Un droit au compte pour les CASP et les émetteurs d’ART : enjeux et perspectives

L’ordonnance n° 2024-936 du 15 octobre 2024 adapte le droit français au règlement MiCA. Il introduit notamment des précisions sur les conditions dans lesquelles les établissements de crédit peuvent refuser l’ouverture de comptes aux prestataires de services sur actifs numériques, aux prestataires de services sur crypto-actifs et aux émetteurs de jetons se référant à un ou des actifs. Cette ordonnance n’instaure pas un droit automatique au compte pour ces derniers, mais il limite les refus arbitraires et impose un préavis en cas de résiliation.
L’ordonnance n° 2024-936 du 15 octobre 20241 vise à adapter le droit français au règlement MiCA (Market in crypto–assets2). Ce règlement européen offre un cadre harmonisé au secteur des crypto-actifs en introduisant une réglementation applicable aux émetteurs de crypto-actifs, dont les stablecoins (les ART, asset–referenced tokens, et les EMT, e–money tokens3), ainsi qu’aux prestataires de services sur crypto-actifs (CASP, crypto–assets services provider). Outre cette harmonisation, l’ordonnance prévoit l’abrogation de la réglementation applicable aux prestataires de services sur actifs numériques (PSAN) introduite par la loi PACTE4, au 1er juillet 20265.
Par ailleurs, dans un contexte de derisking (i.e. restriction des relations d’affaires avec une catégorie de clients pour éviter le risque associé), cette ordonnance précise les cas dans lesquels un établissement de crédit peut refuser l’ouverture d’un compte de dépôt à des PSAN ou à un émetteur d’ART.
I – Les difficultés des fintech opérant dans le secteur des paiements et des crypto-actifs à ouvrir un compte de dépôt
La pratique de derisking se définit comme « l’acte par des institutions financières de restreindre ou cesser des relations commerciales avec des clients ou catégories de clients pour éviter, au lieu de gérer, le risque »6. Parmi les établissements touchés par cette pratique, on retrouve les fintech du secteur des paiements ou les entreprises opérant dans le secteur des crypto-actifs.
Cette pratique peut être motivée par une approche conservatrice de l’appétit aux risques des établissements de crédit. Toutefois, elle soulève des enjeux pour l’innovation et le développement des fintech dans la mesure où leur modèle d’affaires repose sur l’accès à des comptes traditionnels ou à des comptes de cantonnement destinés à protéger les fonds de leur clientèle et à respecter leurs obligations prudentielles.
Dans le secteur des paiements, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) rappelle « aux entités concernées qu’elles doivent lui communiquer les raisons de tout refus d’ouverture des comptes de cantonnement conformément à l’article L. 312-23 du Code monétaire et financier ». Par ailleurs, l’ACPR souligne que « l’Autorité bancaire européenne a (…) rappelé que la pratique de derisking, lorsqu’elle est injustifiée, peut affecter la concurrence et la stabilité financière. L’accessibilité bancaire est donc un enjeu majeur pour l’ensemble des nouveaux acteurs et des fintechs » (sic)7.
Les PSAN ont également fait état de difficultés à obtenir ou maintenir une domiciliation bancaire en France. Le compte rendu des travaux du groupe de travail sur l’accès des PSAN aux comptes bancaires et sur le fonctionnement des comptes de clients bancaires lors d’achat ou de vente d’actifs numériques instauré dans le cadre du Forum Fintech ACPR-AMF souligne à cet égard qu’« il semble que, dans le cadre de leur politique de risques et de leur politique commerciale, une partie d’entre eux écarte toute relation d’affaires avec les entités opérant dans le secteur des crypto-actifs : cette politique n’est pas seulement le fait d’établissements “traditionnels”, elle est aussi adoptée par certaines “néo-banques” ou établissements de paiement »8.
II – Les apports de l’ordonnance n° 2024-936 sur l’accès aux comptes de dépôt par les CASP et les émetteurs d’ART
Le nouvel article L. 312-23 du Code monétaire et financier, tel que modifié par l’article 7 de l’ordonnance n° 2024-936 du 15 octobre 2024, prévoit les cas où les banques peuvent refuser d’ouvrir un compte de dépôt aux CASP et aux émetteurs d’ART, à savoir lorsque :
• l’établissement de crédit n’est pas en mesure de satisfaire aux obligations prévues à l’article L. 561-5 ou à l’article L. 561-5-1 à l’égard de ces prestataires ;
• le demandeur de compte ou son modèle économique présente un profil de risque excessif.
L’article 7, 2°, de l’ordonnance du 15 octobre 2024 modifie les dispositions antérieures qui prévoyaient que « les établissements de crédit mettent en place des règles objectives, non discriminatoires et proportionnées pour régir l’accès des émetteurs de jetons ayant obtenu le visa mentionné à l’article L. 552-4, des prestataires enregistrés conformément à l’article L. 54-10-3 et des prestataires ayant obtenu l’agrément mentionné à l’article L. 54-10-5 aux services de comptes de dépôt et de paiement qu’ils tiennent. Cet accès est suffisamment étendu pour permettre à ces personnes de recourir à ces services de manière efficace et sans entraves. Les conditions d’application du présent article sont précisées par décret. Celui-ci précise notamment les voies et délais de recours en cas de refus des établissements de crédit ».
Le nouvel article L. 312-23 du Code monétaire et financier n’introduit pas pour autant un droit d’accès automatique aux comptes de dépôt. Il encadre les motifs de refus des établissements de crédit.
Cette ordonnance est une réelle avancée pour les CASP et les émetteurs d’ART. Ainsi, sans aller jusqu’à affirmer que l’ordonnance introduit un droit au compte, nous pouvons tout du moins souligner qu’elle vise à renforcer l’accès des comptes de dépôt au profit des CASP et des émetteurs d’ART.
Par ailleurs, le nouvel article L. 312-23 du code susmentionné impose qu’en cas de résiliation de la convention de compte de dépôt à l’initiative de l’établissement de crédit, un délai minimum de deux mois de préavis soit octroyé au titulaire du compte. Cette disposition offre de la visibilité aux CASP et aux émetteurs d’ART en cas de cessation anticipée de la relation d’affaires.
III – Date d’entrée en application des dispositions sur l’accès aux comptes de dépôt des CASP et des émetteurs d’ART
Le rapport au président de la République relatif à l’ordonnance n° 2024-936 du 15 octobre 20249 précise que « les dispositions de l’ordonnance entreront en application à compter du 30 décembre 2024, sauf pour les dispositions relatives aux jetons de monnaie électronique et aux jetons se référant à un ou des actifs qui entreront en application le lendemain de la publication de l’ordonnance. Les dispositions de l’ordonnance mettant définitivement un terme au régime national PSAN entreront également en application à partir du 1er juillet 2026, à l’issue de la période transitoire prévue pour les PSAN déjà autorisés avant la date d’entrée en vigueur du règlement “MiCA” ».
Par ailleurs, l’article 49 de l’ordonnance n° 2024-936 précise que « I. – L’article 1er, à l’exception de son I, les articles 2, 3, 5, 6, les dispositions du 10 du I de l’article L. 311-2 du Code monétaire et financier résultant du b) du 1° de l’article 7, les articles 8 à 13, 17, les dispositions des 1° à 5° de l’article 20, les dispositions du 2° de l’article 21, les articles 22, 23 et 38 à 45 entrent en vigueur le 30 décembre 2024. II. – Le I de l’article 1er, les articles 24 à 33 et 46 à 48 entrent en vigueur le 1er juillet 2026 ».
En conséquence, nous comprenons que le nouvel article L. 312-23 du Code monétaire et financier s’applique à compter du 18 octobre 2024.
IV – L’accès aux comptes pour les émetteurs d’EMT
L’article 7, 2°, de l’ordonnance n° 2024-936 du 15 octobre 2024 vise les PSAN enregistrés au titre de l’article L. 54-10-3 du Code monétaire et financier, les PSAN agréés au titre de l’article L. 54-10-5 du code précité, les CASP agréés au titre de l’article 59 du règlement MiCA et les émetteurs d’ART visés à l’article 16 dudit règlement. Les émetteurs d’EMT ne sont donc pas visés par les nouvelles dispositions.
Toutefois, dans la mesure où les émetteurs d’EMT sont soit des établissements de monnaie électronique soit des établissements de crédit10, nous pouvons estimer que la situation des établissements de monnaie électronique qui émettent des EMT est couverte par le I de l’article L. 312-23 du Code monétaire et financier11.
Nouvel article L. 312-23 |
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Les règles régissant l’accès des établissements de paiement et des établissements de monnaie électronique aux services de comptes de paiement tenus par des établissements de crédit au nom des autres prestataires de services de paiement doivent être objectives, non discriminatoires et proportionnées. Cet accès est suffisamment étendu pour permettre aux établissements de paiement et aux établissements de monnaie électronique de fournir des services de paiement de manière efficace et sans entraves ; Les établissements de crédit mettent en place des règles objectives, non discriminatoires et proportionnées pour régir l’accès des émetteurs de jetons ayant obtenu le visa mentionné à l’article L. 552-4, des prestataires enregistrés conformément à l’article L. 54-10-3 et des prestataires ayant obtenu l’agrément mentionné à l’article L. 54-10-5 aux services de comptes de dépôt et de paiement qu’ils tiennent. Cet accès est suffisamment étendu pour permettre à ces personnes de recourir à ces services de manière efficace et sans entraves. Les conditions d’application du présent article sont précisées par décret. Celui-ci précise notamment les voies et délais de recours en cas de refus des établissements de crédit. L’établissement de crédit communique les raisons de tout refus à l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution pour les acteurs mentionnés au premier alinéa du présent article et à l’Autorité des marchés financiers et l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution pour les acteurs mentionnés au deuxième alinéa. |
I. – Les règles régissant l’accès des établissements de paiement et des établissements de monnaie électronique aux services de comptes de paiement tenus par des établissements de crédit au nom des autres prestataires de services de paiement doivent être objectives, non discriminatoires et proportionnées. Cet accès est suffisamment étendu pour permettre aux établissements de paiement et aux établissements de monnaie électronique de fournir des services de paiement de manière efficace et sans entraves. II. – Un établissement de crédit ne refuse d’ouvrir un compte de dépôt aux prestataires enregistrés conformément à l’article L. 54-10-3, aux prestataires ayant obtenu l’agrément mentionné à l’article L. 54-10-5, aux prestataires agréés pour la fourniture de services sur crypto-actifs au sens de l’article 59 du règlement (UE) n° 2023/1114 du 31 mai 2023 sur les marchés de crypto-actifs et aux émetteurs agréés pour l’offre au public des jetons se référant à un ou des actifs au sens de l’article 16 du même règlement ou aux candidats aux statuts précédemment mentionnés que dans les cas suivants : a) L’établissement de crédit n’est pas en mesure de satisfaire aux obligations prévues à l’article L. 561-5 ou à l’article L. 561-5-1 à l’égard de ces prestataires ; b) Le demandeur de compte ou son modèle économique présente un profil de risque excessif. III. – L’établissement de crédit communique les raisons de tout refus à l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution pour les acteurs mentionnés au I.-du présent article et à l’Autorité des marchés financiers et l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution pour les acteurs mentionnés au II. IV. – En cas de résiliation de la convention de compte de dépôt mentionnée au II à l’initiative de l’établissement de crédit, un délai minimum de deux mois de préavis est octroyé au titulaire du compte. |
Notes de bas de pages
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1.
Ord. n° 2024-936, 15 oct. 2024, relative aux marchés de crypto-actifs.
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2.
PE et Cons. UE, règl. n° 2023/1114, 31 mai 2023, sur les marchés de crypto-actifs.
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3.
V., sur les ART et les EMT, A. Aranda Vasquez, « Communiqués de l’ACPR et de l’EBA sur les ART et les EMT : principales considérations », Actu-Juridique.fr 20 sept. 2024, n° AJU014x5.
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4.
L. n° 2019-486, 22 mai 2019, relative à la croissance et la transformation des entreprises. V. not. sur la réglementation applicable aux PSAN et aux CASP, Études Joly Bourse, Prestataires de services sur actifs numériques (PSAN) et prestataires de services sur crypto-actifs,n° B_EP055, A. Aranda Vasquez.
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5.
Ord. n° 2024-936, 15 oct. 2024, art. 32 et 49.
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6.
https://lext.so/fl-uir.
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7.
ACPR, « Panorama des nouveaux acteurs du paiement », mars 2022. Étude disponible à l’adresse suivante : https://lext.so/ywxnqV.
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8.
https://lext.so/vtza5J.
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9.
Rapport au président de la République relatif à l’ordonnance n° 2024-936 du 15 octobre 2024 relative aux marchés de crypto-actifs : https://lext.so/N4kTlC.
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10.
Règl. MiCA, art. 48.
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11.
Les établissements de crédit qui émettent des EMT n’ont pas forcément les mêmes contraintes pratiques que les établissements de monnaie électronique qui émettent des EMT.
Référence : AJU015z5
