquelles les fouilles intégrales sont organisées implique qu’elles soient strictement adaptées non seulement aux objectifs qu’elles poursuivent mais aussi à la personnalité des personnes détenues qu’elles concernent ; qu’à cette fin, il appartient au chef d’établissement de tenir compte, dans toute la mesure du possible, du comportement du détenu, de ses agissements antérieurs ainsi que des circonstances de ses contacts avec des tiers »8.

3 – Le principe de proportionnalité mis en œuvre dans le cadre de la crise sanitaire

Lors de la crise sanitaire, le Conseil d’État a eu l’occasion d’appliquer le contrôle de proportionnalité. Ainsi, à propos des restrictions de liberté induites par la nécessité de contenir l’épidémie de Covid-19, le juge avait souligné qu’« il appartient à ces différentes autorités de prendre, en vue de sauvegarder la santé de la population, toutes dispositions de nature à prévenir ou à limiter les effets de l’épidémie. Ces mesures, qui peuvent limiter l’exercice des droits et libertés fondamentaux, comme la liberté d’aller et venir, la liberté de réunion ou encore la liberté d’exercice d’une profession doivent, dans cette mesure, être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif de sauvegarde de la santé publique qu’elles poursuivent »9.

4 – L’application du principe de proportionnalité dans le cadre de référés concernant les étrangers

Au regard de la nature et du contenu de l’ordonnance du 30 août 2022, il est important de relever une continuité et non une rupture. Ainsi, dans une affaire jugée en 2008, à propos d’un refus de visa décidé par l’autorité administrative, le Conseil d’État a jugé « qu’eu égard à l’ensemble de ces circonstances, le moyen tiré de ce que le refus de visa litigieux, dont il a été confirmé lors de l’audience qu’il ne reposait pas sur la simple éventualité d’une procédure intentée en application de l’article 26-4 du Code civil, aurait porté au droit de M. et Mme Y au respect de leur vie privée et familiale une atteinte excessive par rapport aux motifs d’ordre public qui l’ont inspiré ne paraît pas, en l’état de l’instruction, de nature à faire naître un doute sérieux sur la légalité de cette décision ». Le juge, au regard d’un ensemble d’éléments liés à la situation et au comportement des intéressés, avait estimé que le refus de visa n’était pas de nature à faire naître un doute en termes de légalité10.

Les domaines variés d’application du principe de proportionnalité permettent au juge administratif de concilier des principes pouvant se contredire. Il lui revient, comme dans le cas d’espèce jugé en août 2022, de veiller à la conciliation de la préservation de l’ordre public et du droit de mener une vie familiale normale.

II – La conciliation de la préservation de l’ordre public et du droit de mener une vie familiale normale

La conciliation des principes constitutionnels de protection de la vie familiale d’une part et d’autre part de la protection de l’ordre public est une traditionnelle nécessité (A), dont les variations du contenu de l’intérêt général appellent des adaptations au cas par cas (B).

A – La nécessaire conciliation de deux principes constitutionnels

Le Conseil d’État rappelle d’emblée les exigences de conciliation des principes dans le cadre de la préservation de l’ordre public (CJA, art. L. 521-2) : « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale (…). Eu égard à son objet et à ses effets, une décision prononçant l’expulsion d’un étranger du territoire français, porte, en principe, et sauf à ce que l’administration fasse valoir des circonstances particulières, par elle-même atteinte de manière grave et immédiate à la situation de la personne qu’elle vise et crée, dès lors, une situation d’urgence justifiant que soit, le cas échéant, prononcée la suspension de cette décision ».

Il appartient au juge des référés saisi d’une telle décision de concilier les exigences de la protection de la sûreté de l’État et de la sécurité publique avec la liberté fondamentale que constitue le droit à mener une vie familiale normale. La condition d’illégalité manifeste de la décision contestée, au regard de ce droit, ne peut être regardée comme remplie que dans le cas où il est justifié d’une atteinte manifestement disproportionnée aux buts en vue desquels la mesure contestée a été prise11.

Selon l’article L. 613-3 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile une série de personnes « ne peut faire l’objet d’une décision d’expulsion qu’en cas de comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État, ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes ». Cet article est un des éléments essentiels de la conciliation à mener entre le droit de mener une vie familiale normale et la préservation de l’ordre public.

B – Une conciliation nécessairement adaptée à l’intérêt général de la protection de la vie familiale et de la protection de l’ordre public

Le fondement ancien de la protection de la vie familiale, dans la conciliation avec la préservation de l’ordre public (1) appelle des précisions selon les évolutions de l’intérêt général (2).

1 – Un fondement ancien du droit de mener une vie familiale normale

C’est par son arrêt GISTI de 1978 que le Conseil d’État consacre le droit de mener une vie familiale ; ce qui l’avait conduit à l’annulation d’un décret. Il avait ainsi consacré le droit de mener une vie familiale normale : « Le décret attaqué a ainsi pour effet d’interdire l’accès du territoire français aux membres de la famille d’un ressortissant étranger titulaire d’un titre de séjour à moins qu’ils ne renoncent à occuper un emploi ;

Considérant qu’il résulte des principes généraux du droit et, notamment, du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 auquel se réfère la Constitution du 4 octobre 1958 que les étrangers résidant régulièrement en France ont, comme les nationaux, le droit de mener une vie familiale normale ; que ce droit comporte, en particulier, la faculté pour ces étrangers, de faire venir auprès d’eux leur conjoint et leurs enfants mineurs ; que, s’il appartient au gouvernement, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, et sous réserve des engagements internationaux de la France de définir les conditions d’exercice de ce droit pour en concilier le principe avec les nécessités tenant à l’ordre public et à la protection sociale des étrangers et de leur famille, ledit gouvernement ne peut interdire par voie de mesure générale l’occupation d’un emploi par les membres des familles des ressortissants étrangers ; que le décret attaqué est ainsi illégal et doit, en conséquence, être annulé »12.

Depuis lors, le juge administratif a construit une jurisprudence nourrie permettant la conciliation de la protection du droit de mener une vie familiale normale et de l’ordre public. Plusieurs domaines ont fait l’objet de précisions.

Ainsi, le juge a précisé que le droit pour les réfugiés et titulaires de la protection subsidiaire de faire venir auprès d’eux leur conjoint et leurs enfants âgés de moins de 19 ans implique que ceux-ci puissent solliciter et, sous réserve de motifs d’ordre public et à condition que leur lien de parenté soit établi, obtenir un visa d’entrée et de long séjour en France. Eu égard aux conséquences qu’emporte la délivrance d’un visa tant sur la situation du réfugié ou bénéficiaire de la protection subsidiaire que sur celle de son conjoint et ses enfants demeurés à l’étranger, notamment sur leur droit de mener une vie familiale normale, il incombe à l’autorité consulaire saisie d’une demande de visa au titre de la réunification familiale, accompagnée des justificatifs d’identité et des preuves des liens familiaux des membres de la famille du réfugié ou du bénéficiaire de la protection subsidiaire, de convoquer ces personnes afin de procéder, notamment, aux relevés de leurs empreintes digitales, puis à l’enregistrement de leurs demandes dans un délai raisonnable13.

Le juge a aussi pu juger que l’article L. 211-2-1 (modifié depuis) du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) prévoit qu’un visa de long séjour ne peut être refusé à un conjoint de Français qu’en cas de fraude, d’annulation du mariage ou de menace à l’ordre public. En application de ces dispositions, il appartient en principe aux autorités consulaires de délivrer au conjoint étranger d’un ressortissant français dont le mariage n’a pas été contesté par l’autorité judiciaire le visa nécessaire pour que les époux puissent mener une vie familiale normale. Pour y faire obstacle, il appartient à l’administration, si elle allègue une fraude, d’établir que le mariage a été entaché d’une telle fraude, de nature à justifier légalement le refus de visa. La circonstance que l’intention matrimoniale d’un des deux époux ne soit pas contestée ne fait pas obstacle, à elle seule, à ce qu’une telle fraude soit établie14.

Ces exemples non exhaustifs montrent à quel point le Conseil d’État est un juge de la proportionnalité. L’ordonnance du 30 août 2022 a suscité de nombreux commentaires, tant politiques que juridiques, mettant en évidence une supposée évolution de jurisprudence, alors qu’il ne s’agit que d’une tradition constante conduisant le Conseil d’État à déplacer le curseur de la conciliation selon l’intérêt général.

2 – La mobilité du curseur de la conciliation selon l’intérêt général

Si l’intérêt général est, depuis l’existence même du droit administratif, sa pierre angulaire, son contenu ne saurait se comprendre comme une donnée immobile. L’intérêt général, qui justifie le droit spécifique et exorbitant du droit commun des pouvoirs publics, intègre nécessairement les données politiques, économiques et sociales des époques qui se succèdent. De surcroît, son interprétation ne va pas toujours de soi, et la conciliation des principes pouvant entrer en conflit ne relève pas d’une approche mathématique.

Ce sont ces éléments qui expliquent à la fois les évolutions jurisprudentielles, voire les revirements, mais aussi les possibles divergences des juges de première instance et d’appel. L’ordonnance du 30 août 2022 en est le témoin par excellence.

Le Conseil d’État motive précisément le contenu de son ordonnance et, ce faisant, illustre la conciliation des principes en présence à l’aune de l’intérêt général. Il annula l’ordonnance du 5 août 2022, par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant dans les conditions prévues par l’article L. 511-2 du Code de justice administrative, a suspendu l’exécution des décisions attaquées et a enjoint au ministre de l’Intérieur et des Outre-mer de procéder au réexamen de la situation de M. B. dans un délai de trois mois suivant la notification de son ordonnance et de lui délivrer une autorisation provisoire de séjour dans un délai de trois jours suivant la notification de son ordonnance. Le rappel des bases juridiques (a), appliquées à la situation personnelle de l’intéressé et à son comportement au regard des exigences de l’ordre public (b), permet au juge administratif d’annuler l’ordonnance du juge des référés des premières instances et de juger que la décision d’éloignement n’est pas disproportionnée.

a – Les bases juridiques applicables : les conditions de l’expulsion d’un étranger en cas d’atteinte à l’ordre public

Les bases juridiques sont d’abord rappelées par le juge administratif. Selon l’article L. 631-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, « l’autorité administrative peut décider d’expulser un étranger lorsque sa présence en France constitue une menace grave pour l’ordre public ». Elle doit cependant prendre en compte les conditions propres aux étrangers mentionnés à l’article L. 631-3 du même code, notamment ceux qui résident régulièrement en France depuis plus de 20 ans. Ces derniers ne peuvent, selon cet article, « faire l’objet d’une décision d’expulsion qu’en cas de comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État, ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes. » Avant de prendre sa décision, l’autorité administrative doit, en application de l’article L. 632-1 du même code, aviser l’étranger de l’engagement de la procédure et, sauf en cas d’urgence absolue, le convoquer pour être entendu par une commission composée de deux magistrats judiciaires relevant du tribunal judiciaire du chef-lieu du département où l’étranger réside ainsi que d’un conseiller de tribunal administratif. Celle-ci rend un avis motivé, après entendu l’intéressé lors de débats publics, qui a le droit d’être assisté d’un conseil ou de toute personne de son choix.

b – L’application des dispositions législatives à la situation et au comportement de l’individu

Une fois les données législatives rappelées, la situation de la personne est énoncée, l’individu étant étranger, ayant bénéficié d’une carte de séjour depuis 1982 et ce, jusqu’à l’expiration de son titre de séjour en juin 2022. Il est marié à une ressortissante marocaine, et a cinq enfants de nationalité française. Outre ces éléments personnels, le juge administratif met en évidence les éléments de contexte devant être pris en compte au regard de la préservation de l’ordre public.

Le Conseil d’État souligne ainsi que l’individu réalise depuis le début des années 2000 des réunions et conférences, mises en ligne et diffusées sur Internet, notamment sur les réseaux sociaux, portant sur l’islam et les questions religieuses. Ces éléments sont nécessairement pris en compte par le juge pour évaluer les risques sur l’ordre public.

Ainsi, le 29 juillet 2022, le ministre de l’Intérieur et des Outre-mer a pris à son encontre une décision d’expulsion du territoire français, ayant pour effet de lui retirer tout titre de séjour, et une décision distincte fixant le Maroc comme pays de destination. La commission d’expulsion ayant rendu un avis favorable, le ministre a considéré que, bien que résidant en France depuis sa naissance et pouvant se prévaloir de la protection contre l’expulsion de l’article L. 631-3 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, l’intéressé devait être expulsé en raison d’un « comportement constitutif d’actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes de nature à justifier son expulsion ».

Il a retenu, d’une part, des propos antisémites, d’autre part, « une forte hostilité à l’égard des valeurs constitutives des sociétés occidentales, encourageant son auditoire au séparatisme », notamment par la promotion de la discrimination envers les femmes et leur soumission aux hommes, ainsi que des propos attisant « les antagonismes entre l’islam radical et les ennemis de l’islam » et des discours encourageant à la violence et à la haine, remettant en cause la réalité des attentats commis par l’organisation terroriste Daech ou affichant une sympathie pour Oussama Ben Laden. Il a pris en compte, pour établir l’importance et la permanence du risque de la présence en France de l’intéressé, la large diffusion de ses propos sur les réseaux sociaux au travers d’un compte Facebook et d’une chaîne Youtube, auxquels un public important est abonné et qui regroupent les interventions qu’il a faites en France depuis plusieurs années.

Les éléments juridiques, familiaux et personnels rappelés, le juge passe en revue les motifs retenus pour la décision d’éloignement du territoire et procède à une vérification précise de chaque élément. Si certains d’entre eux apparaissent non établis au regard de l’instruction, plusieurs sont vérifiés et conduisent le Conseil d’État à annuler l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif.

• Les éléments non retenus comme motifs d’expulsion

Plusieurs éléments ne sont pas vérifiés par l’instruction. Le juge estime ainsi que la sympathie avec Oussama Ben Laden et la remise en question de la réalité des attentats terroristes revendiqués par l’organisation terroriste Daech, ou encore, de manière générale l’encouragement de son auditoire par un discours complotiste à répondre par la violence à toute atteinte considérée comme « islamophobe », le rejet des lois de la République au-dessus desquelles l’intéressé placerait la loi islamique et inviterait au séparatisme, ne sont pas établies par les pièces produites dans le cadre de l’instance de référé.

De même, le juge ne retient pas le motif du rejet des valeurs républicaines, allégué par le ministre, en raison d’une répudiation de la nationalité française à l’âge de 18 ans alors qu’il est né en France, cette dernière montrant que sa renonciation à la nationalité française a été décidée par son père alors qu’il était mineur et que, devenu majeur, il a en vain sollicité en 1984 et en 1990 sa naturalisation.

S’agissant d’un discours radical de défense de ce qu’il considère être les intérêts des musulmans et des prises des positions virulentes et critiques des lois et des politiques conduites en France et de la situation au Proche-Orient, le Conseil d’État juge que les éléments produits dans le cadre de l’instance de référé ne caractérisent pas une provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes au sens de l’article L. 631-3 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Sur ce point, le Conseil d’État confirme l’approche du juge des référés du tribunal administratif de Paris, et estime donc, en l’état de l’instruction, que de tels motifs ne sont pas de nature à justifier légalement la décision attaquée.15

• Les éléments retenus par le Conseil d’État pour retenir la proportionnalité de la mesure d’éloignement

Les motifs d’antisémitismes et de mise en cause de l’égalité entre les hommes et les femmes sont retenus par le juge et mis en balance avec le respect de la vie privée et familiale de l’intéressé.

En premier lieu, l’instruction montre ainsi que l’individu concerné a développé depuis plusieurs années, à l’occasion de nombreuses conférences et discours relayés par les réseaux sociaux à un public large, un discours antisémite. Le juge ne retient pas les arguments selon lesquels des excuses auraient été prononcées, ces dernières ne comportent pas de « réfutation explicite des propos antisémites précédemment tenus » ; et ce, d’autant plus que les vidéos relayant ses propos antisémites sont restées en ligne jusqu’à une date récente sans qu’il n’ait cherché à en faire cesser la diffusion.

En deuxième lieu, l’instruction révèle de nombreuses interventions diffusées dans des vidéos toujours disponibles sur internet, dont les dernières ont été réalisées en 2021, développant un discours systématique sur l’infériorité de la femme. Un tel discours, théorisant la soumission de la femme à l’homme et impliquant que les femmes ne puissent bénéficier des mêmes libertés ou des mêmes droits que les hommes, méconnaît au détriment des femmes le principe constitutionnel d’égalité.

Il en résulte que ces comportements, selon la jurisprudence du Conseil d’État, constituent des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination ou à la haine contre une personne déterminée ou un groupe de personnes au sens de l’article L. 631-3 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile et sont de nature à eux seuls à fonder la décision d’expulsion de l’intéressé.

Le juge écarte l’argument selon lequel les propos litigieux ont été tenus publiquement sans donner lieu, avant juin 2022, à refus de renouvellement de titre de séjour ou à poursuite ou condamnation pénales. Dès lors ces éléments sont sans influence sur l’exercice par l’autorité administrative compétente, de son pouvoir d’apprécier si sa présence en France constitue une menace grave pour l’ordre public.

Rappelant la nécessité pour l’autorité de concilier, sous le contrôle du juge, les exigences de la protection de la sûreté de l’État et de la sécurité publique avec la liberté fondamentale que constitue le droit à mener une vie familiale normale, le Conseil d’État estime que cette conciliation est réalisée.

En premier lieu, la vie familiale se trouve déjà garantie par la protection particulière dont l’intéressé bénéficie au titre des dispositions de l’article L. 631-3 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, en tant qu’étranger résidant régulièrement en France depuis sa naissance, qui n’autorisent son expulsion qu’en raison de comportements dont la particulière gravité justifie son éloignement durable du territoire français alors même que ses attaches y sont fortes.

Le juge relève ensuite que ses enfants sont majeurs et ne dépendent plus de leur père et que son épouse, également de nationalité marocaine, ne se trouve pas dans l’impossibilité de se déplacer au Maroc et de l’y rejoindre.

Dans ces conditions, le juge estime que « la décision d’expulsion n’apparaît pas manifestement disproportionnée aux buts en vue desquels elle a été prise16 ». Il précise en outre qu’il n’est pas établi par l’instruction que la décision d’éloignement contestée porte une atteinte grave et manifestement illégale à sa liberté d’expression, de religion ou à sa vie privée et familiale, ni puisse l’exposer à un risque de traitements inhumains et dégradants en méconnaissance de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme et des libertés fondamentales17.

Cette décision, loin de constituer une rupture, semble au contraire s’inscrire dans une jurisprudence constante visant, en prenant en compte les données politiques et sociales permettant d’identifier l’intérêt général, à concilier les droits fondamentaux garantis tant au niveau européen qu’au niveau national, avec le devoir de préserver l’ordre public. En l’espèce, l’absence d’enfant mineur fait aussi partie du raisonnement du juge. A contrario, la présence d’un enfant mineur avait pu conduire le Conseil d’État à juger ainsi : « qu’il ressort des pièces du dossier que M. A., marié avec une ressortissante algérienne le 19 juin 2001 a eu de cette union une fille née en France le 30 mars 2002 ; que si, par le jugement de divorce prononcé le 6 mai 2004, le tribunal de grande instance de Lille a fixé chez la mère la résidence habituelle de l’enfant, il a constaté l’exercice conjoint de l’autorité parentale et accordé à M. A. le bénéfice d’un droit de visite de sa fille dont il n’est pas contesté qu’il l’exerce, une fois par mois, à Lille ; que, par ailleurs, l’enfant fait l’objet, sur le passeport de son père, d’une interdiction de sortie du territoire sans l’autorisation des deux parents ; que, dans ces circonstances, l’exécution de l’arrêté attaqué aurait pour effet de priver cet enfant de la présence régulière de son père ; qu’ainsi M. A. est fondé à soutenir que l’arrêté attaqué est contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant et méconnaît les stipulations de l’article 3.1 de la Convention internationale des droits de l’enfant »18.

En somme, la médiatisation de ces décisions, dans un contexte où la loi de 2021 confortant les principes de la République19 a été souvent mentionnée lors des débats politico-juridiques, a pu conduire à des interprétations excessives, voyant des évolutions, voire des revirements, là où la traditionnelle continuité de la jurisprudence du Conseil d’État assure la préservation de l’intérêt général, pierre angulaire du droit administratif et de l’État de droit.

Notes de bas de pages

  • 1.
    TA Paris, ord. réf., 5 août 2022, n° 2216413.
  • 2.
    CE, ord., 30 août 2022, n° 466554.
  • 3.
    Le juge des référés du Conseil d’État ne suspend pas l’expulsion de M. Hassan Iquioussen (https://lext.so/IW7N13).
  • 4.
    CE, 19 mai 1933, n° 17413.
  • 5.
    CE, 19 mai 1933, n° 17413, Benjamin.
  • 6.
    CE, ass., 26 oct. 2011, n° 317827.
  • 7.
    CE, ord., 4 déc. 2017, n° 413366.
  • 8.
    CE, ord., 6 juin 2013, n° 368875.
  • 9.
    CE, ord., 22 mars 2020, n° 439674.
  • 10.
    CE, 3 juin 2005, n° 280432.
  • 11.
    CE, ord., 30 août 2022, n° 466554, pt 1.
  • 12.
    CE, ass., 8 déc. 1978, nos 10097 et a., GISTI.
  • 13.
    CE, 19 juin 2022, n° 457936.
  • 14.
    CE, 16 avr. 2010, n° 324782.
  • 15.
    CE, ord., 30 août 2022, n° 466554, pt 7.
  • 16.
    CE, ord., 30 août 2022, n° 466554, pt 10.
  • 17.
    CE, ord., 30 août 2022, n° 466554.
  • 18.
    CE, 26 avr. 2006, n° 273977.
  • 19.
    L. n° 2021-1109, 24 août 2021.
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