Les préjudices économiques réparables : les réponses du droit de la responsabilité civile
Les précédents intervenants ont déjà brossé un riche tableau des préjudices réparables1. Afin d’éviter les redites, nous nous bornerons à examiner une idée qui semble assez largement partagée, selon laquelle le droit de la responsabilité civile serait accueillant aux dommages économiques mais trop imprécis pour assurer leur réparation efficace. Chacun souligne que le principe de base est excellent : sont réparables les pertes éprouvées, les gains manqués, les pertes de chance et même le dommage moral. Mais dès qu’il faut répondre à des questions pointues, résoudre des difficultés pratiques, le manque de règles sûres se ferait rapidement sentir. Le droit de la responsabilité souffrirait d’incomplétude, et la mise en œuvre de la réparation en serait affectée.
Ce diagnostic nous semble exagérément négatif. Quand on examine la jurisprudence relative aux dommages économiques – on sait que le droit commun de la responsabilité est jurisprudentiel – on observe qu’elle est plus fournie qu’on ne le pense. L’ennui est que son accès n’est pas facile, pour deux raisons. La première est la grande diversité des dommages économiques, qui donne naissance à une jurisprudence éparse. Ainsi, la solution d’un problème posé par un dommage de concurrence peut se trouver dans un arrêt portant sur la responsabilité des constructeurs, ou celle des notaires. La seconde est le relatif désintérêt de la doctrine. Des articles spécialisés de qualité sont publiés mais on manque d’études de synthèse, et le contraste est frappant avec la Grande-Bretagne, où des ouvrages volumineux traitent des dommages réparables en général.
En dépit de ces obstacles, on peut trouver dans le droit de la responsabilité un ensemble assez riche de règles propres aux dommages économiques (I). Cet ensemble présente évidemment des lacunes, mais certaines pourraient être aisément comblées (II).
I – Les richesses de la responsabilité civile
Nous tenterons, en quelques lignes, d’en donner un aperçu convaincant.
A – Certains arrêts majeurs concernent le « contrefactuel »
MM. Nussenbaum et Faury ont souligné l’importance de cette notion. L’arrêt Manoukian du 26 novembre 2003, relatif à la rupture fautive de pourparlers, a précisé qu’il ne fallait pas se demander dans quelle situation la victime se serait trouvée si le contrat avait été conclu, mais dans quelle situation elle se serait trouvée si la rupture n’avait pas été fautive2. La Cour de cassation décide également que lorsqu’un contractant demande l’annulation d’un contrat et des dommages-intérêts, ceux-ci ne peuvent pas être mesurés aux gains qui auraient été retirés du contrat3. On ne peut pas demander à la fois l’anéantissement de l’accord et son exécution par équivalent. Ces décisions sont très utiles ; elles placent le raisonnement sur de bons rails et elles permettent aux victimes de savoir ce qu’elles peuvent obtenir dans ces circonstances.
B – D’autres décisions concernent la notion de dommage réparable
Une jurisprudence abondante enseigne que les dettes de restitution ne sont pas un damnum ; un contractant condamné à restituer une somme d’argent ne peut donc pas appeler un tiers fautif en garantie de cette condamnation4. De même, les pertes d’exploitation relatives à une activité qui a été conduite sans une autorisation requise par la loi ne sont pas réparables5. Présente au contraire cette qualité, le paiement d’un impôt, ou celui d’une amende, qui aurait été évité si la faute n’avait pas été commise6. Un arrêt récent décide que sont également réparables « le temps et l’énergie consacrés par un dirigeant au traitement de procédures contentieuses »7. Alors que la cour d’appel avait jugé que cette activité « entrait dans les fonctions du dirigeant » et « n’ouvrait droit à aucune réparation financière supplémentaire », la Cour de cassation a retenu que ce dommage devait être indemnisé, car les efforts du gérant s’étaient exercés « au détriment de ses autres tâches de gestion et de développement de l’activité de la société ».
C – À ce sujet, sur les méthodes d’évaluation
Quelques décisions prennent position sur des notions assez techniques. On pense aux arrêts de la Cour de cassation qui préconisent de se fonder sur la marge brute pour réparer le préjudice né de la rupture brutale de relations commerciales établies. Ainsi qu’aux arrêts relatifs aux dommages matériels, qui imposent d’appliquer, selon la situation, la valeur vénale ou la valeur de remplacement du bien endommagé, ou qui interdisent les abattements pour vétusté.
Le corpus des règles existantes n’est donc pas négligeable, même s’il comporte des lacunes.
II – Ses lacunes
Nous en donnerons deux exemples.
A – Le premier est celui du préjudice né de l’écoulement du temps entre la perte et le jugement
Supposons qu’une entreprise soit privée d’une somme de 1 000 € à un instant T et que le jugement de réparation soit rendu dix ans plus tard. L’entreprise peut-elle être indemnisée, outre les 1 000 €, de la privation de cette somme pendant dix ans ? L’enjeu est important : si l’on prend un coût du capital de 7 % sur dix ans, les 1 000 € sont devenus 2 000 €.
Curieusement, la jurisprudence est ici plutôt rare8. Il semble que la réparation de ce dommage soit peu demandée, ce qui est paradoxal car il est important et plutôt facile à réparer. Ceci résulte peut-être d’une confusion avec les intérêts moratoires de l’article 1153-1 du Code civil (devenu l’article 1231-7 au 1er octobre 2016). Si c’est le cas, cette confusion doit être dissipée. Il n’est pas question ici d’intérêts moratoires mais compensatoires, qui visent à assurer la réparation intégrale du dommage concerné. Leur taux n’est pas le taux légal. Il est fonction de la situation de la victime : a-t-elle dû emprunter pour faire face à la perte de trésorerie ? Ou a-t-elle perdu la possibilité de faire fructifier cette somme ?
Si le principe est simple, il serait bon que la jurisprudence donne des exemples plus nombreux de son application. Il serait également utile qu’elle prenne position sur certains aspects délicats, telle la combinaison de ces intérêts avec le procédé de l’actualisation9.
B – Une autre question mal fixée est celle de l’impact de l’attitude de la victime face au dommage
Si la victime n’a pas limité son dommage, peut-on le lui reprocher ? Mme Nérot a rappelé que la Cour de cassation s’orientait vers une réponse négative. La directive 2014/104 est dans le même sens10. Elle donne les conséquences à tirer de la répercussion du surcoût causé par une entente, mais elle n’impose pas cette répercussion. En revanche, l’avant-projet de réforme de la responsabilité, du 29 avril 2016, consacre l’obligation d’éviter l’aggravation du dommage, mais seulement en matière contractuelle (art. 1263).
Si la victime a limité son dommage, doit-on en tenir compte ? Le droit commun commande de réduire les dommages-intérêts à proportion de la limitation ; le juge doit être attentif à l’évolution de la consistance du dommage, qu’elle augmente ou diminue. Pourtant, la Cour de cassation a pris une position différente dans le contentieux fondé sur l’article L. 442-6 du Code de commerce. Elle juge que l’indemnité est calculée en fonction de la durée du préavis jugée nécessaire, et qu’elle ne doit pas être réduite si la victime s’est reconvertie avant la fin de ce préavis11. Cette solution pourrait être étendue, car elle renforce le caractère dissuasif de la sanction civile ; les dommages-intérêts prennent ainsi la nature d’une peine privée. Il sera donc intéressant de voir comment la jurisprudence va évoluer sur ce terrain : restera-t-elle fidèle au principe de réparation intégrale ou se montrera-t-elle sensible à la fonction punitive de la responsabilité ?
Notes de bas de pages
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1.
Le style oral de la présentation a été conservé.
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2.
Cass. com., 26 nov. 2003, n° 00-10243 : Bull. civ. IV, n° 186.
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3.
V. par ex. Cass. com., 21 juin 2016, n° 15-10028.
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4.
V. par ex. Cass. 1re civ., 28 oct. 2015, n° 14-17518.
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5.
Cass. com., 3 mai 2016, n° 14-29483.
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6.
Cass. 1re civ., 15 janv. 2015, n° 14-10256.
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7.
Cass. com., 12 avr. 2016, n° 14-29483.
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8.
V. toutefois CA Paris, 5-4, 14 déc. 2016, n° 13/08975 ; TGI Paris, 6e ch., 26 août 2016, n° 13/11562 ; T. com. Paris, 15e ch., 16 mars 2015, n° 2010/073867 et T. com. Paris, 15e ch., 18 oct. 2011, n° 2002/084275.
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9.
Sur cette question, v. Carval S., « Les intérêts compensatoires – La réparation de la dimension temporelle des préjudices économiques », D. 2017, p. 414.
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10.
Dir. du 26 novembre 2014 relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l'Union européenne.
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11.
Cass. com., 6 nov. 2012, n° 11-24570 ; Cass. com., 22 oct. 2013, n° 12-28704.