Bilan des entreprises 2024 : pour le CNGTC, c’est l’année du « grand contraste »
Alors que le CNGTC a dévoilé fin janvier son bilan des entreprises pour 2024, faisant état d’un record de défaillances mais aussi d’un grand nombre de créations d’entreprises, son président, Victor Geneste, fait le point sur l’actualité des tribunaux de commerce, entre économie en berne, espoir et expérimentation du TAE. Rencontre.
Actu-Juridique : Le dernier bilan national montre des résultats contrastés entre haut niveau de défaillances et boom des créations d’entreprises. Cela suscite-t-il de l’inquiétude chez vous ou plus de nuance ?
Victor Geneste : Mon sentiment est que l’on revient doucement à un système économique normal, même s’il y a encore un petit effet de rattrapage sur les procédures collectives. Certes, nous sommes à un niveau historique de défaillances, qui s’explique par la perfusion de presque deux ans dont ont bénéficié les entreprises. Mais on voit aussi, et c’est le paradoxe, une dynamique d’augmentation de création d’entreprises, à près de 600 000. L’économie reprend donc ses droits et le marché, son cycle. Nous assistons à un retour progressif à la normale, avec un tissu économique qui, par moments, doit s’assainir.
AJ : Quels sont les secteurs de créations d’entreprises ?
Victor Geneste : Il n’y a pas de secteur en particulier, mais il s’agit plutôt de petites entreprises – c’est le mouvement des dernières années, notamment avec les microentreprises. En somme, il existe des créations dans tous les secteurs, sauf ceux qui sont en difficulté, concernés par le plus grand nombre de procédures collectives, comme le commerce, la construction, l’hébergement-restauration et le conseil et services aux entreprises.
AJ : En effet, ces secteurs concentrent 70 % des défaillances. Pour quelles raisons principalement ?
Victor Geneste : Depuis des années, ce sont toujours les mêmes secteurs qui sont concernés. En cause, l’inflation, la hausse du prix des matières premières et l’absence de dispositif fiscal incitatif sur l’immobilier neuf puisque la loi Pinel n’est plus, malgré l’enthousiasme qu’elle avait suscité. Cela va pénaliser encore un moment les entreprises de construction et les agences immobilières. Sans oublier que l’épargne des Français est limitée, ainsi que leur accès au crédit.
AJ : Vous parlez d’un record historique des défaillances, avec + 17 % de procédures collectives. Sommes-nous devant un mur de faillites ?
Victor Geneste : Non, nous n’y sommes pas ! Je dirais en revanche que nous sommes sur un cycle haut. Nous avons dépassé un record en volume mais, globalement, si l’on compare les défaillances et radiations au nombre d’entreprises qui se créent, on constate qu’il y a de plus en plus d’entités inscrites. Donc nous ne sommes pas face à un tsunami. Ce que nous allons regarder, en revanche, c’est si ce niveau de faillites se poursuit l’année prochaine car l’on ne pourra plus parler d’effet de rattrapage.
AJ : Que dire des radiations, dont la courbe repart à la hausse ?
Victor Geneste : C’est une forme de renoncement. Les chefs d’entreprise n’ayant plus d’équilibre économique préfèrent arrêter leur entreprise plutôt que d’aller vers un endettement ou une liquidation judiciaire. Cela ajoute au sentiment de difficulté, puisqu’ils mettent fin à leur entreprise volontairement. Concernant le dispositif Apesa [qui prend en charge des entrepreneurs en très grande souffrance psychique, NDLR], nous n’avons pas de compilation des chiffres nationaux, mais il est en forte augmentation (près de 20 %). Sur le ressort du Mans, où j’exerce, nous sommes passés de 42 à 50 chefs d’entreprise pris en charge. Le dispositif est présent plus que jamais avec l’expérimentation des tribunaux des activités économiques (TAE), puisqu’ils vont accueillir de nouveaux justiciables (agriculteurs, associations et sociétés civiles, libéraux). Ce sont des justiciables qui n’étaient pas éligibles au dispositif, auparavant réservés aux artisans, commerçants, sociétés commerciales. Nous aimerions que ces nouveaux justiciables puissent en bénéficier, donc nous mobilisons de nouveaux fonds pour financer des séances de psychologues, former des sentinelles. Malheureusement le taux de suicide est très élevé chez les chefs d’entreprise, mais il est encore plus fort chez les agriculteurs, par un attachement viscéral à la terre, l’isolement, etc. Il existe bien quelques dispositifs qui leur sont destinés mais ils sont peu efficients, les délais de prise en charge étant trop longs (quelques semaines avec la MSA), alors que l’APESA, à partir d’un signalement, entraîne une prise en charge d’un chef d’entreprise ou d’un agriculteur en grande souffrance en 15 minutes, afin d’éviter le pire et débloquer la situation. Le dispositif est d’ores et déjà ouvert, il va s’ajouter – et non se substituer – aux dispositifs existants, l’idée est de quadriller au maximum les aides afin de sauver des vies.
AJ : Il est évidemment trop tôt pour faire un bilan des tribunaux des activités économiques. Dans quel état d’esprit sont les juges et greffes des tribunaux de commerce ?
Victor Geneste : Nous sommes très confiants, c’est une compétence historique qui nous a été accordée. Cela fait cinq siècles que l’on attend cette confiance élargie à tous les acteurs économiques et nous en sommes évidemment ravis. Nous nous sommes formés, tant les juges que les greffiers, auprès de l’ENM sur ces nouveaux justiciables, nous avons réalisé les développements techniques du logiciel, nous avons préparé nos équipes, participé au comité de pilotage et d’évaluation pour suivre ces expérimentations, notamment via des questionnaires adressés à ces nouveaux justiciables (sur le sentiment d’accueil, de délai, etc.) Au Mans, les six assesseurs agricoles ont été nommés, ont prêté serment devant le tribunal judiciaire et sont opérationnels, et les premières audiences viennent de se tenir. Nous sentons une attente chez les professionnels et chez les juges. Nous avons envie d’apporter nos compétences et la qualité de ce service public à ces nouveaux justiciables et de leur côté, ils attendent une accessibilité et un accompagnement, un accueil qu’ils avaient peu ou non. Nous avons également hâte de voir comment les assesseurs agricoles vont pouvoir apporter leur expertise au tribunal. Une chose est sûre : tous les tribunaux sont opérationnels et en ordre de marche.
AJ : Les dysfonctionnements avec le Guichet unique sont-ils terminés ?
Victor Geneste : Aujourd’hui, il n’existe plus de procédure de continuité, ni papier ni par Infogreffe, donc quand un dirigeant est aujourd’hui bloqué sur le Guichet unique, il n’a aucune alternative, si ce n’est faire appel à un formaliste (NDLR : voir l’encadré ci-dessous). Le Guichet unique présente toujours de trop longs délais, une ergonomie difficile, beaucoup de dysfonctionnements. De notre côté, cela entraîne des rejets de dossiers, bien que nous n’aimions pas cela. Pour les chefs d’entreprise, cela crée une charge mentale importante, des allers-retours pour les entreprises, des délais supplémentaires. Nous constatons qu’il n’y a pas d’amélioration des taux de réclamations. Les chefs d’entreprise n’ont pas d’autres choix que de souffrir en silence. Nous attendons donc de l’INPI qu’elle respecte ses engagements et ses obligations et qu’elle mette à disposition un Guichet unique de qualité. Par ailleurs, il existe un risque de fraude accru : à cause des dysfonctionnements sur le Guichet unique, apparaissent des problèmes de contrôle (pièces d’identité, documents, absence de passage devant le greffe, etc.) et, quand ils n’ont pas lieu, cela créé des failles, comme face à des faux caractérisés. Nous redoublons de vigilance, mais cela complique nos missions de police économique.
AJ : Que dire des avancées permises par le tribunal digital ?
Victor Geneste : La question de l’accessibilité de la justice compte beaucoup. Parfois les tribunaux peuvent faire peur, et la meilleure solution pour faire venir les justiciables à nous est d’avoir des outils à distance. C’est ce que nous avons voulu faire avec le tribunal digital, le pendant numérique du tribunal physique qui a été mis en place. Jusqu’à présent, il n’était pas accessible aux avocats (pour des questions de texte), mais l’arrêté en question a été modifié le 15 janvier 2025. Nous allons désormais pouvoir connecter les avocats au tribunal digital, avancer avec eux sur de nouvelles fonctionnalités, permettre aux avocats et aux justiciables d’avoir accès à distance au TAE, etc. Mon objectif pour 2025 est de raccorder tous les professionnels. Nous avons d’ailleurs signé une convention avec les commissaires de justice (signification électronique, consentement) et, dans les semaines qui viennent, une autre sera signée avec les administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires, pour pouvoir également les connecter au tribunal digital. C’est l’occasion pour que la justice commerciale fasse enfin sa transition numérique.
Référence : AJU016z9
