Première table ronde : Faciliter l’accès aux preuves

À propos de l’article 145 du Code de procédure civile : un outil moderne de l’accès à la preuve

Publié le 04/09/2017

Les pratiques judiciaires reposent sur un constat selon lequel, pour faire valoir efficacement ses droits, certaines preuves doivent être collectées et conservées.

Ce constat avait notamment conduit, dans l’ancien droit, à la mise en œuvre de mesures d’instruction préventives utilisées parfois de manière abusive. Dans un souci de sécurité juridique, l’ordonnance de Colbert de 1667 les avait donc prohibées, le Code de procédure civile de 1806 ne trouvant pas matière à justifier leur rétablissement. La jurisprudence ultérieure confirmera, quant à elle, le principe de leur interdiction hors cas de dépérissement des preuves.

Pourtant, le décret du 17 décembre 1973 a renversé cette hostilité traditionnelle et a instauré la possibilité d’un recours au juge à travers la mesure d’instruction telle qu’inscrite à l’article 145 du Code de procédure civile.

À la frontière entre mesure d’instruction et mesure de référé, la jurisprudence s’est depuis attachée à affirmer la singularité du mécanisme de l’article 145 du Code de procédure civile. Dans une volonté de la Cour de cassation d’en faciliter le recours, son autonomie à leur égard a ainsi pu être consacrée avec éclat par trois arrêts du 7 mai 19821.

Son recours n’est ainsi soumis qu’au respect de deux conditions ; à savoir que la mesure doit être demandée avant tout procès, et que le demandeur justifie d’un motif légitime de conserver ou d’établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige.

En raison de son intérêt pratique conséquent, l’article 145 du Code de procédure civile a connu, en dépit de sa courte rédaction, un essor considérable depuis la fin des années 1990.

I – L’article 145 du Code de procédure civile, mesure asymétrique

L’article 145 du Code de procédure civile représente sans aucun doute l’outil le plus efficace que le droit français met aujourd’hui à la disposition du demandeur pour préparer son procès, et le plus redouté par son contradicteur en défense.

A – Une arme redoutable à disposition du demandeur

La mesure prend la forme d’une ordonnance pouvant être exécutée avec l’appui de la force publique dans les locaux d’une entreprise, voire au domicile familial du dirigeant, et pouvant avoir des conséquences considérables, même en cas de motifs légitimes que le procès au fond à venir montrerait comme bien ténus.

Plus encore, il n’est pas inimaginable que la mesure ordonnée puisse permettre de prendre connaissance de secrets de tous ordres – et quelle que soit la diligence du juge pour les préserver, il n’est pas rare que grâce à celle-ci, une partie accède à des données que le temps judiciaire des recours en rétractation, même s’ils prospèrent, ne suffit souvent pas à réparer.

Il s’agit donc là d’un moyen de pression redoutable, tant psychologique que judiciaire. En effet, l’article 145 du Code de procédure civile a pour seule limite l’appréciation souveraine des juges du motif légitime, qui ne peut prendre en compte les autres conséquences que la mesure exécutée implique.

La violation du secret des affaires a ainsi pu soulever de nombreuses interrogations. Les droits national et européen, qui en sont encore aux balbutiements sur la définition du secret des affaires2, ne permettent pas au défendeur, sur le seul moyen tiré du secret des affaires qu’il opposerait, de faire échec à la mesure d’instruction ordonnée. La Cour de cassation a en effet d’ores et déjà jugé que le secret des affaires ne constituait pas en lui-même un moyen de défense autonome permettant de faire obstacle à l’application de l’article 145 du Code de procédure civile3.

Quant au secret professionnel, s’il est toujours consacré comme un obstacle autonome au droit à la preuve par la Cour de cassation4, sa force paraît fragilisée par la jurisprudence récente de la Cour de justice de l’Union européenne5.

Les limites à l’application de l’article 145 du Code de procédure civile sont donc rares et fines, et certains auteurs ont dénoncé son déploiement comme un risque de dénaturation en perquisition privée6, assimilable aux enquêtes pouvant être menées par des autorités telles que l’administration fiscale ou encore l’Autorité de la concurrence.

Entre les mains du demandeur, l’article 145 du Code de procédure civile est donc bel et bien une arme redoutable pouvant s’inscrire dans le cadre d’une stratégie judiciaire.

B – Une arme redoutée du défendeur

Les moyens de défense de la personne qui subit les effets de la mesure ordonnée paraissent ainsi faibles, et le contrôle par le juge du motif légitime peut s’avérer insuffisant et se heurter au temps judiciaire. Une protection existe cependant à travers certains principes dégagés par les tribunaux au fur et à mesure des cas d’espèce dont ils ont eu à connaître.

1 – Interdiction des mesures générales d’instruction

Parce que les droits du défendeur ne sauraient permettre que la partie demanderesse puisse demander un accès illimité aux pièces saisies, celles-ci pouvant toucher à des informations secrètes, les investigations doivent être restreintes à la stricte nécessité des besoins probatoires du demandeur. À ce titre, la jurisprudence a prohibé les mesures générales que l’article 145 du Code de procédure civile ne saurait légitimer7.

Le défendeur serait ainsi légitime à refuser, non seulement une mesure d’exécution lorsque la requête n’est pas présentée8 mais également toute mesure lorsque la liste des pièces à relever serait trop vague ou trop longue9.

2 – Mise à l’écart du demandeur au cours de l’exécution de la mesure

Ne pouvant qu’être spectateur de la saisie de ses documents, le défendeur voit toutefois dans la mise à l’écart du demandeur, lors de la collecte et du tri des pièces, une certaine contrepartie à la force de la mesure mise en œuvre.

En effet, pour éviter toute immixtion abusive dans les documents confidentiels de l’entreprise, les juges ont construit un système permettant d’éviter que le demandeur ne puisse avoir un accès direct et immédiat aux pièces (mise sous séquestre ordonnée). Leur collecte et leur tri sont effectués par un tiers impartial, tel un huissier de justice, voire le juge lui-même.

Ainsi le tri sera effectué en l’absence du demandeur. Une jurisprudence récente a notamment étendu cette mise à l’écart à son avocat. Par un arrêt du 25 février 2016, la Cour de cassation a en effet jugé que le secret professionnel de l’avocat ne couvrait pas les documents détenus par l’adversaire de son client, et par conséquent, que celui-ci ne pouvait participer au tri10.

Mais on aperçoit que ces défenses constituent de bien maigres obstacles contre une immixtion dans les documents parfois confidentiels de l’entreprise. Et pour le justiciable, il est tout autant confortable de mettre en œuvre l’arme que constitue l’article 145 du Code de procédure civile, qu’inquiétant de se trouver sous son feu lorsqu’on la subit.

II – Des évolutions à venir ?

A – Par l’influence des droits étrangers

L’observation non exhaustive des droits des pays membres de l’Union européenne montre que l’article 145 du Code de procédure civile constitue un outil particulier et moderne de collecte de la preuve. En effet, à titre d’exemple, le droit allemand prévoit un dispositif similaire mais à l’application plus restreinte, limitée dans certains cas à une seule expertise11. Le législateur italien a, quant à lui, introduit en 2005 une expertise technique préventive12, mesure moins développée que la mesure d’instruction in futurum française.

Une mesure d’apparence plus évoluée peut en revanche être rencontrée outre-Atlantique. L’ordonnance d’injonction Anton Piller, appliquée en droit canadien, apparaît comme une procédure sans doute aussi audacieuse que l’article 145 du Code de procédure civile mais peut-être plus préservatrice des droits du défendeur.

Regroupant injonction et saisie avant jugement, l’ordonnance Anton Piller a pour objet d’enjoindre à la partie défenderesse de se laisser perquisitionner et saisir, avec notamment un débat contradictoire à tous les stades de la procédure, et la présence d’un « avocat superviseur indépendant » ayant pour rôle de surveiller l’exécution de l’ordonnance.

Si l’article 145 du Code de procédure civile devait s’inspirer d’un tel mécanisme, c’est sans doute en ce que le débat contradictoire est instauré durant toute la procédure et qu’un second intervenant neutre, en l’occurrence un avocat indépendant aux deux parties, en surveille l’exécution, notamment lors du tri des pièces, permettant un contrôle renforcé de la mesure ordonnée.

De ce constat, notre droit est donc bien muni d’un dispositif moderne d’accès à la preuve, et face aux défis qui se précisent sur la confidentialité de la documentation et du secret des affaires, il semble que le mécanisme de la contradiction, tel qu’intégré sur le modèle de la procédure Anton Piller, est sans doute une dernière évolution que le droit français devrait encore faire, la voie que devraient suivre les tribunaux, voire enfin le législateur lui-même.

B – Par l’évolution d’un droit probatoire français ?

Les évolutions les plus récentes de notre droit montrent encore la volonté du législateur de permettre aux parties un accès privilégié à divers renseignements qu’elles auraient intérêt à connaître.

À ce titre, l’ordonnance du 10 février 2016 a consacré en droit français trois actions interrogatoires aux nouveaux articles 112313, 115814 et 118315 du Code civil. L’inscription de telles actions, traditionnellement prohibées en droit français, s’explique par une volonté de renforcer la sécurité juridique en matière de droit des contrats.

Celles-ci, si elles ne participent pas encore aujourd’hui directement à une recherche probatoire en tant que telle, conduisent à s’interroger quant à leur avenir et leur portée. En effet, leur consécration ne marque-t-elle pas les prémisses vers la reconnaissance future de diverses actions interrogatoires à fins probatoires, dans des domaines à venir beaucoup plus élargis ?

Si tel était le cas, l’avenir de l’article 145 du Code de procédure civile pourrait éventuellement en être contrarié, voire se restreindre à des instances devenues subsidiaires et perdre de son efficacité telle qu’elle est aujourd’hui unanimement reconnue – et finalement d’un régime colbertiste qui l’avait prohibé à un succès considérable à l’aube du XXIsiècle, on glisserait insensiblement vers un « oubli » circonstancié.

Incontestablement, le juge a permis une plus grande facilité d’accès au droit à la preuve. Il est sans doute loin le temps où de longs et lourds débats étaient portés devant le juge, une fois le procès en cours, sur la seule production d’une ou de plusieurs pièces. Ce temps n’est sans doute pas à regretter, surtout lorsque les règlements des litiges, notamment d’essence économique, nécessitent une célérité toujours plus grande. Encore faut-il que les droits fondamentaux du justiciable à un procès équitable ne soient pas atteints. À un moment où notre Code civil vient d’intégrer dans ses dispositions de nombreux principes issus de la jurisprudence, n’est-il pas venu le temps de renforcer les quelques « lignes » de l’article 145 du Code de procédure civile par les principes très autonomes dégagés par les tribunaux pour son application ces dernières années ? Comme ceux des voies de recours, du tri des pièces saisies, et enfin de l’accès restreint aux audiences dès lors que « des secrets d’affaires ou des secrets d’affaires allégués sont susceptibles d’y être divulgués, ainsi qu’aux procès-verbaux ou notes d’audience » comme le suggère le droit européen16

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cass. ch. mixte, 7 mai 1982, nos 79-11814, 79-11974 et 79-12006, 3 esp.
  • 2.
    Directive européenne sur le secret des affaires du 14 avril 2016.
  • 3.
    Cass. 2e civ., 7 janv. 1999, n° 95-21934.
  • 4.
    Cass. 1re civ., 4 juin 2014, n° 12-21244.
  • 5.
    CJUE, 16 juill. 2015, n°°C-580/13, Coty Germany GmbH.
  • 6.
    Pierre-Maurice S., « Secret des affaires et mesures d’instruction in futurum », D. 2002, p. 3131 ; v. égal. Perrot R., obs. dans RTD civ. 1989, p. 135.
  • 7.
    V. par ex. CA Paris, 18 juin 1980, n° 4150 : Gaz. Pal. Rec. 1980, 2, p. 770.
  • 8.
    V. par ex. CA Paris, 18 déc. 2012, n° 12-09018.
  • 9.
    V. par ex. Cass. com., 16 juin 1998, n° 96-20182.
  • 10.
    Cass. 1re civ., 25 févr. 2016, n° 14-25729.
  • 11.
    §485, ZPO.
  • 12.
    696 bis CPC.
  • 13.
    C. civ., art. 1123, al. 3 : « Le tiers peut demander par écrit au bénéficiaire de confirmer dans un délai qu’il fixe et qui doit être raisonnable, l’existence d’un pacte de préférence et s’il entend s’en prévaloir ».
  • 14.
    C. civ., art. 1158, al. 1 : « Le tiers qui doute de l’étendue du pouvoir du représentant conventionnel à l’occasion d’un acte qu’il s’apprête à conclure, peut demander par écrit au représenté de lui confirmer, dans un délai qu’il fixe et qui doit être raisonnable, que le représentant est habilité à conclure cet acte ».
  • 15.
    C. civ., art. 1183, al. 1 : « Une partie peut demander par écrit à celle qui pourrait se prévaloir de la nullité soit de confirmer le contrat soit d’agir en nullité dans un délai de six mois à peine de forclusion. La cause de la nullité doit avoir cessé ».
  • 16.
    Article 9 de la directive européenne sur le secret des affaires du 14 avril 2016.
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