Cécile Jouin : « L’entreprise individuelle est une innovation majeure » pour les professionnels des procédures collectives

Publié le 12/12/2022

L’Institut français des praticiens des procédures collectives (IFPPC) est une association syndicale créée en 1985 représentant près de 85 % des administrateurs et des mandataires judiciaires. Avec 750 adhérents, l’IFPPC accueille également des membres associés comme des avocats, des commissaires aux comptes, des professionnels du restructuring ou encore différents experts concernés par les procédures collectives. Chaque année, l’IFPCC organise son congrès annuel. Pour la 38e édition qui s’est dernièrement déroulée à Cannes, plusieurs réformes récentes ont été abordées : la mise en place des classes de parties affectées et l’instauration de l’entreprise individuelle. Des changements qui ont un impact sur l’activité des professionnels. La présidente de l’IFPPC Cécile Jouin revient sur les échanges et les enjeux autour de ces modifications législatives.

Actu-Juridique : Quel bilan dressez-vous de la 38e éditions du congrès de l’IFPPC à Cannes ?

Cécile Jouin : Durant le congrès, nous avons échangé sur les premiers retours d’expérience de la pratique des professionnels, suite aux différentes réformes. Deux professeurs ont assuré la direction scientifique de la journée. Il s’agit de Julien Théron de l’université Toulouse I Capitole et Nicolas Borga de l’université Lyon III. D’abord, la matinée a été consacrée aux classes de partie affectée. Puis, l’après-midi, nous avons abordé la question de l’entreprise individuelle. Plusieurs praticiens ont pu nous apporter des témoignages pratiques sur les premiers dossiers de classes de parties affectées qu’ils ont eu à traiter. Ils ont partagé notamment les informations à connaître, les questions qu’il faut se poser pour aborder ce sujet. Sur le sujet de l’entreprise individuelle, nous avons eu la chance de bénéficier de l’éclairage d’Anne-Louise Chevalier, cheffe du bureau du droit et de l’économie des entreprises au ministère de la Justice. Cette réforme est assez conséquente. Depuis des siècles, une personne disposait d’un patrimoine unique quelles que soit sa situation et son activité, ce qui pouvait comporter certains risques en cas de défaillance. Avec cette modification, l’entrepreneur individuel va désormais disposer de deux patrimoines distincts : un patrimoine professionnel et un patrimoine personnel pour une meilleure protection. C’est une innovation majeure avec plusieurs bouleversements. Des interrogations apparaissent sur les adaptations. Il y a aussi certains manques sur l’articulation entre le droit des procédures collectives et le droit civil. Grâce aux échanges durant le congrès, nous avons mis en avant les réflexions et les points de vigilance que doivent avoir les professionnels pour aborder ces innovations.

Actu-Juridique : Quelles sont les réflexions concrètes que vous avez eues par rapport aux classes de parties affectées ?

Cécile Jouin : D’abord, cette réforme représente un véritable changement de paradigme sur la place des créanciers. Une sorte de rééquilibrage est en train de s’opérer dans notre droit au profit des créanciers. Ainsi, les professionnels vont devoir négocier différemment avec les créanciers pour pouvoir élaborer des plans. Des droits politiques plus importants vont être accordés aux créanciers. Ils pourront davantage peser sur l’avenir d’une proposition de plan et cela met en avant le partenariat indispensable avec les créanciers pour surmonter une crise et se redresser durablement. Le sujet de la valeur de l’entreprise va aussi être remis au centre des réflexions. En effet, les propositions devront être challengées au regard de la situation du créancier en cas de liquidation (test du meilleur intérêt). S’il s’agit d’un créancier stratégique comme un fournisseur important pour l’avenir du business mais que sa créance est faible par rapport à la valeur de l’entreprise, l’administrateur judiciaire pourra traiter avec ce créancier des modalités particulières tout en devant préserver un équilibre vis-à-vis des autres créanciers bénéficiant de gages particuliers.

Avec la réforme, l’ensemble des créanciers sont considérés comme des partenaires. Désormais, quand un projet de plan sera élaboré, il sera challengé. Les solutions du plan devront être plus intéressantes par rapport à la liquidation judiciaire avec l’application des rangs des créances sur les actifs de l’entreprise. J’ai pris conscience lors de notre congrès que le mandataire judiciaire va jouer un rôle et apporter une appréciation sur la valeur de l’entreprise pour vérifier la meilleure solution alternative au plan. L’administrateur judiciaire est vraiment en première ligne sur l’élaboration des classes et des propositions de plan. Pour l’instant, les mesures concernent les dossiers avec une taille conséquente : les entreprises de plus de 200 salariés et un chiffre d’affaires de 20 M€. Les choses vont sûrement évoluer avec des seuils qui pourraient être abaissés dans l’avenir.

Actu-Juridique : Quelles ont été les commentaires à propos de la réforme sur l’entreprise individuelle ?

Cécile Jouin : Cette réforme est une innovation majeure. Elle est prévue par la loi n° 2022-172 du 14 février 2022 en faveur de l’activité professionnelle indépendante. Jusqu’à présent, au moment de la création d’une entreprise en nom propre, il y avait la possibilité d’opter pour le statut de l’entreprise individuelle à responsabilité limitée (EIRL). Ce statut, créé en 2010, pour permettre une meilleure protection en créant une sorte de patrimoine d’affectation n’a pas eu de succès (trop complexe dans la mise en œuvre et la gestion). Le législateur a donc décidé de le réformer en créant l’entreprise individuelle. Ce statut permet de constituer un second patrimoine, le patrimoine professionnel, qui se distinguera du patrimoine privé. Ce changement s’impose à tous les entrepreneurs individuels, y compris les entreprises existantes, et pose quelques difficultés. Il faut déterminer ce qui est du ressort du patrimoine personnel et ce qui appartient au patrimoine professionnel. Certains créanciers vont avoir un droit de gage général sur les deux patrimoines comme l’administration fiscale. Les autres créanciers comme les fournisseurs auront un gage uniquement sur le patrimoine professionnel. Le crédit à la consommation ou celui pour la maison sera dans le patrimoine personnel.

Actu-Juridique : Qu’est-ce que cette modification majeure change concernant l’activité des professionnels des procédures collectives ?

Cécile Jouin : Le droit des procédures doit être adapté à cette nouvelle donne. Nous allons devoir vérifier qu’il n’y ait pas de fraude. Par exemple, des biens qui passent d’un patrimoine à un autre. La comptabilité devra être plus précise et bien tenue. Ensuite, il n’y a pas énormément de procédures collectives qui concernent des personnes physiques. C’est environ 15 % de la totalité des procédures en France. Il y a plus d’un million de TPE qui sont en nom propre. C’est un potentiel très important. Autre modification majeure, dans une situation où un entrepreneur connaît des difficultés dans son patrimoine professionnel et dans son patrimoine personnel. Pour se pencher sur le dossier lors d’une liquidation judiciaire, le tribunal chargé d’ouvrir la procédure (tribunal de commerce ou tribunal judiciaire) va devoir déterminer si les difficultés affectent uniquement le patrimoine professionnel ou si les difficultés sont plus globales. S’il y a un surendettement, le débiteur peut avoir le choix : se diriger vers le tribunal de commerce ou saisir la commission de surendettement des particuliers. Le juge de l’ouverture de la procédure collective va voir un rôle supplémentaire en appréciant la situation de surendettement personnel. Il va ainsi déterminer s’il y a besoin d’une seule procédure pour gérer les difficultés des deux patrimoines ou s’il faut passer par deux procédures distinctes.

Actu-Juridique : À l’heure actuelle par rapport à cette distinction entre patrimoine professionnel et patrimoine personnel, attendez-vous des précisions ?

Cécile Jouin : Une réunion est bientôt prévue au niveau de la direction des affaires civiles et du Sceau (DACS). C’est un sujet interministériel car il s’agit aussi d’informer les chambres des métiers et de l’artisanat, les chambres de commerce et d’industrie, le secteur agricole ou encore des professions libérales. Les domaines d’activité sont assez larges quand on parle d’entreprise en nom propre. C’est aussi nécessaire d’avoir les informations techniques, de revoir les formulaires pour les demandes d’ouverture de procédure. Nous devons de plus en plus normer pour préciser ces changements aux dirigeants d’entreprise. Ils doivent pouvoir comprendre les nouveaux éléments demandés et connaître les informations précises à donner au tribunal pour pouvoir ouvrir une procédure. Il y a un temps d’adaptation nécessaire sachant que cette loi est applicable depuis le 15 juin dernier.

Actu-Juridique : Quelle est la situation actuelle concernant les procédures collectives et les défaillances des entreprises ?

Cécile Jouin : Le rattrapage par rapport à la situation avant la crise sanitaire n’est pas encore fait. Loin de là ! En 2020, nous avons eu 28 166 procédures collectives ouvertes en France. En 2021, c’était un peu moins de 27 103. La diminution est plus conséquente. Mais c’est le corollaire des aides d’État mises en œuvre pour faire face à la crise sanitaire. Beaucoup de liquidités ont été données aux entreprises, il y a donc eu très peu de défaillances. Pour l’année 2022, nous ressentons une légère augmentation par rapport à 2021. Si sur le premier semestre l’évolution était équivalente à l’année dernière, une hausse sensible a été constatée sur le troisième trimestre. Mais nous restons très en dessous des chiffres de 2019. L’année avant la crise sanitaire était déjà assez moyenne. Nous étions autour de 50 000 défaillances d’entreprises. Dans une situation normale, le nombre de procédures collectives tourne entre 50 000 et 55 000. Par exemple en 2009 et 2010 lors de l’avant-dernière crise économique, nous étions à 65 000 procédures collectives.

Actu-Juridique : Depuis la crise sanitaire, on entend qu’une vague de faillite doit submerger de nombreuses entreprises. Ce phénomène est-il toujours attendu ?

Cécile Jouin : Il n’y aura pas de tsunami comme étant une résultante de la crise sanitaire. En revanche, nous allons vers des mois et même des années difficiles en 2023 et en 2024. Les causes des défaillances vont se démultiplier avec la crise de l’énergie, la guerre en Ukraine qui a tendu les marchés ou encore les problèmes d’approvisionnement et de recrutement. De nombreuses entreprises sont dans l’obligation de réduire leur activité à cause de ces problématiques. En outre il y a certaines conséquences de la crise sanitaire qui ‘ajoutent comme le remboursement des prêts garantis par l’État. Certaines entreprises se sont endettées sans avoir d’activité en face. Dans ce contexte, la conjoncture économique actuelle peut poser des difficultés très importantes.

Actu-Juridique : Quels conseils pouvez-vous donner à des chefs d’entreprise qui connaissent des difficultés ?

Cécile Jouin : L’entrepreneur en difficulté peut d’abord consulter son expert-comptable. C’est l’interlocuteur principal. Nous faisons passer des informations aux experts-comptables pour qu’ils puissent accompagner et conseiller leurs clients. Surtout, les dirigeants ne doivent pas rester seuls face à leurs problèmes. Puis, c’est plus simple de résoudre des situations problématiques quand c’est anticipé. Dans ce cadre-là, nous faisons la promotion des outils de prévention. Les administrateurs et les mandataires judiciaires peuvent recevoir gratuitement les chefs d’entreprise pour un premier rendez-vous. Cette rencontre permet de décrypter la situation de la société, d’identifier les problématiques et les possibilités de solution à mettre en œuvre. C’est toujours difficile car il y a des freins dans les démarches. Les dirigeants d’entreprise ont peur d’aller au tribunal. Mais c’est comme quand on est malade : dès les premiers symptômes, plus on va tôt voir le médecin, plus le traitement adéquat est administré pour être remis sur pied. C’est pareil pour une entreprise. Plus le chef d’entreprise attend, plus les mesures vont être complexes à mettre en œuvre pour sauver sa société. La clé c’est l’anticipation des problèmes et des difficultés.

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