Île-de-France

Les libraires franciliens peinent à voir le bout du tunnel

Publié le 03/12/2020

Alors que les fêtes de fin d’année étaient censées représenter plus de 30 % du chiffre d’affaires annuel des librairies, le deuxième confinement est venu doucher les espoirs des indépendants de sauver une année chaotique, dans l’ombre d’Amazon et de la Fnac. Ils tentent de s’organiser chacun de leur côté, mais également tous ensemble.

Difficile parfois de faire avaler aux Parisiens comme aux banlieusards que leurs librairies ne sont pas des commerces essentiels. Sans surprise, l’Île-de-France est la région la plus richement dotée en librairies, petites, grandes, indépendantes ou non. Mais alors que le deuxième confinement a été décrété, les professionnels du livre ont perdu le peu d’espoirs qu’ils avaient de sauver cette année chaotique. Et le Click and collect ne sauvera peut-être pas tout le monde.

Dans certains quartiers de la capitale, désertés par les touristes et/ou les étudiants, les chiffres sont catastrophiques. Ainsi, la librairie historique et spécialisée Shakespeare and Compagny, blottie en face de la cathédrale Notre-Dame, tire la langue : sa directrice, Sylvia Beach Whitman, a accordé un émouvant entretien à France Inter : « C’est une période tellement démoralisante », a-t-elle expliqué. « Elle demande une réaction, une résistance : il faut se rappeler que l’espoir est une discipline. Je suis impatiente que ça s’arrête… Le fait de ne plus pouvoir faire notre métier normalement rappelle l’importance d’une librairie : un mélange charmant entre la solitude et le rassemblement ». La petite librairie au charme si désuet a un imposant voisin, le monstre Gibert Joseph, qui dispose de plusieurs bâtiments organisés autour de la place Saint-Michel et qui tire lui aussi la langue. Selon les informations du Figaro, cette célèbre librairie parisienne pourrait être déclarée en cessation d’activité le 31 mars prochain. C’est bien la crise du Covid-19 qui aurait fini de précipiter le colosse, déjà fragilisé par les ventes en berne des livres.

« Le premier confinement a eu des conséquences très inégales selon les formes de structures. Il y a eu pas mal d’aides et de soutien aux librairies, notamment une aide du Conseil national du livre (CNL) qui a été ouverte à toutes les librairies. Selon leur implantation géographique, certaines ont connu une reprise de fréquentation énorme à la réouverture. Il y a eu de très bons mois depuis mai dernier. Mais c’est moins vrai dans le VIe arrondissement, très touristique d’ordinaire : pour Gibert Joseph, l’Écume des Pages ou la librairie Compagnie, c’est très difficile », nous explique Elsa Pierrot, déléguée de l’association Paris Librairies qui représente 180 librairies parisiennes et dispose d’une plateforme très riche qui permet de localiser et commander des livres un peu partout dans la capitale. Selon les calculs de l’association, Paris compterait « au doigt mouillé » 300 librairies au sens classique du terme (hors librairies de musée ou magasins religieux). « Il y a quelques années j’avais fait un calcul : il y avait à peu près dix librairies par arrondissement. Cela montre qu’on a une offre d’une richesse et d’une diversité exceptionnelle. On va bientôt sortir une carte en ligne qui montre la diversité de ces librairies avec les spécialistes, les généralistes », explique Elsa Pierrot. « Si l’association s’est montée en 2012, c’était justement avec la volonté de valoriser cette diversité-là et de montrer aux lecteurs qu’ils pouvaient avoir des livres aussi rapidement qu’avec Amazon ». Les indépendants parisiens avaient donc décidé de monter l’équivalent local du site Place des libraires qui est aujourd’hui soutenu par la mairie de Paris.

Photo d'une devanture de librairie
laurencesoulez / AdobeStock

En banlieue aussi on s’organise

Loin des quartiers chics de la capitale, la situation est tout aussi compliquée à gérer pour les libraires indépendants. Jacques-Étienne Ully tient trois librairies Folies d’Encre à Aulnay-sous-Bois, au Perreux et à Gagny. Quand on l’appelle, au guichet d’Aulnay, c’est le coup de feu du début d’après-midi : ici une mère de famille commande un Harry Potter, là une autre vient retirer ses livres, déjà payés sur le site Librairies 93. Si le libraire est heureux de voir les clients au rendez-vous, il admet que la situation est très compliquée, même si rien ne remplace le premier confinement dans l’échelle de la catastrophe. « C’était terrible car la chaîne d’approvisionnement du livre était rompue donc même si on mettait en route des moyens de retraits de commande, nous ne pouvions vendre que notre stock et nous avons rapidement eu des ruptures de stock ». Mais contre toute attente, cette période de latence a permis au libraire et à plusieurs de ses camarades de lancer leur propre site d’ e-commerce collaboratif, Librairies 93 : « Cela nous permet d’être efficaces en e-commerce car il faut savoir qu’Amazon et la Fnac représentent 95 % des ventes de livres, que ce soit en version numérique ou papier (Amazon 75 % et la Fnac 20 %) ».

Si le fameux Click and collect, à savoir le fait de venir retirer ses commandes ou pré-commandes à l’entrée de la librairie, est utilisé par presque tous les libraires qui en ont les moyens, cette option ne fait que sauver les meubles : « On peut croire que c’est simple, mais en vrai ce n’est pas le même métier de passer en librairie 2.0 : on ne peut plus faire des propositions aux clients via des vitrines ou des tables. Le masque casse la discussion, or ce ne sont pas des chaussures que l’on vend, il faut de la discussion ! ». Mais cela implique aussi des équipements en e-commerce très coûteux, un site marchand en premier lieu… C’est pourquoi Librairies 93 a décidé de se fédérer.

Face à la situation très compliquée des libraires indépendants qui a confirmé l’écrasant pouvoir d’Amazon et de la grande distribution, le gouvernement a tenté d’agir. Le 2 novembre dernier, la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, a annoncé que les libraires bénéficiaient des tarifs postaux aussi avantageux que ceux qui ont été négociés par Amazon (premier client de La Poste), à savoir, un centime par livre au lieu de 4 euros. La ministre a aussi annoncé que des crédits d’impôts seraient apportés au matériel lié à la vente à distance (enveloppes…). Si les libraires s’inquiètent des procédures kafkaïennes qui s’annoncent pour bénéficier de ces évolutions, selon Jacques-Étienne Ully, cette initiative est révolutionnaire en ce qu’elle complète la loi Lang sur le prix unique du livre : « Cela fait 20 ans que cette idée traîne comme un serpent de mer et le Covid-19 permet à tous les libraires de France de s’équiper pour faire du e-commerce en marche forcée. Mais comment reviendra-t-on en arrière ? Comment leur dira-t-on une fois la crise passée que ce n’est plus possible ? ».

Plus compliquée encore, l’initiative d’interdire la vente des produits non essentiels en grande surface a tout autant choqué les libraires indépendants. « Ce fut un tel gloubi-boulga », s’amuse Jacques-Étienne Ully. « On dirait qu’ils se sont rendus compte après tout le monde que le seul lieu où on ne peut pas acheter des livres, c’était en librairie donc ils ont fermé les rayons livres partout même dans les maisons de la presse, c’est de la prohibition, c’est délirant ! », s’insurge le libraire des Folies d’Encre. Elsa Pierrot n’est pas en reste : « Dans certaines régions, les centres commerciaux et les supermarchés sont les seuls endroits ou l’on peut acheter des livres. La fermeture des rayons nous a choqués : les négociations entamées par le syndicat de la librairie visaient la réouverture de tous et non la fermeture des rayons, car la plus grande concurrence déloyale vient d’Amazon » !

L’inquiétude pour Noël

Alors que novembre est déjà bien entamé, Click and collect ou non, les fêtes de Noël préoccupent les librairies qui réalisent 30 % de leurs chiffre d’affaires lors de ces deux mois de novembre et décembre. Selon la déléguée de Paris Librairies, le deuxième confinement a brisé un élan : « Je crois que les libraires avaient commencé à respirer avec le fameux pic d’affluence, la plupart s’étaient refait une trésorerie mais là les inquiétudes sont devenues très fortes ». Selon Jacques-Étienne Ully, l’inquiétude cède aussi la place à la circonspection : « C’est trop tôt pour dire qu’on va être sauvés, l’effet d’annonce et la généralisation du Click and collect fait que les gens sont là. Mais Noël, c’est deux semaines à fond car le livre est l’objet le plus offert, ce qui se traduit par une forte fréquentation : les gens vont-ils faire la queue sur le trottoir, avec les gestes barrière ? ». Le libraire se veut réaliste : « Soit ce seront les mêmes chiffres et ça passe, au coût d’une organisation délirante, soit cela s’effondre car pas de Noël et donc pas de cadeaux. Dans ces cas-là les plus petites librairies, celles qui ont le moins de trésorerie ne pourront pas s’en remettre »…

LPA 03 Déc. 2020, n° 157x9, p.7

Référence : LPA 03 Déc. 2020, n° 157x9, p.7

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