Amina Khelil : « Les maths permettent de s’émanciper »

Publié le 01/10/2024

Liberté semble être le maître mot d’Amina Khelil. Devenue maman à 20 ans alors qu’elle était encore qu’étudiante, elle a intégré le magistère de physique fondamentale de l’université Paris Saclay puis une des plus grandes écoles d’ingénieur du pays. Elle aurait pu suivre une voie toute tracée, mais elle a préféré chercher sa vocation profonde : œuvrer pour l’égalité des chances en donnant le goût des maths à un maximum d’élèves. Son entreprise, D-PhiAlpha, a remporté le prix Impact du concours Créatrices d’avenir en 2023. Elle en est désormais une des ambassadrices pour le département de la Seine-Saint-Denis (93).

Actu-Juridique : D’où vient votre passion pour les maths ?

Amina Khelil : Je suis née à Hénin-Beaumont et j ’ai grandi dans le Pas-de-Calais dans un milieu très populaire. J’ai eu un parcours scolaire exemplaire parce que je travaillais beaucoup. Je ne crois pas à la « bosse » des math : je crois au travail ! La logique ne préexiste pas, c’est la répétition d’exercice de mathématiques qui permet de l’acquérir. En classe, je ne comprenais pas. Je reprenais tout à la maison. Pour me préparer au bac, j’avais fait les annales des 10 années précédentes dans tous les pays francophones ! Venant d’un milieu modeste, les maths ont été un vecteur d’émancipation. Dans les matières littéraires, l’environnement compte beaucoup. C’est difficile d’avoir un bon niveau quand on n’a pas été au musée en famille, quand on n’a pas été sensibilisé à la lecture. Les maths mettent les élèves sur un pied d’égalité. Compenser par le travail est plus simple en science. Je n’aurais pas pu prétendre au même niveau d’école dans le monde littéraire.

AJ : Quelles études avez-vous fait ?

Amina Khelil : Après avoir obtenu un bac S mention très bien, j’ai intégré une classe préparatoire aux grandes écoles à Lille. Je me suis mariée à la fin de ma prépa, j’ai fait ensuite le magistère de physique fondamentale à Orsay. J’ai adoré ces deux années d’études, pendant lesquelles j’ai aussi eu mon premier enfant. J’aurais pu continuer avec un doctorat, mais j’ai raisonnablement préféré me tourner vers les Arts et Métiers pour être ingénieure. J’ai fait mon stage de fin d’études à EDF. À l’issue, j’ai eu un passage compliqué : je cochais toutes les cases d’une vie professionnelle réussie mais sans enthousiasme. J’avais envie d’enseigner et j’ai commencé à donner des cours de maths et de physiques, après avoir mis une annonce sur Le bon coin ! J’ai trouvé un local à Drancy (93) en face de l’école de mes enfants. L’aventure a commencé. Socialement, c’était compliqué : personne ne comprenait que je fasse un job étudiant après avoir fait autant d’études. Mais c’était ce que j’aimais. Je voulais aller au bout. La société nous propose un chemin à suivre, il faut être capable de s’en écarter et de savoir ce qu’on veut pour soi-même, et quand on a trouvé, essayer d’être le meilleur dans ce domaine. C’est en suivant cette logique que j’ai inventé mon métier.

AJ : Pourquoi avoir choisi de commencer votre activité en Seine-Saint-Denis (93) ?

Amina Khelil : Quand je faisais mes études à Orsay et Paris, je n’assumais pas de vivre dans le 93 ! J’ai commencé à enseigner à Drancy où j’habitais parce que ça me semblait le plus simple. Je pensais retourner à Paris. J’ai préféré rester en Seine-Saint-Denis car je sens que c’est un territoire où mon action a le plus d’impact : le territoire le plus pauvre de la France métropolitaine, il accumule les difficultés et il est même souvent difficile d’y attirer les enseignants. J’ai régulièrement des élèves qui n’ont pas de prof de maths pendant un trimestre voire une année. Ils se sentent délaissés. Beaucoup, en terminale, ne savent pas résoudre une équation du premier degré, qui est au programme en 4e. Ils ne se rendent pas compte de l’étendue de leurs lacunes et souvent ce n’est pas de leur faute. Cela dit, mon école n’est pas une école pour enfants en difficulté. Elle s’adapte au niveau de chacun. Notre objectif est d’amener les élèves à un niveau supérieur, quelles que soient leurs connaissances de départ. La plateforme leur permet de travailler en autonomie même si leur prof est absent. Si on devait s’installer ailleurs, ce serait sur le même genre de territoire.

AJ : Pouvez-vous nous présenter votre méthode ?

Amina Khelil : D-PhiAlpha est une entreprise qui vise à permettre aux élèves d’améliorer leur niveau de maths et ainsi de choisir leur voie car aujourd’hui une partie de la sélection scolaire se fait par les maths. J’ai commencé seule comme autoentrepreneur il y a 8 ans et demie. Pendant 5 ans, cela a été un laboratoire dans lequel j’ai essayé d’enseigner les maths de façon efficace. J’ai développé une manière particulière d’enseigner, du CM1 à la terminale spé maths. J’ai créé d’abord les supports recours, les fiches de maths, réuni une super équipe, loué des locaux. J’ai lancé mon entreprise en janvier 2021. J’ai commencé avec 30 élèves avec lesquels je m’étais donné 6 mois pour voir si notre pédagogie pouvait fonctionner. Aujourd’hui, ils sont 250 à fréquenter l’école. Nous sommes 15. Nous faisons des efforts pour être accessibles en rémunérant bien nos enseignants. Deux heures de cours par semaine, hors vacances scolaires, coûte 120 euros par mois. Nous voulions rendre la méthode accessible à tous, gommer les limites géographiques et financières. J’ai sorti des livres intitulés : « Mes fiches de maths » qui sont très bien distribués mais aussi une plateforme pédagogique. On propose des vidéos enregistrées pour les élèves de la 6e à la terminale, pour moins de 100 euros par an. Nous sommes en train de lancer le programme « les Boss des maths », dont l’idée est de démontrer qu’avec nos outils, on peut améliorer le niveau. 350 collégiens et lycéens de Seine-Saint-Denis vont être suivis uniquement avec nos outils. Ils auront accès gratuitement à notre plateforme, grâce aux financements d’entreprises locales ou plus importantes. Nous commençons en 2024 en Seine-Saint-Denis. L’objectif étant ensuite de l’étendre sur toute l’Île-de-France puis sur tout le territoire national.

AJ : En quoi votre méthode est-elle particulière ?

Amina Khelil : Elle tient en trois points : humaniser, pratiquer, utiliser un langage accessible. Aujourd’hui, les cours de maths sont très rigides. Pour humaniser mes cours, J’ai écrit mes fiches à la main, avec mon écriture, ses imperfections, en utilisant des couleurs. Le deuxième point est de montrer très vite aux élèves qu’ils sont capables de faire. En classe, l’élève écoute mais pratique très peu. Chez nous, il est en application dès les 5 premières minutes. Il se rend compte qu’il maîtrise vite la première étape. Quant au langage, je crois qu’il y a trop de formalisme dans l’enseignement des maths. Moi, je ne représente pas l’Éducation nationale, je ne me qualifie pas de prof. Je me donne le droit de « parler » les maths, d’expliquer ce que j’ai compris. Je me méfie de la notion de résultat. La moyenne des élèves augmente en moyenne de 4 points par an mais ce qui m’intéresse d’abord c’est que l’élève gagne en confiance en lui. L’objectif final est que l’élève se sente capable, se dise que tout est possible, professionnellement et personnellement. Cela commence par la résolution d’une petite équation.

AJ : Que vous a apporté le concours Créatrices d’avenir ?

Amina Khelil : C’est un super concours. Cela commence quand on remplit le formulaire. L’entreprenariat est une aventure folle. On a peu de moments pour se poser des questions. Postuler et pitcher son projet aide à mettre les choses au clair et à mieux comprendre son entreprise. J’ai eu du mal au début à me créer un réseau. Le concours contribue à cela, car une petite famille se crée autour de l’équipe de Créatrices d’avenir et du réseau Initiative Île-de-France. On a le sentiment de ne plus être seule dans cette aventure. J’ai également aimé le fait de représenter ma ville. J’ai été candidate puis lauréate au nom d’Aulnay-sous-Bois. Cela crée un lien particulier avec la municipalité. Enfin, l’argent du prix m’a permis de travailler la communication et le marketing. J’ai pu refondre le site internet. C’est arrivé au bon moment dans la création de mon entreprise, cela m’a permis de passer une marche.

AJ : Les femmes sont-elles bien acceptées aujourd’hui dans le monde de la création d’entreprise ?

Amina Khelil : Les femmes se mettent des limites à toutes les étapes. Elles se disent par exemple : «Je ne peux pas faire des études en ayant des enfants », ou « je ne peux pas être entrepreneur ». Elles ont intégré les limites de la société. Elles doivent se poser la question de ce qu’elles ont envie de vivre, et surtout faire taire les voix que la société leur impose. Oui, on peut tomber enceinte pendant ses études. Bien sûr que ça sera compliqué d’être jeune maman et étudiante en même temps, mais quand on sait ce qu’on veut, on y arrive. Oui, on peut entreprendre avec des enfants en bas âge. Dans « D-PhiAlpha », on peut entendre un mot secret : « des filles alpha ». Les filles peuvent devenir des filles alpha, les égales des mâles alpha, en faisant des maths, en devenant créatrices, en choisissant ce qu’elles veulent faire de leur vie.

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