Bastien Brunis :« Il faut tout faire pour éviter la vague de suicides »

Publié le 27/01/2021

Au téléphone, la voix est jeune et dynamique. Ce détail n’est pas qu’anecdotique : à 39 ans, Bastien Brunis est le plus jeune président du Medef de l’Hexagone et il compte bien « dépoussiérer » l’institution. Alors qu’il vient d’être élu dans un contexte social particulier, l’entrepreneur revient sur les missions de son mandat de trois ans, son expérience, sa formation, ses valeurs.

Il n’est en poste que depuis le 17 novembre dernier mais Bastien Brunis sent bien que la tâche est énorme : nouveau président du Medef 93+94, il a remporté les élections haut la main, avec plus de 95 % des voix. Le nom de sa liste ? « Renaissance 93 + 94 », signe qu’après ces temps difficiles pour les entreprises viendront des jours meilleurs. En tout cas, c’est ce à quoi il va œuvrer ces trois prochaines années.

Avant de décrocher cette responsabilité, Bastien Brunis a eu plusieurs vies. D’abord au sein du ministère du Transport, où il a commencé à travailler sur les campagnes de sécurité routière. « C’est là que j’ai attrapé le virus de la communication, bien que j’ai fait des études pour devenir journaliste. Les journalistes changent les choses, mais j’ai constaté que la communication publique avait un impact sur la société encore plus important », clame-t-il, évoquant la diminution de moitié du nombre de morts sur la route sous l’ère Chirac. Après avoir exercé quatre ans en tant que chargé de communication, et avoir écrit parallèlement quelques piges sur les conflits sociaux, un patron de presse lui confie la direction de la communication du groupe Acteurs publics, alors qu’il est âgé de 27 ans. Une opportunité en or pour Bastien Brunis, qui s’occupait de « tout ce qui ne relève pas de la rédaction ». Abonnements, produits dérivés, studio TV… « J’ai monté une mini-agence de 12 personnes », se rappelle-t-il. Cette expérience lui confirme son envie de monter sa propre entreprise. « Je me sentais de le faire, pendant deux ans… le temps que cela ne marche pas ! », lance-t-il sous forme de boutade.

L’aventure de l’entrepreneuriat

Il lance sa boîte Solicom en 2015 pour « accompagner des dirigeants, des décideurs comme des patrons, des ministres », sous forme d’une sorte de « conciergerie pour les besoins opérationnels et logistiques. Je souhaitais travailler sur la réactivité qu’on retrouve dans les cabinets ». Mais, produit de sa génération, il souhaite aussi « donner du sens à ce qu’il faisait ». Le presque quarantenaire est ainsi persuadé que les entreprises ont un rôle social à jouer. Son agence fonctionne bien, mais il prend conscience qu’il n’est pas « facile de trouver, dans la communication, des gens courageux, vu que c’est un petit monde assez endogame, un milieu qui manque de diversité, pas très connecté aux vrais besoins des Français ». Quand il embauche comme stagiaires des jeunes surdiplômés issus des quartiers populaires, sa première idée se résume à un stéréotype : « Ils n’auront pas les codes ». Pourtant, contrairement à ce qu’il croyait « Ce sont eux qui se sont adaptés le plus vite, ils étaient curieux et engagés. Ils étaient aussi “démerdards”, très forts, plus mûrs et déterminés que d’autres jeunes ». C’est forte de cet heureux hasard que Solicom a trouvé « sa marque de fabrique », le fameux « sens » auquel pensait Bastien Brunis à la veille de créer son activité : de la communication, oui, mais en mettant en « avant les talents des quartiers ».

L’aventure se poursuit dans un incubateur de la Courneuve, ville dans laquelle il a installé sa société, un « super process », confie Bastien Brunis, qui se retrouve embarqué dans la cause des quartiers populaires. « Je me définis d’abord comme militant puis comme entrepreneur. Finalement, la société n’est qu’un outil pour porter un message ». Ce message, c’est sa volonté de contrecarrer les images fausses véhiculées sur les banlieues. « La moitié de ces jeunes sont diplômés, développant des stratégies scolaires et universitaires peu orthodoxes ». Un compliment dans la bouche de Bastien Brunis, qui se bat à sa manière contre cette société méritocratique en panne et met en avant leur débrouille et capacité de rebond. « Il faut se tourner vers ces jeunes aux profils exceptionnels et qui enchaînent de façon incompréhensible de très longues périodes de chômage, en moyenne 16 mois à 25 ou 26 ans, embauchés pour des remplacements de congés maternité ou pris en alternance sans possibilité de pérenniser ». De la chair à canon sociale, en somme.

Attention, précise Bastien Brunis, sa marque de fabrique est une véritable source de fierté. « Nous ne sommes pas une sous-agence de communication. Au contraire, on fait de la communication différemment et on est meilleurs que les autres ». Meilleurs, peut-être, plus audacieux, sans doute ! La preuve, alors que « les autres concurrents avaient tous refusé », Solicom obtient le marché de l’ONG SOS Méditerranée. Grâce à leurs services, l’Aquarius – navire de sauvetage de migrants, affrété par SOS Méditerranée, de février 2016 à décembre 2018 – a réussi à lever 300 000 € en un mois et demi. Cette mission fondatrice achève de souder l’équipe. « Le jour où l’on a vu le bateau à l’eau, nous avons pleuré de joie. C’était plus fort que n’importe quel devis », se rappelle le dirigeant.

Au-delà des missions de sa société, Bastien Brunis s’enorgueillit de constater que plus de 30 jeunes sont passés par ses rangs, dont « certains sont devenus nos cadres », symbole d’une entreprise où la promotion sociale n’est pas qu’un vœu pieux.

Son credo au Medef : « Féminiser, rajeunir, diversifier »

Aujourd’hui, les journées de Bastien Brunis sont encore plus remplies qu’à l’accoutumée. À ses fonctions de chef d’entreprise se rajoute en effet son mandat au Medef. Cette position de « pouvoir », l’entrepreneur affirme ne pas l’avoir cherchée. Mais elle s’est présentée à lui quand le Medef, devant le succès de sa société de communication a voulu le recruter. « Ils ont eu du mal ! », assure-t-il. Le Medef ne sonnait pas comme un rêve pour lui, et était plutôt synonyme d’un discours se résumant à « payer moins de charges et d’impôts ». Puis, il a compris ce que proposait le Medef territorial, que c’était « positif pour faire connaître une société et s’implanter comme élément du décor territorial ». C’est à ce moment-là, en 2016, qu’il décide d’adhérer. À partir de là, il grimpe les échelons et gagne en responsabilités. En 2019, il est nommé au Comex 40 du Medef national par Geoffroy Roux de Bézieux, un organe non-statutaire rattaché à la présidence et composé de 45 dirigeants travaillant à anticiper les impacts des grands enjeux de société sur les entreprises. Bastien Brunis le confie, il a adoré faire partie de ce groupement de chefs d’entreprise, issus de tous les territoires, comptant 23 femmes et 22 hommes, dont le spectre s’étend des start-up revendues pour des millions en passant par les vieilles industries créées depuis huit générations. « Un très bon mix », estime-t-il, « parfait pour améliorer sa culture entrepreneuriale ». Pourtant, il reconnaît s’être demandé « si on n’allait pas se servir d’eux comme d’une opération de communication », en participant à une campagne involontaire de « rajeunissement et modernisation de l’image du Medef ». Mais il s’est révélé complètement convaincu. Et puis, rejoindre une expérience collective était bienvenue car « en tant que chef d’entreprise, on est souvent seul ». La même année, il est invité à rejoindre le conseil d’administration du Medef 93+94.

« Quand le Covid est arrivé, j’étais en charge de la communication, nous mettions en place des actions tous les jours ». Un moment où il « se sent à [s]a place pour être utile aux entreprises du territoire ». Après avoir voulu se tenir éloigné des dissensions internes au syndicat pour la succession de son prédécesseur, il finit par envisager de se porter candidat à la présidence du Medef 93+94. Il se déclare cet été, en totale autonomie « par rapport à [s]on programme et [s]on équipe ». Il le dit sans ambages : « Je ne voulais que des “Top Guns” ». Par « Top Guns », il entend les plus performants des collaborateurs, et « non des patrons au soir de leur carrière ». Les trois volets de son mandat ? « Féminiser, rajeunir, diversifier ». Pas seulement des mots, mais des actes concrets : « À part moi et le vice-président, j’ai complètement renouvelé le conseil d’administration ». Faire table rase du passé pour mieux avancer ?

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Un mandat sous pression

Pas de doute, le Medef, première organisation patronale de France, est « puissante financièrement », raison pour laquelle elle doit être à la hauteur de son poids, puisqu’elle représente plus de 40 % des salariés du 93 et 94. « Le Medef n’est pas une association d’entreprises, mais une organisation représentative du patronat, donc de par la loi nous avons des missions au titre du paritarisme local au tribunal de commerce comme aux conseils de Prud’hommes. Nous nommons les magistrats, nous les identifions, nous les formons, et nous leur faisons signer une charte éthique pour lutter contre les conflits d’intérêts », détaille Bastien Brunis. Pour le nouveau président du Medef 93+94, il est important que le Medef « représente l’exemplarité ». À ce titre, il a à cœur d’expliquer que désormais « les renouvellements automatiques dans les conseils d’administration des universités ou dans les offices HLM » font partie du passé… Une formation initiale sera proposée à plus de 300 mandataires sur les deux départements. Cette formation permettra de mieux comprendre le rôle essentiel joué par le Medef territorial dans la vie économique locale, notamment au sein des instances paritaires et consulaires, mais également dans les nombreux organismes locaux à la direction desquels participent (bénévolement) les chefs d’entreprise.

Mais la vraie urgence, c’est la situation des entreprises en difficultés. « Nous avons atteint un niveau de trésorerie historique. C’est l’effet des prêts garantis par l’État (PGE). L’économie est submergée par les aides de l’État. Mais je crains l‘effet tsunami ». L’image est parlante et la perspective d’une économie ravagée peu réjouissante. Dans ce contexte, « l’enjeu principal, c’est l’anticipation ». Pour lui, il est clair que « Les entreprises vont avoir des difficultés pour rembourser les PGE. Et même avec le report des charges, cela ne fait que repousser le problème à plus tard ».

Bastien Brunis veut de la transparence, y compris vis-à-vis des entreprises qui abuseraient de la générosité de l’État. « Nous aurons l’œil sur les moins honnêtes des entreprises, qui ont contracté un second PGE lors de ce second confinement et vont en profiter pour fermer. Ceux qui fraudent, qui trichent » sont dans sa ligne de mire. « On ne défend pas tous les patrons », assure-t-il. Actuellement, par exemple, il fait face « à des problèmes de non-déclaration de travailleurs, notamment dans des sociétés de sécurité ou de nettoyage ». Attention donc aux liquidations abusives, ainsi qu’à l’exil fiscal : « Dans ce cas, un adhérent aura du mal à bénéficier de nos services », affirme Bastien Brunis, tout en étant dans l’impossibilité d’affirmer qu’il sera définitivement rayé de la liste des adhérents.

Le dernier volet de ses priorités concerne l’urgence des entreprises en difficulté, « ceux qui ont décroché, qui ne vont plus sur site, qui n’appellent plus leurs experts-comptables et dont les huissiers se rendent chez eux, essaient de casser les baux ». Ceux-là, malgré les PGE et les garanties personnelles, sont dans le plus grand désarroi. « Dans l’Est parisien, ils sont des centaines », assure-t-il, dans tous les secteurs. Grands groupes, surtout, mais aussi PME services, commerce, restauration et BTP. « Comment les remettre sur les rails » ? Plusieurs outils existent : les rendez-vous de prévention avec le tribunal de commerce de Bobigny, mais également le réseau des avocats de l’Est parisien ou encore l’Apesa (cellule de soutien aux chefs d’entreprise en situation de souffrance psychologique) créée le 13 décembre dernier, dispositif indispensable qui sera financé pour au moins un an. Il sera accompagné d’un réseau de sentinelles : des associations, des incubateurs, des chambres des métiers et de l’artisanat (CMA), des avocats, des experts-comptables, qui reçoivent une formation leur permettant de comprendre les premiers signaux de détresse. « Il faut limiter la vague de suicides qui arrive », assène Bastien Brunis. « C’est un fait que les patrons n’acceptent que très rarement de parler de leurs difficultés. Leur lot, c’est la solitude. Mais entre les grèves, les Gilets jaunes, le Covid, ils ont évolué dans un contexte plus que difficile ces dernières années ». Ces entrepreneurs en souffrance seront, sans aucun doute, l’une des grosses problématiques de 2021.

« Aujourd’hui, les procédures collectives sont à – 40 % par rapport à 2019. Mais les conciliations ont bondi de 300 % ! Ce qui est énorme, avec des tailles de boîtes très différentes. Il faut prendre en compte pour les prises en charge, que des milliers de dossiers vont arriver au moment où l’Urssaf va recommencer à réassigner, fin mars prochain », prévient le nouveau président du Medef 93+94. « Nous allons travailler avec les tribunaux de commerce et les centres d’information sur la prévention des difficultés des entreprises (CIP) afin d’anticiper les difficultés et trouver des solutions avant que les huissiers ne débarquent ». Dans les deux départements, le Medef 93+94 travaille par ailleurs avec toutes les parties prenantes à la mise en place du dispositif d’accompagnement psychologique Apesa.

Tandis que les patrons sont anxieux, les équipes se montrent inquiètes. « Les salariés voient bien que les carnets de commandes ne se remplissent plus, la mise en place du chômage partiel, etc. Dans ce contexte, les patrons sont en première ligne des attentes des salariés. L’accord national interprofessionnel (ANI) sur le télétravail a permis de donner un cadre global pour adapter les conditions de travail aux réalités vécues sur le terrain. Par ailleurs, le reprise sera d’autant plus facilitée que les patrons sont solidaires et conservent leurs équipes pour être en mesure de repartir à la conquête de nouveaux marchés », estime Bastien Brunis.

Un rôle décisif pour le président du Medef 93+94. « Jusqu’à présent, on a réussi à sauver beaucoup d’entreprises », reconnaît-il. Mais face aux dizaines de milliers d’emplois en jeu, « c’est tout le territoire qui pourrait basculer ».

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