Identifier les préjudices économiques : quelles difficultés cette démarche pose-t-elle ?
Pour tenter de répondre à cette question, il convient de revenir sur les caractéristiques des préjudices économiques.
La première caractéristique de ce type de préjudice est que le droit de la responsabilité ne mentionne pas cette catégorie de préjudice, contrairement à des droits voisins comme le droit anglo-saxon (« pure economic loss »). La doctrine s’est attachée à conceptualiser ou définir la notion, généralement énoncée comme une atteinte fautive à une activité de production et de commercialisation de biens ou de services, mais cette définition n’entraîne pas de conséquence particulière en matière de droit à réparation.
La deuxième caractéristique est la diversité des situations constitutives des préjudices ainsi définis.
Ces préjudices peuvent exister en matière quasi délictuelle comme en matière contractuelle et concerner :
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des perturbations d’activités d’entités industrielles ou commerciales suite à des sinistres entraînant des pertes d’exploitation ;
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des inexécutions contractuelles, des ruptures brutales de relations commerciales, de pourparlers ;
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des actions relatives à des situations de concurrence déloyale, parasitisme, contrefaçon ;
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les conséquences des atteintes au marché (entente, abus de position dominante) ;
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des préjudices boursiers…
Cette liste, qui n’a pas la prétention de l’exhaustivité, illustre donc la grande diversité des situations rencontrées.
La troisième caractéristique, qui est sans doute la plus importante au regard de notre sujet, est que l’évaluation des préjudices concernés, l’identification et l’évaluation nous semblant au demeurant difficiles à distinguer, nécessite de disposer d’informations économiques et financières pertinentes, cette information pouvant recouvrer des données historiques (données comptables et analytiques) mais aussi des données prévisionnelles de même nature, puisque des préjudices peuvent perdurer au moment où ils sont évalués.
Deux points seront développés :
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quelles informations financières et quelle méthodologie sont nécessaires à l’évaluation des préjudices économiques (I) ?
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quelles sont les difficultés spécifiques généralement rencontrées (II) ?
I – Quelles informations financières et quelle méthodologie ?
La loi, dans ses dispositions relatives au préjudice contractuel mais qui sont considérées comme également applicables aux préjudices économiques nés de fautes quasi délictuelles, précise que le préjudice correspond à la perte subie et au gain manqué par la victime.
La jurisprudence a, par ailleurs, développé la notion de perte de chance qui trouve spécialement à s’appliquer dans le domaine économique.
Si chacun comprend les notions de pertes et de gains, la seule référence à des notions aussi générales, ne permet pas la mise en œuvre d’une méthodologie opérationnelle.
En effet, lorsqu’il s’agit de « pertes » parle-t-on seulement de coûts ou d’un écart négatif entre des coûts et des produits ?
De surcroît, de quel type de coûts s’agit-il ? S’agit-il de coûts nouveaux, c’est-à-dire supplémentaires par rapport aux charges de gestion fixes de l’entreprise ?
Concernant le gain manqué s’agit-il d’un bénéfice brut, net, d’une marge intermédiaire ? Une perte plus forte que prévue du fait d’une faute est-elle une perte subie ou un gain manqué négatif ?
Comment distingue-t-on un gain manqué futur d’une perte de chance ?
Ces questions montrent que les notions de perte subie et de gain manqué, si elles permettent de qualifier les préjudices par référence à la loi, sont insuffisantes pour mettre en œuvre une démarche d’identification et d’évaluation.
La démarche générale d’identification et d’évaluation doit découler directement du principe indemnitaire selon lequel l’objectif de l’indemnisation est de remettre la victime dans la situation qui aurait été la sienne en l’absence de faute dommageable.
En pratique, le préjudice à indemniser est constitué d’une différence entre deux situations :
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celle qu’aurait connue la victime en l’absence de faute ;
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et sa situation réelle.
L’indemnisation de l’écart entre ces deux situations rétablira donc la victime du dommage dans sa situation antérieure à celui-ci.
La situation qu’aurait connue la victime en l’absence de faute est souvent qualifiée de scénario contrefactuel.
La contrafactualité ou contrefactualité est une forme grammaticale qui renvoie à la réflexion sur des événements qui ne se sont pas réalisés mais qui auraient pu se réaliser :
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que se serait-il passé si ?
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ou bien si tel événement s’était réalisé, alors…
Les écarts entre les deux situations vont permettre d’identifier :
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les coûts supplémentaires supportés par la victime au titre du préjudice par rapport à ceux qu’elle aurait supportés en l’absence de faute, par exemple les frais engagés pour faire face aux premières conséquences d’un sinistre. Cette notion de coûts supplémentaires est, nous semble-t-il plus claire, que celle de perte subie ;
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l’écart de marge, gain manqué s’il est positif, entre les deux situations, étant entendu que cette notion de marge doit être précisée ;
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et bien sûr les actifs corporels et incorporels éventuellement affectés.
La marge non réalisée ou gain manqué qui résultera de la comparaison de la situation contrefactuelle et de la situation réelle correspondra :
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au chiffre d’affaires non réalisé ;
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diminué des coûts qui auraient dû être supportés pour la réalisation de ce chiffre d’affaires (charges variables économisées comme des achats de matières, voire charges fixes réduites si, par exemple, du personnel a dû être licencié à la suite du dommage).
Dans de nombreuses situations la mesure du préjudice correspond à la perte de marge sur coûts variables puisque, à charges fixes constantes avant et après le dommage, la victime sera rétablie dans la situation antérieure à la faute par l’obtention d’une indemnité correspondante à la marge sur coûts variables manquée.
Il doit par ailleurs être relevé que, sur ce sujet, la Commission européenne a publié un guide pratique sur la quantification des dommages et intérêts en matière de pratiques anticoncurrentielles dans lequel cette méthodologie du scénario contrefactuel est expressément mentionnée.
Il convient toutefois d’observer en complément que, dans des situations extrêmes de disparition de l’activité ou de l’entreprise victime, l’indemnisation est alors plus complexe et peut conduire à devoir estimer la valeur de l’activité disparue.
Enfin, cette démarche générale, si elle est applicable dans de nombreuses situations, doit être complétée d’une analyse plus spécifique dans certains types de préjudice comme les préjudices d’image pour lesquels les quantifications sont souvent particulièrement difficiles.
II – Les principales difficultés de mise en œuvre de la méthode
Ces principales difficultés sont autant d’ordre théorique que pratique.
A – Les difficultés théoriques
Concernant le caractère direct du dommage, la condition est formellement posée par l’article 1151 du Code civil qui précise, en matière contractuelle, que les dommages et intérêts ne doivent comprendre que ce qui est une suite immédiate et directe de l’inexécution de la convention.
En matière de préjudice économique, il existe très fréquemment des dommages successifs dont l’indemnisation est demandée : une baisse d’activité peut, par exemple, entraîner un accès plus difficile au crédit si l’entreprise a peu de fonds propres, les difficultés de financement en résultant pouvant entraîner elles-mêmes diverses conséquences négatives sur l’exploitation. Cet enchaînement est susceptible d’être traduit par la victime dans son scénario contrefactuel.
Ces préjudices en cascade ou par ricochet posent le problème complexe de la causalité, illustré par les principales théories explicatives : équivalence des conditions et causalité adéquate.
Le scénario contrefactuel élaboré par la victime peut ainsi intégrer des suites des dommages qui ne seront pas indemnisables car trop éloignées de celui-ci.
Concernant le caractère certain du dommage le contenu du scénario contrefactuel, par définition hypothétique, pose nécessairement question.
Il convient, en fait, de distinguer le caractère certain du dommage et celui de l’évaluation qui s’accompagne nécessairement d’une certaine approximation.
L’approximation est, en effet, inhérente à l’évaluation de ce type de préjudice qui repose par construction sur l’estimation d’une situation économique qui n’a pas eu lieu.
C’est le préjudice de perte de chance qui illustre particulièrement ce constat puisque non seulement le scénario doit traduire l’hypothèse de réalisation de la chance mais il doit en outre, être affecté d’une probabilité de réalisation.
La troisième difficulté théorique provient de la limitation légale au principe de réparation intégrale qui figure dans l’article 1150 du Code civil qui exclut, en matière contractuelle, la réparation des dommages imprévisibles, sauf lorsque ces derniers ont été causés par le dol du débiteur. Ce texte a pour objet de modérer la réparation de préjudices lointains, difficiles à imaginer lors de la conclusion du contrat.
On peut s’interroger sur le point de savoir si cette condition, dont la mise en œuvre est souvent difficile à cerner, ne se recoupe pas avec la nécessité d’un lien de causalité directe.
B – Les difficultés pratiques
On constate, en pratique, que les demandes d’indemnisation sont assez souvent mal documentées.
La demande d’indemnisation doit répondre à une logique spécifique, logique qui est parfois mal maîtrisée par les demandeurs (il n’est pas rare, en effet, de constater des confusions, double emplois, omissions dans les chefs de demandes).
Pourtant, la qualité du dossier du demandeur est, après débat contradictoire et critiques apportées par les défendeurs, la seule matière qui permettra au juge de motiver sa décision et de chiffrer de façon transparente l’indemnisation qu’il retiendra.
À défaut, le juge ne pourra rendre de jugement exposant clairement le raisonnement suivi.
Nous savons que l’exposé de la méthode d’évaluation suivie par le juge n’est pas une exigence de la Cour de cassation qui a indiqué que « les juges du fond justifient suffisamment l’existence du préjudice par la seule évaluation qu’ils en font » ou encore qu’ils ne sont tenus « ni de préciser les éléments qui servent à l’évaluer » ni de « s’expliquer sur la méthode d’évaluation appliquée ».
Cependant, dans un souci de prévisibilité des décisions, de cohérence entre elles et de transparence, la motivation des évaluations et donc l’exposé des raisonnements suivis par le juge a souvent été présentée comme souhaitable par la doctrine.
L’absence dans le jugement d’exposé méthodologique des évaluations retenues peut, en effet, laisser planer un doute sur le caractère possiblement forfaitaire de certaines d’entre elles.