Denis Lambrey de Souza : « En 2023, de plus en plus d’entreprises en difficulté consultent le CIP des Yvelines »
Dans les Yvelines (78), 493 défaillances d’entreprises ont été prononcées par le tribunal de commerce de Versailles au premier semestre 2023, d’après les chiffres de l’Insee. Une hausse de 44 % par rapport à la même période en 2022 (341). C’est un retour à des niveaux atteints avant la crise sanitaire. Au premier semestre 2019, le département des Yvelines comptait 482 défaillances d’entreprises. Dans ce contexte, le Centre d’information sur la prévention (CIP) des difficultés des entreprises voit aussi son activité croître. Le rôle de cette association est d’écouter, d’analyser et d’orienter les dirigeants qui rencontrent des problématiques. Le CIP 78 siège à la Chambre de commerce et d’industrie des Yvelines à Versailles. Il est composé de 25 bénévoles dont huit experts-comptables, quatre anciens juges et treize avocats. Le président du CIP des Yvelines, Denis Lambrey de Souza a partagé pour Actu-Juridique son sentiment sur la conjoncture actuelle à partir des situations des dirigeants d’entreprise qu’il rencontre. Entretien.
Actu-Juridique : Comment le Centre d’information sur la prévention des difficultés des entreprises des Yvelines exerce-t-il sa mission principale ?
Denis Lambrey de Souza : Le CIP des Yvelines compte au total 25 bénévoles avec huit experts-comptables, quatre anciens juges et treize avocats. Nous organisons « Les Entretiens du jeudi ». Un collège de trois personnes se réunit pour recevoir les chefs d’entreprise qui sont en difficulté. Il y a un professionnel du chiffre avec un expert-comptable ou un commissaire aux comptes, un professionnel du droit avec un avocat et un ancien juge consulaire. Ce collège a les compétences pour analyser très rapidement la situation du dirigeant qui vient exposer son problème. Le dirigeant est écouté et le collège lui propose des possibilités d’action pour, si possible, remédier aux difficultés. Dans 98 % des cas, nous sommes assistés par un(e) représentant(e) de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) ou de la Chambre des métiers des Yvelines. Du fait d’un accord signé avec le CIP des Hauts-de-Seine, nous assurons ces permanences un jeudi sur deux en alternance entre nos deux départements. Néanmoins, en tant que président, il m’est arrivé de convoquer des permanences supplémentaires, le rythme d’une semaine sur deux ne suffisant pas toujours par rapport à la quantité de dossiers.
AJ : Comment pouvez-vous qualifier la situation actuelle par rapport à l’activité du CIP 78 et connaissant la conjoncture économique ?
Denis Lambrey de Souza : La conjoncture économique actuelle est difficile. En 2022, nous avons traité 35 dossiers sur l’année. Jusqu’au début de l’année 2023, nous avions entre deux et trois dossiers traités par le CIP des Yvelines tous les quinze jours. Depuis, les rendez-vous ne cessent d’augmenter. Au total depuis début 2023, nous avons dépassé la cinquantaine de dossiers traités. Nous sommes aujourd’hui à quatre ou cinq rendez-vous toutes les deux semaines. Les entretiens durent en moyenne 45 minutes. Il faut donc compter quatre ou cinq fois 45 minutes, ce qui fait une matinée bien remplie. Puis pour le cinquième cas, nous n’avons pas la même écoute que pour le premier. J’ai donc préféré répartir. Nous les prenons en visioconférence si la situation est urgente. Sinon, en fonction du nombre de cas urgents, nous pouvons prévoir une permanence supplémentaire. Des dirigeants ont déjà pris rendez-vous pour des permanences au mois d’octobre.
AJ : Quelles sont les problématiques des dirigeants qui consultent le CIP des Yvelines ?
Denis Lambrey de Souza : Nous avons en grande majorité des dirigeants de très petites entreprises (TPE) avec des problèmes de trésorerie. La plupart du temps, les sociétés sont engagées dans les secteurs de la coiffure, de la restauration, du bâtiment ou encore du service à la personne. Souvent, ces chefs d’entreprise ont bénéficié de reports de charges et/ou d’un prêt garanti par l’État (PGE), durant la crise sanitaire. Aujourd’hui, ils se retrouvent dans l’obligation de rembourser le PGE, et les charges fiscales et sociales reportées. En même temps, ils subissent également l’inflation sur les coûts de leur activité régulière. Tout cela dans un contexte où les chiffres d’affaires n’ont pas ou très peu augmenté. Ainsi, les dirigeants de ces sociétés ne peuvent pas faire face aux charges normales récurrentes de leur activité, augmentées des remboursements reportés de toutes leurs obligations.
AJ : Finalement, les chefs d’entreprise qui consultent le CIP 78 subissent des conséquences issues de la crise sanitaire ?
Denis Lambrey de Souza : La crise sanitaire et ses conséquences expliquent en partie la hausse actuelle des dossiers au sein du CIP 78. La situation économique et politique en France est relativement instable pour l’instant. Il y a une frilosité de la clientèle à tous les niveaux. L’exemple le plus flagrant est dans le secteur immobilier. Les taux d’intérêt ont augmenté. Les critères d’attribution de crédit ont été resserrés. Il y a beaucoup moins de possibilités d’emprunter surtout pour des primo-accédants. La population économise plus et reste vigilante sur sa consommation. Les biens de première nécessité sont privilégiés par rapport aux services comme la manucure ou la coupe de cheveux. Cette frilosité dans l’économie entraîne une stabilité ou une baisse du chiffre d’affaires des TPE par rapport à 2021. Ensuite, nous avons aussi des sociétés en difficulté à cause des tensions sur le marché de l’emploi, tels les métiers de bouche.
AJ : Avez-vous des exemples de sociétés qui viennent vous voir à cause des difficultés de recrutement dans les Yvelines ?
Denis Lambrey de Souza : J’ai l’exemple d’une entreprise venue récemment qui avait une quinzaine de salariés. Elle est dans le BTP et réalise un chiffre d’affaires d’environ 3 millions d’euros par an. Le dirigeant de cette société s’est retrouvé face à une série de démissions et sans réussir à trouver de nouveaux salariés qualifiés. Cette entreprise a été contrainte de refuser des chantiers. Son chiffre d’affaires est en baisse et les résultats sont négatifs sur les deux dernières années. Nous avons aussi des cas de restaurateurs qui viennent nous voir car ils ne trouvent plus de personnel. Certains restaurants sont dans l’obligation de fermer le midi ou le soir. Les chiffres d’affaires baissent mais les charges de loyers et des matières premières, notamment, augmentent.
AJ : Quelles recommandations formulez-vous aux chefs d’entreprise qui viennent en rendez-vous avec le CIP des Yvelines ?
Denis Lambrey de Souza : Nous pouvons formuler deux types de recommandations. D’abord, nous renvoyons régulièrement les dirigeants d’entreprise vers le tribunal de commerce. Mais, ce n’est pas nécessairement pour ouvrir une procédure de liquidation judiciaire. Le tribunal de commerce est seul habilité à ouvrir sur requête d’une entreprise une procédure de mandat ad hoc ou de conciliation pour renégocier et tenter de moratorier les dettes avec les créanciers. Ces procédures sont totalement confidentielles, ouvertes à la demande du chef d’entreprise. Un administrateur judiciaire est désigné pour aller renégocier les dettes avec l’URSSAF, les impôts, les bailleurs, les fournisseurs d’énergie ou les fournisseurs de matière première dans le domaine du BTP, par exemple. Mais ce type de procédure a un coût. Depuis le début de l’année, les ouvertures de conciliation et de mandat ad hoc ont augmenté de 60 % par rapport à la même période en 2022 dans les tribunaux de commerce d’Île-de-France. Ensuite, pour la plupart des chefs d’entreprise qui prennent un rendez-vous au CIP des Yvelines, nous leur conseillons d’échanger et de négocier directement avec leurs créanciers en étant accompagné au moins de leur expert-comptable et/ou d’un conseiller juridique. L’objectif étant de trouver un moratoire sur une durée déterminée pour régulariser la dette auprès de chaque créancier. Enfin, et malheureusement, certains dirigeants viennent nous voir quand il est déjà trop tard. Ils sont en cessation des paiements depuis trois ou six mois. Ils viennent nous voir pour savoir ce qu’il faut faire… Dans ce cas-là, il y a une chose à faire : régulariser rapidement une déclaration de cessation des paiements et s’engager dans une procédure collective. Heureusement, ce n’est pas la majorité des cas. Ces dirigeants ne représentent que 20 à 25 % des dossiers traités.
AJ : Que se passe-t-il en cas d’urgence vitale pour l’entreprise ?
Denis Lambrey de Souza : Lors d’une permanence, nous avons été confrontés à une situation d’urgence. Le chef d’entreprise avait vraiment besoin de prendre les conseils et d’être accompagné par un avocat. L’avocat qui siège au CIP des Yvelines ne pouvait bien évidemment pas prendre ce dossier en charge pour des raisons déontologiques. En revanche, nous avons appelé l’un de ses confrères. Nous avons organisé un rendez-vous immédiat. Le dirigeant est parti du CIP pour se rendre directement chez l’avocat contacté. Le principe du CIP c’est la réactivité. Quand un dirigeant appelle, on le reçoit dès la prochaine permanence ou le plus rapidement possible. En cas d’urgence, nous sommes aussi en contact avec le CIP des Hauts-de-Seine (92). En situation d’urgence absolue, le chef d’entreprise concerné peut me joindre directement. Le CIP est là pour écouter, conseiller et diriger les personnes en fonction de leurs besoins.
AJ : Comment les créanciers réagissent-ils aujourd’hui face aux entreprises en difficulté ?
Denis Lambrey de Souza : Les banques vont prendre en compte avec bienveillance chaque situation. Ce sont les consignes gouvernementales. En fonction du sérieux de l’entreprise et de l’attitude du dirigeant, les établissements bancaires peuvent accorder des facilités de trésorerie. Concernant des difficultés de remboursement du PGE, nous renvoyons régulièrement les dirigeants devant le médiateur du crédit de la Banque de France. Il est en capacité de renégocier avec la banque du chef d’entreprise en question le remboursement du PGE. Il peut demander d’allonger la période de remboursement et de diminuer les mensualités. Il n’y a donc pas trop de frilosité surtout par rapport aux PGE car l’engagement des banques est assez limité du fait de la garantie de l’État. De son côté, l’URSSAF peut regarder avec bienveillance une demande de moratoire si les dettes ne sont ni trop conséquentes ni trop anciennes. C’est toujours une question de proportion. Par exemple, une entreprise qui fait 150 000 euros de chiffre d’affaires et qui a 50 000 euros de dettes URSSAF aura plus de mal à obtenir un moratoire que si elle n’avait « que » 8 000 à 10 000 euros de retard de cotisations.
AJ : Quels conseils pouvez-vous donner à des chefs d’entreprise qui pourraient rencontrer des difficultés dans leur activité ?
Denis Lambrey de Souza : Au moment des discours de rentrée solennelle lorsque je présidais le tribunal de commerce de Versailles, je disais : « Si vous pensez qu’un jour peut-être il est éventuellement probable que vous puissiez avoir des problèmes, c’est maintenant qu’il faut venir nous voir ». Il faut que les dirigeants sachent qu’ils ne sont pas seuls. Ils ont certes des droits mais également des obligations surtout vis-à-vis de leurs salariés et des pouvoirs publics. Dans une procédure de liquidation judiciaire impécunieuse, ce sont les citoyens qui payent la dette fiscale et sociale. Souvent un chef d’entreprise a la tête dans le guidon. Quand un problème arrive, il a tendance à le remettre au lendemain. Et à la fin du mois, son expert-comptable vient lui rappeler cette problématique. Ensuite, il se rend compte qu’il ne peut plus payer les salaires. Mais s’il était venu au CIP au moment où il s’était rendu compte du problème, on aurait pu lui trouver des solutions. Le problème peut se résoudre très rapidement si on le prend suffisamment à temps. Par ailleurs, nous avons des personnes qui viennent nous voir pour se rassurer. Il y en a très peu mais cette situation s’est déjà présentée plusieurs fois cette année. Un restaurateur est venu nous voir récemment parce qu’il avait une légère baisse de fréquentation. Mais il a entendu l’avis d’un professionnel du chiffre et est reparti en sachant que tout allait très bien.
AJ : Nous connaissons le phénomène de burn-out ou de souffrance au travail pour les salariés. Qu’en est-il concernant les dirigeants d’entreprise ?
Denis Lambrey de Souza : Des chefs d’entreprise viennent nous voir aussi parce qu’ils n’en peuvent plus ! Nous avons un rôle de sentinelle pour l’association Aide Psychologique aux Entrepreneurs en Souffrance Aiguë (APESA). Durant l’année 2023, nous avons déclenché à six reprises ce dispositif. C’est beaucoup par rapport aux années précédentes. Nous pouvons effectuer un signalement APESA avec l’accord du dirigeant. Le délai d’intervention de cette association est de 21 minutes. Le chef d’entreprise qui fait l’objet d’un signalement est contacté par un psychologue. S’il accepte le suivi, il peut bénéficier de trois séances gratuites avec un psychologue. Ça peut même aller jusqu’à cinq séances. Les membres du CIP ne connaissent jamais l’issue de ces entretiens psychologiques. Nous savons uniquement que le dossier a été pris en charge. Nous recevons un accusé de réception de notre alerte. Nous avons aussi ce rôle qui est fondamental pour éviter de la souffrance, voire sauver des vies…
AJ : Selon vous, comment la situation va-t-elle évoluer concernant votre activité ?
Denis Lambrey de Souza : Je n’ai pas de boule de cristal mais je pense que nous sommes à un niveau assez élevé de déclenchement de dossiers au CIP ou de procédures collectives au tribunal de commerce. Je vois la hausse se poursuivre encore un peu pour arriver à un palier qui j’espère arrivera au début de l’année 2024. Il y a une certaine résilience de la part des entreprises qui vont faire des efforts pour survivre en vendant des actifs de façon à générer de la trésorerie. C’est une hypothèse que je souhaite. En revanche, dans le bâtiment, il faudra être vigilant sur le deuxième semestre 2024. Il risque d’y avoir des problèmes dans ce secteur d’activité. Il y a des augmentations importantes des coûts de matières premières et de main-d’œuvre. Concernant les contrats en cours, il y a très peu de promoteurs immobiliers qui acceptent les clauses de révisions de prix par rapport aux augmentations sur les matières premières. L’effet se ressentira l’année prochaine. Les entreprises terminent leurs chantiers en cours. Sur des renouvellements de contrat de chantier dans les grands groupes, les clauses de revoyure ou de révision des prix ne sont pas souvent acceptées.
Référence : AJU010q9