Sonia Arrouas : « L’année 2021 a été de nouveau exceptionnelle »
En cette nouvelle année, Sonia Arrouas, présidente du tribunal de commerce d’Évry et de la Conférence générale des juges consulaires de France, montre toujours la même détermination dans ses missions d’accompagnement des chefs d’entreprise. Cela fait presque 2 ans, maintenant, que sa juridiction vit avec le Covid ; l’audience solennelle de rentrée 2022 s’est d’ailleurs déroulée en tout petit comité. Les défis à venir ne manquent pas, mais la présidente ne croit pas au « mur des faillites », annoncé par les plus pessimistes.
Actu-Juridique : L’année 2021 a-t-elle été tout aussi exceptionnelle que la précédente ?
Sonia Arrouas : Cette année 2021 a été tout aussi exceptionnelle que 2020. Jusqu’au mois de janvier, nous avons eu beaucoup moins de procédures collectives et de contentieux. Nous savons maintenant que ces procédures vont repartir même si cela ne va pas prendre la forme d’un tsunami mais plutôt d’une augmentation continuelle et progressive.
AJ : Que s’est-il passé de plus marquant en 2021 ?
S.A. : Lors de mon audience solennelle de rentrée, j’ai rappelé le fait que même si j’étais devenue présidente de la Conférence générale des juges consulaires cette année, par la voix des 3 200 juges de France, je n’oubliais pas mon tribunal. Je leur suis fidèle et je reste présente à Évry. Cette année a été l’occasion de changer l’un des vice-présidents du tribunal, concerné par le contentieux, qui va désormais m’aider sur le volet formation. J’ai mis sept juges spécialisés en prévention, afin de recevoir les chefs d’entreprises lorsqu’ils veulent bien se déplacer.
AJ : La détection des entreprises en difficulté a-t-elle évolué à l’occasion de cette crise ?
S.A. : Les signaux faibles, qui permettent habituellement de détecter qu’une entreprise est en difficulté, ont, en effet, été modifiés puisque les seuils de l’Urssaf et du Trésor public pour les privilèges ont été augmentés. Désormais, nous devons regarder d’autres critères pour évaluer la situation. Ces critères peuvent prendre la forme, par exemple, d’une société qui a beaucoup d’assignations ou d’injonctions de payer, d’une société qui ne dépose pas ses comptes ou encore d’une société ayant perdu la moitié de son capital. Avant, d’autres critères primaient, mais nous avons été obligés de les élargir.
Par ailleurs, en 2021, nous avons eu 114 entretiens informels en prévention, alors qu’en 2020, nous en avions eu 505.
AJ : Comment expliquer cette forte baisse ?
S.A. : Pour le moment, les chefs d’entreprise se trouvent dans un confort relatif puisqu’ils ont bénéficié des aides de l’État et sont un peu sous anesthésie. Et nous, les tribunaux de commerce, nous aimerions qu’ils viennent nous voir en prévention avant qu’il ne soit trop tard et qu’on se retrouve à ne plus rien pouvoir faire pour eux. C’est une chose que je n’arrête pas de répéter à la télévision, dans les médias : « Venez voir les tribunaux de commerce afin que l’on puisse vous diriger vers la meilleure solution ». S’il est trop tard, de toute façon, la seule solution pour ces chefs d’entreprise en difficulté va être la liquidation judiciaire.
AJ : Combien d’affaires ont-elles été traitées, en tout, à Évry ?
S.A. : Nous avons traité 10 023 affaires, soit un tout petit peu moins que l’année dernière. Cette année, nous avons 22 juges en procédures collectives et en sanctions. Sur le tout, nous avons seulement eu 211 procédures d’appels et très peu d’infirmations.
AJ : Ce réveil des chefs d’entreprise sera donc progressif ?
S.A. : Pour l’instant, les aides étatiques sont toujours présentes et, à mon avis, il ne se passera rien d’énorme avant les élections. C’est après celles-ci que les situations pourraient s’aggraver. Encore une fois, j’insiste pour que les chefs d’entreprise viennent le plus tôt possible. Je n’ai pas envie d’avoir une quantité astronomique de redressements judiciaires ici ou ailleurs puisque je préside maintenant la Conférence générale des juges consulaires de France et donc, par le biais des présidents, l’avenir des autres tribunaux de commerce. Pour tous les chefs d’entreprise qui se présenteront à temps, ce sera un bien pour l’économie française.
Il s’agit d’ailleurs de nuancer certains chiffres dont nous avons eu connaissance. Dans l’Essonne, 106 420 entreprises se sont inscrites au registre du commerce et des sociétés, en 2021, et 3 436 radiations ont été notifiées. S’il y a eu 11 532 créations d’entreprises officielles, il faut bien se dire que ces créations ne constituent pas que des entreprises nouvelles, mais également des entreprises qui vont mal et donc qui recréent des entreprises afin de faire leur passation. S’il ne s’agissait que d’entreprises nouvelles, j’en serais ravie, mais ce n’est pas le cas. Et d’ailleurs on le voit au nombre de radiations. C’est un vrai souci, et j’espère qu’on va pouvoir trouver des solutions en 2022.
AJ : La formation est-elle plus importante que jamais ?
S.A. : Oui, j’ai beaucoup insisté sur la formation des juges, tant à l’école nationale de la magistrature (ENM) qu’en interne et j’ai notamment insisté sur la formation des 22 juges en procédures collectives. Il s’agit de formation continue puisque les lois évoluent très rapidement en droit des procédures collectives : rien que cette année, il y a eu le traitement de sortie de crise (en juin), la loi Pacte, la transposition de la directive européenne… Cela évolue très vite. Ainsi, si les juges ne sont pas au fait des dernières lois, ils ne pourront rendre de bons jugements et c’est précisément ce que je souhaite éviter.
Tant au niveau national, qu’au niveau régional pour Évry, je suis attentive à la formation de tous les juges. J’ai 27 ans d’expérience au tribunal et je continue de me former, je ne suis pas au-dessus des lois.
Par ailleurs, il me semble très important que les juges puissent répondre aux mandataires et aux administrateurs judiciaires en connaissance de cause, et non pas que ces derniers imposent leur choix.
AJ : Vous avez fait connaître votre position sur la mixité des juges… À nouveau !
S.A. : Il s’agit d’un serpent de mer, qui ressurgit de temps en temps, souvent à l’occasion d’échéances électorales. Nous sommes toujours opposés à l’échevinage. Nous n’en voulons pas et nous le disons haut et fort.
AJ : Cela remettrait-il les compétences des juges consulaires en question ?
S.A. : Nous avons des juges extraordinaires qui donnent énormément de leur temps. Leur adjoindre des juges professionnels, cela reviendrait à les sous-estimer alors qu’ils possèdent une grande expérience économique ; ils ont souvent été chefs d’entreprise pendant 40 ans (beaucoup sont à la retraite). Ce serait remettre en cause la qualité des juges consulaires de France.
AJ : Que dire du volet prévention du tribunal d’Évry ?
S.A. : La prévention s’est dotée de nouveaux dispositifs, notamment par le traitement de sortie de crise. Nous avons pu faire des mandats ad hoc plafonnés à 1 500 euros pour les entreprises de moins de 5 salariés, et plafonnés à moins de 3 000 euros pour les entreprises de 5 à 10 salariés. Ce sont des prix très compétitifs, ce qui est bien pour aider les entreprises.
Par ailleurs, nous continuons à prôner le recours aux procédures amiables puisque celles-ci réussissent bien mieux que les procédures collectives. Il est beaucoup plus facile d’aborder un problème à l’amiable qu’en procédure collective ; cela est une certitude.
AJ : Quid de la création de l’aide psychologique aux entrepreneurs en souffrance aigüe (Apesa) l’année dernière ?
S.A. : Cette année, nous avons accompagné 12 cas ; des chefs d’entreprise qui ont été repérés par nos services puisque personne ne sollicite l’Apesa. C’est donc nous qui repérons les chefs d’entreprise en souffrance. Parmi eux, nous avons eu le cas d’un monsieur qui s’est pendu. C’est sa femme, qui travaillait avec lui, qui nous a contactés. Un autre monsieur s’est également pendu dans son camion. Il était venu nous voir et était, à ce moment-là, content de l’entretien qui s’était bien passé. Mais le lendemain de notre échange, l’entreprise qui lui livrait le fuel l’a appelé pour lui dire qu’elle arrêtait l’approvisionnement parce qu’il avait stoppé les paiements… Cela a été le coup de fil de trop.
Autour de ces cas, il faut mettre en place des cellules psychologiques. D’autant plus que ces morts mettent en péril toute une famille, voire 100 ou 200 personnes.
Alors, effectivement, l’Apesa est une cellule qui a vraiment une raison d’être.
AJ : Et vous ? Êtes-vous toujours bouleversée ?
S.A. : Évidemment ! La dernière fois, une dame est venue avec son petit-fils de 5 ans. Son mari l’accompagnait, il était présent mais c’est comme s’il n’était pas là, il était comme drogué. Parfois, c’est très très compliqué… Mais nous sommes aussi là pour cela. Pour le côté humain.
Puisque rappelons-le, qu’apporte le juge consulaire ? Il apporte l’expérience et le fait d’avoir géré des entreprises. Ainsi, il connaît bien le côté économique mais également le côté humain. Et c’est ce dont nous avons besoin dans un tribunal de commerce. Nous faisons notre possible pour répondre à chaque cas.
AJ : Le volet prévention s’ancre-t-il de plus en plus dans les mœurs des chefs d’entreprise ?
S.A. : Ce volet n’est pas encore rentré complètement dans les mœurs. Nous devons communiquer un maximum sur ce point-là. Mais, et c’est une première victoire, le chef d’entreprise a beaucoup moins peur d’aller au tribunal de commerce alors qu’auparavant, c’était une hantise. Maintenant, nous aimerions que les entrepreneurs viennent avant de se trouver en situation de détresse.
D’ailleurs, la Conférence générale a créé un livret, à l’attention essentiellement des chefs d’entreprise. Nous l’avons fait avec des dessins humoristiques, afin d’adoucir la prise de conscience du chef d’entreprise en difficulté qui va devoir réagir. Il faut faire un travail de vulgarisation ; nous nous adressons à des chefs d’entreprise, pas à des juristes.
AJ : Que dire de votre présidence ?
S.A. : C’est un honneur, pour moi, de représenter les juges consulaires ; cela incarne un bel aboutissement de ma carrière consulaire. Cela rime avec une vie très différente, parce que je travaille au niveau national, alors qu’en tant que présidente d’un tribunal, je travaillais au niveau local.
J’ai pris conscience que la Conférence générale faisait énormément pour les juges, qu’elle les défendait sans arrêt. Au quotidien, je collabore avec la chancellerie, avec Bercy. Nous avons notamment travaillé sur le traitement de la sortie de crise… Il s’agit d’une charge de travail énorme mais merveilleuse. Et de surcroît, cela faisait au moins 15 ans qu’aucune femme n’avait été présidente.
Référence : AJU003s0