Plaidoyer pour la reconnaissance de « contributions extérieures » et une véritable protection des victimes, à propos de la question préjudicielle sur la directive Responsabilité des produits défectueux

Dans cet article, les auteurs proposent l’introduction de contributions extérieures devant la Cour de justice de l’Union européenne et, devant le refus de cette dernière d’accepter la « contribution extérieure » proposée, ils partagent leur analyse de la directive sur les produits défectueux.
1. Le 7 mai 2024, la cour d’appel de Rouen a saisi la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) de trois questions préjudicielles1 portant sur l’interprétation des articles 10, 11 et 13 de la directive n° 85/374/CEE du 25 juillet 1985, relative à l’harmonisation des législations des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux. Les réponses de la CJUE entraîneront des répercussions majeures sur la responsabilité civile, en particulier dans le domaine des produits de santé, où ce régime spécifique trouve une application particulière. Au surplus, cette décision influencera directement les procédures en cours devant les juridictions nationales saisies de litiges similaires, à l’instar du recours intenté par 1 341 utilisateurs de respirateurs défectueux contre la société Philips.
2. Ce groupe, représenté par notre cabinet, dispose d’un intérêt direct et certain à la solution de ce litige. Cependant, ne pouvant présenter des observations dans le cadre de la procédure d’intervention prévue aux articles 40 et 23 du statut de la CJUE, nous avons pris une initiative inédite en adressant une contribution extérieure à la Cour, laquelle n’a pas été enregistrée par le greffe de la Cour de justice en raison des dispositions de l’article 23 du statut de la CJUE selon lesquelles la participation à la procédure préjudicielle est uniquement réservée aux parties intéressées.
3. Ces difficultés pour les tiers disposant d’un intérêt direct et certain à la solution d’un litige tranché par la CJUE conduisent ce faisant à se questionner sur l’intérêt d’introduire dans la procédure européenne la possibilité de présenter, à l’instar de la pratique existant en France devant le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, des contributions extérieures, de façon à alimenter un débat, qui, en vertu de la portée des décisions qui en découlent, n’ont pas qu’un simple intérêt inter partes (I) De plus, devant le refus de la CJUE d’enregistrer notre proposition de contribution extérieure, il est également intéressant d’apporter notre analyse sur le champ d’application de la directive n° 85/374/CEE du 25 juillet 1985 (II).
I – Pour la création d’une contribution extérieure devant les juridictions de l’Union européenne
A – La procédure d’intervention devant la CJUE : une voie d’accès limitée
4. Le régime général de la procédure d’intervention est régi par l’article 40, alinéa 2, du statut de la CJUE ainsi que par l’article 129 du règlement de procédure de la CJUE. Ce cadre prévoit qu’« une personne physique ou morale peut intervenir dans un litige soumis à la Cour à condition de prouver un intérêt à la solution du litige et que ledit litige ne concerne pas deux États membres entre eux, deux institutions de l’Union entre elles ou un État membre et une institution de l’Union ».
5. Néanmoins, cette intervention est encadrée par une procédure stricte tant sur le plan formel que matériel. D’une part, la demande d’intervention doit être introduite dans un délai de six semaines à compter de la publication au Journal officiel de l’Union européenne de l’avis mentionnant l’inscription de la requête introductive d’instance, conformément à l’article 130 du règlement de procédure de la Cour2. En vertu de cet article, la demande d’intervention doit comporter, entre autres, les conclusions au soutien desquelles l’intervention est formulée.
6. Cette exigence soulève une difficulté majeure en pratique : les conclusions des parties n’étant que rarement rendues publiques en amont, comment un éventuel intervenant pourrait-il les joindre afin d’assurer la validité de sa demande ?
7. En outre, l’absence d’accès à ces conclusions peut contraindre le demandeur à formuler des moyens nouveaux, l’exposant ainsi au risque d’irrecevabilité de sa demande3.
8. D’autre part, le demandeur doit démontrer d’un intérêt direct et certain à la solution du litige4, ce qui implique de justifier plus que de seules similarités entre sa situation et celle des parties5. Il incombe donc au demandeur de prouver qu’il est directement touché par l’acte attaqué et que l’issue du litige aura une incidence certaine sur sa situation en modifiant sa position juridique.
9. Alors que le régime général des interventions devant la CJUE est déjà très restrictif, le cadre spécifique des observations de tiers à l’occasion des procédures de renvoi préjudiciel l’est encore davantage. En effet, l’article 23 du statut de la Cour de justice dispose que « les parties au litige au principal, les États membres, la Commission européenne, l’institution qui a adopté l’acte dont la validité ou l’interprétation est contestée, les États parties à l’accord EEE, autres que les États membres, ainsi que l’Autorité de surveillance AELE, lorsque la Cour est saisie d’une question préjudicielle concernant l’un des domaines d’application de cet accord, les États tiers parties à un accord portant sur un domaine déterminé conclu par le Conseil, lorsque l’accord le prévoit et qu’une juridiction d’un État membre saisit la Cour d’une question préjudicielle concernant le domaine d’application de cet accord ».
Ainsi, par une définition négative, il apparaît que les personnes morales, exception faite de l’État, et les personnes physiques tierces au litige sont exclues de toute intervention dans la procédure préjudicielle.
10. Or, eu égard à la portée des décisions de la CJUE, notamment s’agissant des questions préjudicielles, dont l’interprétation s’impose tant à la juridiction nationale qui a procédé au renvoi qu’aux autres juridictions nationales des États membres de l’Union européenne (UE), l’intégration des contributions extérieures auprès de la CJUE pourrait apparaître comme une solution pertinente aux fins d’assurer que l’envergure des débats corresponde à la portée des décisions.
B – L’introduction des contributions extérieures auprès de la CJUE : une ouverture nécessaire des débats aux tiers intéressés ?
11. Les contributions extérieures, telles qu’elles existent en droit français devant le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel, constituent une voie d’accès singulière au juge en ce que, contrairement à l’intervention des tiers intéressés, elles ne possèdent aucun statut procédural6.
12. Elles représentent un moyen, pour ceux qui, en vertu de leur situation, n’ont pas accès au prétoire tout en disposant d’un intérêt sur la solution du litige, de porter à la connaissance de la juridiction concernée7 un éclairage pratique ou théorique.
13. Partant, les contributions extérieures présentent de nombreux intérêts en termes de qualité et de légitimité de la décision rendue. En effet, la prise en compte de ces éclairages, fournis par des personnes directement impactées par les normes querellées ou des spécialistes du sujet, ne peut qu’être bénéfique sur la décision finale.
De même, l’absence de formalisme inhérent au caractère non procédural de la contribution permet en outre de démocratiser l’accès au juge, offrant en conséquence une nouvelle légitimité à la décision rendue liant tout à la fois une certaine forme de démocratie participative à la délibération juridique.
14. Eu égard à ces intérêts non exhaustivement identifiés, la CJUE aurait toutes les raisons d’ouvrir la procédure préjudicielle en interprétation à cette pratique. En effet, en raison du nombre d’États destinataires des normes européennes, les contributions extérieures seraient un moyen de mener un véritable échange interétatique sur l’application de la norme. La seule analyse in concreto de la situation portée devant la juridiction nationale serait alors outrepassée au profit d’un débat abstrait et objectif, ce qui contribuerait à légitimer la portée erga omnes de sa jurisprudence. En outre, il sera rappelé que le renvoi préjudiciel devant la CJUE n’est pas une procédure contentieuse. Introduire la pratique des contributions extérieures pourrait alors contribuer à garantir une interprétation plus uniforme et harmonieuse du droit de l’UE et, ce faisant, assurer une sécurité et une accessibilité juridique de ce droit, facilitant sa réception par les juridictions nationales.
15. Si cette première tentative audacieuse de porter à la connaissance de la CJUE une contribution extérieure n’a su porter ses fruits, elle constitue néanmoins le précédent d’une réflexion plus générale sur l’accès des tiers au prétoire de la Cour de justice. C’est d’autant plus regrettable que cette contribution pouvait éclairer utilement la décision à intervenir. Qu’on en juge.
II – Sur la question préjudicielle relative à l’interprétation de l’article 13 de la directive n° 85/374/CEE du 25 juillet 1985
16. Les utilisateurs de dispositifs médicaux doivent faire face à une jurisprudence restrictive de leurs droits (A). Partant, l’interprétation de la CJUE de 2002 doit être remise en cause afin de respecter les valeurs de l’UE et de réaliser les objectifs de l’Union (B).
A – Une interprétation de la CJUE défavorable aux victimes datant de 2002
17. Dans le cadre de la transposition de la directive en droit français, plusieurs projets de loi ont été établis. La proposition de loi déposée par madame Nicole Catala, adoptée par la loi n° 98-3289 du 19 mai 1998, rejette la reconnaissance d’un régime exclusif de responsabilité des fabricants de produits défectueux en son article 1245-7 du Code civil qui dispose que : « Les dispositions du présent chapitre ne portent pas atteinte aux droits dont la victime d’un dommage peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle ou au titre d’un régime spécial de responsabilité. Le producteur reste responsable des conséquences de sa faute et de celle des personnes dont il répond ».
18. Il résulte des travaux parlementaires que l’article 1386-18 devenu 1245-17 du Code civil s’inspirait de l’article 13 de la directive qui disposait que : « La présente directive ne porte pas atteinte aux droits dont la victime d’un dommage peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle ou au titre d’un régime spécial de responsabilité existant au moment de la notification de la présente directive ».
19. La doctrine française tirait toutes les conséquences de ce texte en affirmant8 : « On en déduisait que, en vertu de son option, – dans le cas où des relations contractuelles ont été établies, la victime pouvait, comme par le passé, agir en garantie des vices cachés, si le défaut de sécurité du produit résultait d’un vice de la chose et à condition d’être encore dans le délai de deux ans imparti par l’article 1648 du Code civil. Elle pouvait également agir en responsabilité contractuelle contre le vendeur ou le fabricant pour manquement à l’obligation de sécurité ou manquement à l’obligation de renseignement. – En l’absence de relations contractuelles, la victime pouvait assigner le producteur sur le fondement de la responsabilité du fait personnel ou de la responsabilité du fait des choses en invoquant la distinction entre garde de la structure et garde du comportement ».
20. Toutefois, la CJUE a interprété différemment la portée de l’article 13 de la directive. Saisie d’une question préjudicielle d’interprétation de ce texte, la Cour a décidé que « la marge d’appréciation dont disposent les États membres pour réglementer la responsabilité du fait des produits défectueux est entièrement déterminée par la directive elle-même et doit être déduite du libellé, de l’objectif et de l’économie de celle-ci ».
21. Or, l’objectif est « d’assurer une concurrence non faussée entre les opérateurs économiques, de faciliter la libre circulation des marchandises et d’éviter les différences dans le niveau de protection des consommateurs ».
La Cour en a alors déduit que l’article 13 de la directive « ne saurait être interprété comme laissant aux États membres la possibilité de maintenir un régime général de responsabilité du fait des produits défectueux différent de celui prévu par la directive ».
Ce texte doit en réalité se comprendre comme permettant aux États membres de maintenir des régimes de droit commun reposant « sur des fondements différents, tels que la garantie des vices cachés ou la faute »9.
22. D’après la professeure Catherine Caillé, « cette décision emporte, à terme, la condamnation de l’option laissée à la victime au profit de la responsabilité de droit commun », sauf dans les hypothèses où elle pourra invoquer un fondement différent de celui de la loi de 1998, au sens donné à ce terme par le juge communautaire, c’est-à-dire lorsque la responsabilité est soumise à des conditions supplémentaires et restrictives, à prouver par la victime10.
Tel est le cas notamment de la faute, à condition qu’elle soit distincte du défaut de sécurité du produit en cause. L’absence de mesures correctives d’un industriel, tout comme le défaut d’information, ne trouve pas sa cause dans le caractère défectueux des dispositifs médicaux.
C’est la solution qui a été retenue tant par la Cour de cassation11 que le Conseil d’État12 ; solution que tend à remettre en cause Sanofi Pasteur par la question préjudicielle qui a été posée à la CJUE.
23. Plus encore, la responsabilité pour manquement à l’obligation de vigilance est une responsabilité pour faute qui peut alors se combiner avec le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux. La directive du Conseil n° 85/374/CEE du 25 juin 1985 considère d’ailleurs que, « selon les systèmes juridiques des États membres, la victime peut avoir un droit à réparation au titre de la responsabilité extracontractuelle différent de celui prévu par la présente directive ; que, dans la mesure où de telles dispositions tendent également à atteindre l’objectif d’une protection efficace des consommateurs, elles ne doivent pas être affectées par la présente directive ; que, dans la mesure où une protection efficace des consommateurs dans le secteur des produits pharmaceutiques est déjà également assurée dans un État membre par un régime spécial de responsabilité, des actions basées sur ce régime doivent rester également possibles ».
24. Dès lors qu’il existe aussi bien une directive spécifique relative aux dispositifs médicaux (Cons. UE, dir. n° 93/42/CEE, 14 juin 1993) ainsi qu’un règlement spécifique relatif aux dispositifs médicaux (PE et Cons. UE, règl. n° 2017/745, 5 avr. 2017), les requérants doivent rester libres de fonder leur action, notamment sur ce régime spécial de responsabilité conformément à la directive n° 85/374/CEE, eu égard aux manquements de l’industriel à ses obligations en matière de matériovigilance.
Interpréter en sens contraire reviendrait à priver les consommateurs victimes de la protection nécessaire et réellement efficace.
25. Dans son article au Répertoire Dalloz, madame Catherine Caillé concluait en ces termes : « Il est certain que, du fait de cette jurisprudence, le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux retrouve la cohérence à laquelle le maintien de plusieurs régimes concurrents faisait obstacle. Mais ce retour à la cohérence risque de se faire au détriment des intérêts des victimes »13.
26. Cette dernière affirmation ne manque pas d’interpeller. Pourtant, divers arguments peuvent être opposés à la CJUE.
27. D’une part, la directive ne vise ni le préjudice moral ni le préjudice collectif découlant d’un produit défectueux.
28. D’autre part, et contrairement aux apparences, cette directive n° 85/374/CEE, qui reconnaît la responsabilité objective de plein droit du producteur si son produit est défectueux, n’est pas favorable aux consommateurs de médicaments14. Au contraire, ce texte constitue une protection des industriels au point que le gouvernement français s’est ému auprès de la Commission européenne dans les termes suivants15 : « En effet, depuis les années 2000, la France a été amenée à mettre en place des dispositifs publics d’indemnisation des victimes de produits de santé afin de pallier les obstacles que celles-ci rencontrent pour faire valoir leurs droits notamment à l’égard des industriels, qui se réfugient derrière le régime très favorable de la directive de 1985 [sur les produits défectueux] ».
La conséquence première tient aux manœuvres des industriels, en grande majorité défendeurs devant les juridictions, qui tentent de déplacer le débat vers le terrain de la responsabilité du fait des produits défectueux issue de cette directive.
Toutefois selon nous, ce qui leur est reproché, comme c’est le cas dans l’affaire ayant fait l’objet du renvoi vers la CJUE, c’est bien le comportement de l’industriel, indépendant de tout défaut du produit, qui prend en otage la santé de plusieurs centaines de milliers de patients sous traitement en dissimulant l’information et en maintenant ses omissions bien au–delà de la période de changement de spécialités. Ce comportement prouve que les industriels font prévaloir leurs intérêts personnels et leur esprit de lucre sur le respect de la dignité des malades et sur les nécessaires impératifs liés à la protection de la santé publique.
29. Enfin, depuis la directive du 24 juillet 1985, un fait juridique et politique majeur doit retenir l’attention de la Cour : la Communauté économique européenne (CEE) a été remplacée par l’UE.
B – Une interprétation remise en cause par les évolutions structurelles de l’UE
30. La directive a été prise dans le cadre de la CEE et, dans ce cadre étroit car économique, on peut comprendre la considération de la Cour de justice selon laquelle l’objectif est « d’assurer une concurrence non faussée entre les opérateurs économiques, de faciliter la libre circulation des marchandises et d’éviter les différences dans le niveau de protection des consommateurs ».
Cependant, le traité de Lisbonne a modifié la nature de la CEE pour affirmer l’Union (politique) européenne. Ce changement de nature de l’entité supranationale emporte des conséquences importantes pour l’application de la directive.
31. De première part, cela résulte d’abord clairement du préambule du traité affirmant que : « Résolus à franchir une nouvelle étape dans le processus d’intégration européenne engagé par la création des Communautés européennes ; s’inspirant des héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la liberté, la démocratie, l’égalité et l’État de droit ; (…) confirmant leur attachement aux droits sociaux fondamentaux tels qu’ils sont définis dans la charte sociale européenne, signée à Turin le 18 octobre 1961, et dans la charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs de 1989 ; (…) désireux de renforcer le caractère démocratique et l’efficacité du fonctionnement des institutions, afin de leur permettre de mieux remplir, dans un cadre institutionnel unique, les missions qui leur sont confiées ».
32. On peut d’ores et déjà constater que les principes politiques (libertés, État de droit, droits sociaux, solidarité, démocratie, etc.) l’emportent sur les objectifs économiques à réaliser (renforcer l’économie et la convergence, établir une union économique monétaire, etc.).
33. De deuxième part, l’article 1er du traité énonce que : « Par le présent traité, les hautes parties contractantes instituent entre elles une Union européenne, ci-après dénommée “Union”, à laquelle les États membres attribuent des compétences pour atteindre leurs objectifs communs. Le présent traité marque une nouvelle étape dans le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe, dans laquelle les décisions sont prises dans le plus grand respect possible du principe d’ouverture et le plus près possible des citoyens. (…) L’Union se substitue et succède à la Communauté européenne ».
34. De troisième part, l’article 2 du traité précise les « valeurs » ontologiques de l’Union : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ».
35. De quatrième part, l’article 3 fixe les objectifs de l’UE : « 1. L’Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien–être de ses peuples. 2. L’Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, au sein duquel est assurée la libre circulation des personnes (…) 3. L’Union établit un marché intérieur. Elle œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique. Elle combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant. Elle promeut la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres ».
On constatera que les objectifs relatifs au « marché intérieur » n’arrivent qu’en troisième position après le « bien-être » des peuples et la création d’un « espace de liberté, de sécurité et de justice ».
36. De cinquième part, l’article 6, alinéa 1er, du traité de Lisbonne affirme : « Les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu’adaptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités ».
37. Dans le même esprit, l’article 6, alinéa 2, prévoit que « l’Union adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ».
38. Enfin, l’article 6, alinéa 3, dispose : « Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux ».
39. Or, la Charte des droits fondamentaux de l’UE tend à améliorer la protection des droits fondamentaux en plaçant la personne au cœur des préoccupations et notamment en matière de santé où l’article 35 vient préciser que : « Toute personne a le droit d’accéder à la prévention en matière de santé et de bénéficier de soins médicaux dans les conditions établies par les législations et pratiques nationales. Un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de l’Union ».
40. Il est à présent acquis que les valeurs de l’UE l’emportent sur les objectifs de l’UE16.
41. Dès lors, on peut considérer que l’interprétation de la CJUE de 2002 qui faisait prévaloir les objectifs économiques de la CEE est aujourd’hui non seulement dépassée ou obsolète, mais aussi contraire au droit de l’Union et à la hiérarchie des normes instaurée par le traité qui donne la primauté aux valeurs de l’Union – et notamment la dignité humaine, la protection de la santé ou le droit d’accès à la justice.
42. Cela emporte une conséquence importante en matière de responsabilité des produits défectueux. L’interprétation restrictive de la CJUE ne saurait plus prévaloir. En effet, même l’objectif d’assurer une concurrence non faussée entre les opérateurs économiques n’apparaît plus dans l’article 3 du traité sur le fonctionnement de l’UE.
43. Ainsi, notamment en matière de santé, la défense des intérêts des malades ne saurait succomber devant la défense des intérêts des acteurs économiques. Dès lors, contrairement à l’affirmation de la CJUE, la directive de 1985 a perdu son caractère hégémonique et le choix offert à la victime d’un dommage du régime de responsabilité (contractuelle, extracontractuelle ou au titre d’un régime spécial de responsabilité) doit retrouver pleinement sa vigueur.
44. La nouvelle directive n° 2024/2853 du Parlement et du Conseil européen relative à la responsabilité du fait des produits défectueux vise à assurer une protection accrue des consommateurs. Partant, il serait contraire aux valeurs de l’Union que la directive de 1985, qui continuera de s’appliquer aux produits mis sur le marché avant le 9 décembre 2026, offre une protection amoindrie.
45. Afin d’assurer l’égalité de tous les citoyens, l’article 13 de la directive n° 85/374/CEE du 25 juillet 1985 doit donc être interprété pour tendre au but affiché de la nouvelle directive.
Notes de bas de pages
-
1.
CJUE, 7 mai 2024, n° C-338/24.
-
2.
CJUE, 26 mars 2009, n° C-113/07, P, pt 36, lorsque l’intervenant présente sa demande après l’expiration du délai de six semaines mais avant la décision d’ouvrir la phase orale, il est en droit de participer à la procédure orale, de recevoir communication du rapport d’audience et de présenter ses observations sur cette base lors de l’audience, les interventions écrites ne seront donc pas admises.
-
3.
V., par ex., TFP 1er déc. 1999, nos T-125/96 et T-152/96, pts 183 et 184 – TFP, 3 avr. 2003, n° T-119/02, pts 203 et 204 – CJCE, 8 janv. 2002, n° C-248/99, P, France c/ Monsanto, pt 56.
-
4.
CJCE, 15 nov. 1993, n° C-76/93, P, Scaramuzza c/ Commission, pts 8 à 12.
-
5.
V., par ex., CJCE, ord. du président de la Cour, 6 avr. 2006, n° C-130/06, P, An Post, pts 7 et 10 – CJUE, ord. du président de la Cour, 16 juill. 2020, n° C-662/19, P, NRW. Bank c/ CRU, pt 11 – CJUE, 24 juin 2021, n° C-220/21, P, pt 20.
-
6.
D. de Béchillon, Réflexions sur le statut des « portes étroites » devant le Conseil constitutionnel, janv. 2017, Club des juristes, Les notes du club des juristes, p. 10 : https://lext.so/P29hrD.
-
7.
D. de Béchillon, Réflexions sur le statut des « portes étroites » devant le Conseil constitutionnel, janv. 2017, Club des juristes, Les notes du club des juristes, p. 10 : https://lext.so/P29hrD.
-
8.
C. Caillé, Rép. civ. Dalloz, v° Responsabilité du fait des produits défectueux, n° 101.
-
9.
CJCE, 25 avr. 2002, n° C-183/00, 2e esp. : D. 2002, p. 2462, note C. Larroumet ; D. 2003, Somm., p. 463, note D. Mazeaud ; RTD civ. 2002, p. 523, note P. Jourdain.
-
10.
S. Riehm, « Produits défectueux : quel avenir pour les droits communs ? L’influence communautaire sur les droits français et allemands », D. 2007, Chron., p. 2749.
-
11.
Cass. 1re civ., 15 nov. 2023, n° 22-21.174 – Cass. 1re civ., 15 nov. 2023, n° 22-21.178 – Cass. 1re civ., 15 nov. 2023, n° 22-21.179 – Cass. 1re civ., 15 nov. 2023, n° 22-21.180 : Resp. civ. et assur. 2024, comm. 1, note C. Radé : « Il résulte de l’article 1386-18, devenu 1245-17, du Code civil, transposant la directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, et de l’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 25 avril 2002 (CJCE, arrêt du 25 avril 2002, González Sánchez, C-183/00, point 31), par lequel elle a dit pour droit que la référence, à l’article 13 de la directive, aux droits dont la victime d’un dommage peut se prévaloir au titre de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle, doit être interprétée en ce sens que le régime mis en place par ladite directive n’exclut pas l’application d’autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle reposant sur des fondements différents, tels que la garantie des vices cachés ou la faute, que la victime d’un dommage imputé à un produit défectueux peut agir en responsabilité contre le producteur sur le fondement de l’article 1240 du Code civil si elle établit que son dommage résulte d’une faute commise par le producteur, telle que le maintien en circulation du produit dont il connaît le défaut ou encore un manquement à son devoir de vigilance quant aux risques présentés par le produit ».
-
12.
CE, 10 juill. 2024, n° 479613, Centre hospitalier universitaire de Rennes : Lebon ; JCP A 2024, act. 410, note J.-B. Seguin Le Conseil d’État reconnaît la négligence fautive d’un producteur de prothèses, dans son choix de conditionnement du produit, pouvant engager sa responsabilité sur un fondement distinct du régime des produits défectueux.
-
13.
C. Caillé, Rép. civ. Dalloz, v° Responsabilité du fait des produits défectueux, n° 101 in fine.
-
14.
V. Rebeyrol, « Les effets secondaires des médicaments et la responsabilité des laboratoires producteurs », note ss Cass. 1re civ., 5 avr. 2005, nos 02-11.947 et 02-12.065, LPA 12 juill. 2005, p. 16 et s. : « Il est fort regrettable que l’Europe soit, en matière de protections des victimes, synonymes de régression et de véritable “harmonisation par le bas” (…) il est clair que la commission adoptée par la Commission et la CJCE (…) se traduit indéniablement au niveau national par une régression considérable en matière de protection des victimes ».
-
15.
https://lext.so/PmE2go.
-
16.
P. Dupont, ADUE, Le champ des valeurs de l’Union européenne, 2020, Panthéon-Assas, p. 295 et s., depuis l’arrêt Associacao Sindical dos Juizes Portugueses (CJUE, gde ch., 27 févr. 2018, n° C-64/16, Associacao Sindical dos Juizes Portugueses, ECLI:EU:C:2018:117 « Nul doute qu’en droit de l’Union européenne, des valeurs soient constitutionnalisées et aient ainsi dépasse le stade de la morale (…) Il est même possible d’affirmer que les valeurs inondent et irriguent le droit de l’Union » (p. 297) ; « L’article 2 du traite sur l’Union européenne (TUE) reprend mot pour mot cet article I-2 [de la Charte des droits fondamentaux], sacralisant les valeurs de l’Union et leur conférant ainsi une dimension constitutionnelle » (p. 310) ; « Pour aller encore plus loin, il est important de rappeler que l’article 2 TUE est la pierre angulaire du système de l’Union. Comme il a été étudié supra, ces valeurs irriguent le droit de l’Union en ce sens que cet article ne possède pas un champ matériel délimité et spécifique a certains domaines du droit de l’Union mais concerne tous les domaines, actions et politiques des traites. Toutefois, il est possible d’affirmer que, indépendamment de l’application du droit de l’Union, ces valeurs doivent être respectées, et ce, sans aucune exception. Les valeurs de l’Union doivent donc être respectées également dans l’ordre juridique interne de chaque État, même quand celui-ci ne met pas en œuvre ou n’est pas dans le champ d’application des traites » ; G. Marti, « Valeurs communes et pouvoir constituant dans l’UE », in L. Potvin-Solis (dir.), Les valeurs communes dans l’UE. Onzièmes Journées Jean Monnet, 2014, Bruylant, p. 102 ; S. Labayle, Les valeurs de l’Union européenne, thèse, présentée et soutenue publiquement le 12 déc. 2016, Aix-Marseille Université, p. 21 ; RDLF 2017, thèse n° 03, note S. Labayle.
Référence : AJU017i4
