Seine-Saint-Denis : Gros plan sur les trois lauréates de la 11e édition du prix Créatrices d’avenir
Elles ont été trois Dionysiennes à être récompensées lors de la dernière édition de Créatrices d’avenir, un programme d’accompagnement dédié à l’entrepreneuriat féminin en Île-de-France. Alors que le 93 est l’un des départements le plus dynamique en termes de création d’entreprises, effectuons un tour d’horizon de trois projets portés par des femmes engagées dans des activités innovantes.
Quel est le point commun entre la passion des vélos, des constructions en terre crue et un jeu pour aborder en s’amusant les cultures noires ? Ces trois projets ont été pensés par des entrepreneuses de Seine-Saint-Denis (93) récompensées par le prix Créatrices d’avenir dont la cérémonie s’est déroulée le 2 décembre dernier. Ces projets ont également en commun une volonté de répondre à des besoins contemporains comme le développement durable, la mobilité ou l’inclusion culturelle.
L’étape de la prise de conscience
Graziella Laurenty, 34 ans, aime bien « la débrouille ». Très tôt, elle apprend à réparer son vélo. Cela s’avère très utile pour aller à l’école le matin et laisser libre cours à son imagination sur les routes de Bourgogne. « J’ai grandi dans un village à la campagne. Pour moi, le vélo, c’était synonyme d’autonomie et d’indépendance. J’ai rapidement appris à réparer mon vélo lors de mes promenades en forêt ; lorsque vous vous retrouvez à plat à 12 ans, ça vous pousse à apprendre. Mes parents m’expliquaient puis moi, j’appliquais ce qu’ils m’avaient dit, toute seule ». Ce qu’elle a gardé de cette enfance à la campagne, c’est l’imaginaire porté par le vélo, l’aventure au bout de la roue. Après avoir travaillé dans un groupe automobile qui s’est ensuite converti au vélo électrique, un passage en tant que commerciale dans l’industrie cycliste, elle poursuit sa passion et ouvre finalement son « Magasin général du vélo », à Aubervilliers, en octobre dernier. Il s’agit d’un magasin d’achat et d’atelier de réparation.
Vanessa Fataccy, 40 ans, est un melting pot à elle toute seule : née en Belgique de parents issus de Guadeloupe, Martinique et Guyane, elle est arrivée en métropole lorsqu’elle était enfant. Rapidement, sa scolarité est marquée par l’absence de Noirs dans les livres d’histoire. Elle constate également que la télévision de l’époque manque cruellement de représentativité et compense ce manque de rôle modèle devant des séries américaines tels que le Cosby Show ou le Prince de Bel-Air. Après un passage aux États-Unis, où elle est marquée par la liberté d’entreprendre et la facilité d’oser et de casser les codes, Vanessa Fataccy rentre en France au moment de sa grossesse. Entrepreneuse dans l’âme, elle se lance alors dans diverses activités artistiques, vend des t-shirts et des bijoux, crée même un média sur la parentalité. Insatiable, elle est portée par cette fougue de ne jamais rester dans sa zone de confort et cartonne par la suite avec un projet de pâtisserie sans beurre. Mais c’est en discutant avec sa fille qu’elle a « l’idée du projet de sa vie », comme elle le dit elle-même. Elle entend les questions qu’elle se posait, petite, dans la bouche de son adolescente. « Ma fille me demandait : « mais il n’y a rien de positif quand on parle des Noirs ? Il n’y a que l’esclavage et le commerce triangulaire ? » ». Lorsque Vanessa Fataccy feuillette les livres de classe de sa fille, force est de constater que rien n’a changé depuis 25 ans… Elle ressent alors l’urgence d’y remédier, avide de mettre en avant les personnalités et les apports culturels, littéraires et sportifs des Noirs, qu’ils soient issus de cultures afro-caribéennes, noires américaines ou africaines. Elle commence alors à penser à des questions, sous forme de quiz, et à tester leur impact et leur réception auprès de ses proches. Jamii, premier jeu de société testant les connaissances sur les cultures afro du monde entier est sur le point de naître.
Pour Frédérique Jonnard, la trentaine, c’est l’envie de dessiner sa carrière d’architecte comme elle l’entend, avec ses valeurs humanistes et de développement durable, qui va être à l’origine de son projet. Pendant ses études, elle part en Argentine et découvre que l’on peut concevoir des chantiers mais également participer à la construction de bâtiments. Elle y retourne après son diplôme pour travailler dans une agence et finit par s’intéresser de plus en plus à la terre crue utilisée dans les « mingas ». Ces chantiers participatifs l’émerveillent : « Ils permettent à des personnes de tous horizons et de tous niveaux de s’impliquer dans l’organisation communautaire pour le bien commun. En France, cela relève du service public (déchets, égouts…), on n’en a pas conscience. Mais lorsqu’on voit les étapes de ces travaux considérables se dérouler sous nos yeux, le travail est d’autant plus respecté. Les plus humbles peuvent eux-mêmes participer et cela sans argent ». Elle est séduite par cette façon de concevoir l’habitat, loin de notre vision occidentale, où « l’immobilier est devenu un produit de consommation, et ne passe plus par l’organisation collective ». Au Pérou, où elle s’est ensuite installée, Frédérique Jonnard constate ce même type d’organisation. Elle prend donc contact avec des maçons afin de débuter une formation sur le terrain pour des projets de restauration qui ne nécessitent que de la terre. Mélangée à des fibres, des bambous, des produits locaux, la terre devient un matériau de construction ou de rénovation. Elle peaufine ainsi ses connaissances théoriques et pratiques sur les argiles, les enduits en terre cuite pigmentée ainsi que sur les moyens de stabiliser ces enduits, des techniques connues dans le monde entier. « Les deux-tiers de nos habitats sont issus de terre crue », rappelle-t-elle, « même si on vit dans un monde bétonné ». Petit à petit, une idée germe dans sa tête ; c’est ainsi que son entreprise Terramano est sur le point de voir le jour.
Apporter des réponses à des questions d’actualité
Ces trois entrepreneuses n’ont pas seulement écouté leur voix intérieure, elles ont également l’ambition de répondre à des questionnements contemporains. Pour Graziella Laurenty, les questions de la mobilité, du lien social, et de la réduction de l’empreinte carbone sont au cœur de ses pensées… La place des femmes dans l’univers du vélo suscite également de nombreuses réflexions chez elle. Elle a d’ailleurs assisté à des ateliers bénévoles d’auto-réparation en vue d’obtenir une certification professionnelle à la mécanique. Les femmes, les minorités de genre, les transgenres sont particulièrement bienvenus dans ces ateliers en mixité choisie. « Ces ateliers, qui permettent de recruter plus de bénévoles, professionnalisent les femmes qui gagnent en confiance en elles. Les femmes gagnent en autonomie, là où les hommes vont avoir tendance à prendre la clé à molette et à faire les choses à leur place. Ces ateliers sont essentiels pour cela », argumente-t-elle.
Aujourd’hui, avec son Magasin général du vélo, elle souhaite « façonner un univers de travail fondé sur le bien-être, avec les contraintes qu’elle a définies. Dans une société capitaliste, c’est un privilège de choisir ses propres contraintes ». Tout n’est pas simple pour autant. « Lorsque vous êtes une femme, on vous accorde le bénéfice du doute, mais si vous commettez la moindre erreur, vous perdez toute confiance, comme si cette confiance accordée était une faveur qu’on vous avait faite », reconnaît cette grande lectrice de philosophie politique, notamment d’Hannah Arendt et de Simone de Beauvoir. Elle souhaite également participer au lien social. « Les magasins de vélo ont dramatiquement diminué en France. Alors qu’il y en avait 8 000 dans les années 1980, il n’y en a aujourd’hui plus que 2 000, sachant que Decathlon possède 40 % des parts de marché. Cela implique une vraie perte de tissu économique et social ». Avec le regain du vélo, Graziella Laurenty peut espérer un vent favorable pour son projet, qui a déjà trouvé sa clientèle habitant à 90 % dans un rayon de 1 ou 2 kilomètres. La réussite de son entreprise, dont 50 % du chiffre d’affaires est généré par les réparations, se base sur un business model équilibré, diversifié et généraliste. Son but ? Devenir un commerce essentiel de proximité.
Frédérique Jonnard est en train de se rendre essentielle, avec des commandes de plus en plus nombreuses faites à son entreprise de construction en terre crue, Terramano, lancée en 2016, 2 ans après son retour en France. La terre crue est également utilisée en France ; on retrouve, en effet, la bauge en Bretagne, le pisé en Rhône-Alpes et le torchis en Alsace. Devenue artisane, elle peut désormais mettre la main à la pâte et collabore avec Paris Habitat pour bâtir un local de tri sélectif en terre crue, dans le XVe arrondissement. Le but ? Réintroduire dans les pratiques actuelles un matériau traditionnel. Les enjeux sont multiples : des habitats plus sains qui respirent et une absence de déchets. Les murs recouverts de peintures posaient en effet plusieurs difficultés ; s’ils étaient imperméables à l’eau pour créer des surfaces nettes, ils ne se ventilaient plus, créant condensation et moisissures ainsi que des allergies chez les enfants. Or le système de Frédérique Jonnard ne constitue « aucune pollution » ; comme le rappelle l’artisane qui s’est lancée dans un combat collectif pour faire sauter certains verrous juridiques et administratifs afin de pouvoir récupérer des remblais déposés gratuitement dans les décharges pour de nouveaux chantiers. Cela est, aujourd’hui, théoriquement interdit, alors que des quantités astronomiques de terrassement provenant de chantiers franciliens pourraient servir à nouveau plutôt que d’occuper des décharges où ils sont considérés comme des déblais. Dans son viseur ? Un autre modèle d’entreprise, « loin d’une logique entrepreneuriale visant à faire une marge et où la seule chose vendue serait la main d’oeuvre ».
Quant à Vanessa Fataccy, elle espère, elle aussi, faire changer le regard sur la culture et l’histoire des Noirs de France et d’ailleurs. Sport, histoire, géographie, musique, leurs apports sont considérables. « J’ai réalisé que la culture noire était complètement intégrée à la culture collective. On peut, par exemple, citer le scandale de Tyson et de l’oreille arrachée ou encore le tube Saga Africa de Yannick Noah. Il faut que ce jeu soit inclusif », explique-t-elle comme pour répondre aux quelques personnes qui pensent que c’est un jeu à destination des Noirs. « Je leur demande : « Et pour jouer au Monopoly, il faut être agent immobilier ? » », plaisante-t-elle. Elle n’a sinon que des retours enthousiastes. Elle a d’ailleurs déjà été sollicitée pour intervenir auprès de classes de Section d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa), alors que son jeu est en auto-édition, pour animer des quiz à Montreuil. Tout s’est déroulé dans une ambiance ludique et pédagogique très réussie. Elle assume complétement son côté militant. « Alors que je constatais que rien n’avait changé dans les livres, j’ai préféré prendre l’initiative pour faire changer les choses. Il s’agit d’une transmission de connaissances et de culture, par le jeu. J’avais pensé à un livre mais c’est un plaisir trop solitaire ; après le Covid, on a besoin de se réunir, d’échanger ! ».
Un prix pour continuer à avancer
Le prix Créatrices d’avenir a récompensé ces trois entrepreneuses de Seine-Saint-Denis pour différentes catégories. Graziella Laurenty a obtenu le prix de la catégorie « Audace ». « Cela me va bien ! », s’amuse-t-elle. En effet, que de chemin parcouru depuis ses premiers salons – ambiance masculine et hôtesses recouvertes de body painting – et l’ouverture de son Magasin général du vélo, seul magasin à être tenu par une femme dans toute la petite couronne ! Ce prix, et l’accompagnement qu’il implique, va lui permettre de pérenniser son modèle économique et d’embaucher une collaboratrice. « Je ne vais pas changer la France, mais je vais au moins changer mon quartier ; à Aubervilliers, il n’y avait plus de magasin de vélo depuis 15 ans »…
Pour Frédérique Jonnard, lauréate de la catégorie « Savoir-faire », ce prix tombe à pic. Elle vient de remporter un marché public pour un projet à Arpajon (Essonne), ce qui va doubler son chiffre d’affaires. « Un vrai saut d’échelle », qui signifie embaucher, gérer la trésorerie et avoir une équipe prête à bondir dès le début de nouveaux chantiers. Elle espère également avoir accès à des prêts d’honneur. Question visibilité, « cela est très gratifiant ». « En termes de gestion d’entreprise, je voudrais m’éviter des frayeurs et me concentrer sur mon savoir-faire », précise-t-elle, heureuse de l’accompagnement général dont elle va bénéficier.
Quant à Vanessa Fataccy, lauréate de la catégorie « la plus inspirante », elle partage entièrement cette joie. Après 1 an de travail en continu, le prix Créatrices d’avenir lui permet d’aller démarcher des professionnels et donc de passer un cap. « Ce prix va me permettre de me structurer au niveau business, car même si je suis entrepreneuse depuis 14 ans, j’ai tout de même des lacunes, sur la gestion, sur la comptabilité… ». Ses envies sont nombreuses : développer les contenus éducatifs dans les écoles, les ludothèques, développer une playlist sur Spotify ou encore un jeu vidéo… En outre, une autre bonne nouvelle vient de tomber puisque Vanessa Fataccy a appris qu’elle serait également accompagnée par Station F. « La mixité, le vivre-ensemble sont essentiels en Seine-Saint-Denis, mais en réalité, on ne se connaît pas ». Avec Jamii, elle entend apporter sa pierre à l’édifice de la fraternité.
Référence : AJU003e0