Pratiques restrictives de concurrence : quand l’ancienne solution n’était pas « juste »

De la fin de non-recevoir vers l’exception d’incompétence
Publié le 24/11/2023
Pratiques restrictives de concurrence : quand l’ancienne solution n’était pas « juste »
Francois Doisnel/AdobeStock

Après plus de dix ans de jurisprudence constante, la Cour de cassation revient sur la sanction de la saisine d’une juridiction non spécialisée pour connaître des pratiques restrictives de concurrence. Ce revirement, plus cohérent et protecteur pour le demandeur, mais plus sévère pour le défendeur, ne devrait pas pouvoir s’appliquer aux instances en cours.

Cass. com., 18 oct. 2023, no 21-15378

Le contentieux relatif à certaines pratiques restrictives de concurrence, dont celles visées à l’article L. 442-1 du Code de commerce (C. com., art. L. 442-6 anc.) est attribué à 16 tribunaux de première instance et seule la cour d’appel de Paris peut connaître des décisions rendues par ces juridictions1.

Depuis 20132, la chambre commerciale de la Cour de cassation retenait que la méconnaissance de ce pouvoir juridictionnel exclusif était sanctionnée par une fin de non-recevoir, laquelle devait être relevée d’office3.

Par son arrêt du 18 octobre 2023, cette même chambre opère un revirement radical en décidant qu’« il convient en conséquence de juger désormais que [cette] règle (…) institue une règle de compétence d’attribution exclusive et non une fin de non-recevoir ».

Cette solution est cohérente avec la terminologie de la loi qui fait référence aux « juridictions compétentes » et à la cour d’appel « compétente »4 pour connaître de ces litiges.

Une solution plus cohérente et protectrice pour le demandeur

Jusqu’au 18 octobre 2023, la sanction était particulièrement sévère : en cas de saisine de la mauvaise juridiction, le demandeur voyait ses demandes déclarées irrecevables et avait, par conséquent, l’obligation de les reformuler devant la bonne juridiction, au risque de se heurter à l’expiration du délai de prescription.

Dorénavant, le juge saisi par erreur pourra se déclarer incompétent et renvoyer l’affaire à la juridiction spécialisée, sans que cette incompétence n’ait d’effet sur l’interruption du délai de prescription5.

De même, avant ce revirement, l’appelant risquait d’être privé d’une voie de recours : l’appel d’une décision rendue par une juridiction spécialisée, interjeté devant une cour d’appel non spécialisée, était déclaré irrecevable, obligeant l’appelant à régulariser, dans le délai légal, un nouvel appel devant la cour d’appel de Paris.

Rappelons toutefois que la solution était différente si la décision attaquée avait été prononcée par une juridiction non spécialisée : dans ce cas, même une cour d’appel non spécialisée pouvait connaître de ce recours6.

Aujourd’hui, l’appelant est protégé : la cour d’appel saisie à tort pourra renvoyer l’affaire à la juridiction parisienne, sans qu’il n’ait à régulariser la situation avant l’expiration du délai légal.

Une solution plus « sévère » pour le défendeur

Le défendeur ne pourra plus omettre de contester la compétence de la juridiction spécialisée.

Par le passé, la juridiction non spécialisée avait en effet l’obligation de relever d’office la fin de non-recevoir liée à son défaut de pouvoir juridictionnel7.

En décidant qu’il s’agit désormais d’une exception d’incompétence, la Cour de cassation modifie également l’office du juge.

Si le juge peut prononcer d’office son incompétence en cas de violation d’une règle de compétence d’attribution lorsque cette règle est d’ordre public, il n’en a pas l’obligation8.

Par ailleurs, la compétence de la juridiction non spécialisée devra être contestée avant toute défense au fond et fin de non-recevoir9, là où elle pouvait l’être en tout état de cause sous la jurisprudence antérieure10.

Le sort des demandes implicites et reconventionnelles

En application de l’article 5 du Code de procédure civile, le juge est tenu de se prononcer sur les demandes implicites et virtuelles11.

Le juge non spécialisé saisi d’une demande implicite relative à une pratique restrictive de concurrence devrait donc se déclarer incompétent, même si cette demande n’est pas expressément fondée sur un texte dont l’application est attribuée aux juridictions spécialisées.

En présence d’une demande reconventionnelle fondée sur l’article L. 442-1, la solution est claire : la juridiction saisie doit, si son incompétence est soulevée, soit se déclarer incompétente au profit de la juridiction spécialisée et surseoir à statuer dans l’attente que celle-ci statue sur cette demande, soit renvoyer l’affaire pour le tout devant celle-ci.

Quid de la rétroactivité de ce revirement ?

Si, par principe, il n’existe pas de « droit acquis à une jurisprudence figée »12, il en va différemment lorsque l’application immédiate de la jurisprudence nouvelle affecte irrémédiablement la situation des parties ayant agi de bonne foi en se conformant à l’état du droit applicable à la date de leur action13 et les prive d’un procès équitable14.

Se pose alors une question : ce revirement doit-il s’appliquer aux instances en cours ?

Prenons le cas du défendeur qui, ne pouvant raisonnablement anticiper un tel revirement, n’aurait pas contesté in limine litis la compétence de la juridiction non spécialisée. Une application immédiate de cet arrêt le priverait définitivement d’un moyen de défense.

Dans un souci de sécurité juridique, la logique voudrait que ce revirement ne soit pas rétroactif.

Notes de bas de pages

  • 1.
    C. com., art. L. 442-4, III – C. com., art. D. 442-2.
  • 2.
    Cass. com., 24 sept. 2013, n° 12-21089 – Cass. com., 13 sept. 2017, n° 16-16501 – Cass. com., 11 janv. 2023, n° 21-21762.
  • 3.
    Cass. com., 31 mars 2015, n° 14-10016.
  • 4.
    C. com., art. D. 442-2.
  • 5.
    CPC, art. 2241.
  • 6.
    Cass. com., 29 mars 2017, n° 15-15337.
  • 7.
    Cass. com., 31 mars 2015, n° 14-10016.
  • 8.
    CPC, art. 76.
  • 9.
    CPC, art. 74.
  • 10.
    CPC, art. 123.
  • 11.
    Cass. 3e civ., 5 févr. 2013, n° 11-25572.
  • 12.
    Cass. 1re civ., 20 mars 2000, n° 98-11982 – Cass. 1re civ., 9 oct. 2001, n° 00-14564 – CEDH, 26 mai 2011, n° 23228/08 – Cass. 1re civ., 19 mai 2021, n° 19-25749.
  • 13.
    Cass. 1re civ., 19 mai 2021, n° 20-12520.
  • 14.
    Cass. 1re civ., 1er juill. 2021, n° 20-10694.
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