François-Charles Desprat : « Nous devrions aboutir à la fin de l’année 2024 à un pic de 65 000 défaillances d’entreprises »
Avec 33 493 défaillances constatées au premier semestre, l’année 2024 devrait atteindre un pic record à hauteur de 65 000 entreprises concernées par l’ouverture d’une procédure collective. Dans ce contexte économique compliqué, le Congrès annuel du Conseil national des administrateurs judiciaires et des mandataires judiciaires (CNAJMJ) s’est tenu les 13 et 14 juin 2024. Un rendez-vous qui a permis de rendre hommage à Robert Badinter. L’ancien ministre de la Justice est à l’origine en 1985 de la création du redressement et de la liquidation judiciaires qui composent aujourd’hui une partie du livre VI du Code du commerce. Une autre loi votée la même année a permis de scinder la profession de syndic de faillite en deux activités : administrateur judiciaire et mandataire judiciaire. Deux professions qui exercent aujourd’hui sous l’égide du CNAJMJ présidé par François-Charles Desprat. Rencontre.
Actu-Juridique : Vous êtes président du Conseil national des administrateurs judiciaires et des mandataires judiciaires depuis le 1er janvier 2024. Quel bilan dressez-vous de votre premier semestre à travers cette fonction ?
François-Charles Desprat : Durant ce premier semestre, plusieurs dossiers ont été abordés. Nous avons traité et finalisé ces derniers jours un sujet très important, source de conflits et de tensions depuis plusieurs années, concernant nos relations avec l’AGS. Cette association est gérée par les organisations patronales. Nous sollicitons cet organisme pour indemniser les salariés lorsque leur employeur est soumis à une procédure collective et qu’il n’est pas en mesure de régler les salaires ou les indemnités de rupture en cas de licenciement. En 2019, les bonnes relations qui existaient depuis de nombreuses années entre l’AGS et la profession et notamment le CNAJMJ, se sont dégradées quelques mois après l’entrée en fonction d’une nouvelle directrice nationale. L’AGS a même déposé des plaintes contre la profession en citant quelques dossiers, soupçonnant des détournements. Nous savons aujourd’hui qu’il n’existe aucun élément de nature pénal. En revanche, nous avons eu avec l’AGS, différents contentieux civils fondés sur des différences d’interprétation. L’arrivée d’un nouveau directeur national de l’AGS début janvier 2024 a permis de renouer un dialogue qui était rompu. Avec Antonin Blanckaert, nous avons bâti les bases d’un accord permettant de retrouver un cadre de travail serein. Nous avons ainsi finalisé un pacte d’avenir au service des entreprises en difficulté en l’espace de 4 mois, qui a été signé le mardi 25 juin dernier dans les locaux de la Chancellerie sous l’égide du ministre de la Justice, Éric Dupont-Moretti.
AJ : Quelle orientation souhaitez-vous donner à votre présidence ?
François-Charles Desprat : Pour mon mandat, j’ai annoncé avoir deux projets phares. D’abord, je souhaitais rétablir les relations avec l’AGS. Comme je viens de vous le dire, cet objectif est atteint. Ensuite, la loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice du 20 novembre 2023 a donné au CNAJMJ, la mission de créer un nouveau portail électronique permettant notamment d’accueillir les déclarations de créances. Les créanciers effectuent ces démarches à l’égard d’un mandataire judiciaire lorsqu’une entreprise est soumise à une procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaires pour faire valoir leurs droits. Cette plateforme numérique va permettre d’être plus efficace, de supprimer le papier et la lettre recommandée classique à travers un outil moderne qui pourra être utilisé par tous les créanciers et notamment l’administration fiscale, les caisses sociales, les banques, les établissements de location et de crédit-bail ainsi que les fournisseurs travaillant avec les entreprises. En fin d’année 2023, nous avons mis en place un comité de pilotage pour construire cette plateforme. Un prestataire informatique a été choisi pour la réalisation de ce projet qui sera véritablement structurant pour la profession. L’objectif est de finaliser la construction de ce portail fin 2024 et de le rendre opérationnel courant 2025.
AJ : Au premier semestre 2024, 33 493 défaillances ont été relevées, soit une hausse de 18 % par rapport à la même période en 2023. Comment analysez-vous cette évolution ?
François-Charles Desprat : Dans ces 33 493 défaillances, il existe encore un effet de rattrapage de la chute des procédures ouvertes durant la crise sanitaire en 2020 et 2021. Cependant, nous avons aussi basculé depuis début 2024 sur une situation un peu plus conjoncturelle avec un contexte économique difficile. Les activités dans l’immobilier sont très touchées (+ 54 % entre le premier semestre 2024 par rapport à celui de 2023). Durant la crise sanitaire, ce secteur s’est plutôt bien porté. Mais brutalement, les choses se sont inversées en 2023 avec la hausse des taux d’intérêt qui a rendu l’accès au crédit beaucoup plus cher. Par conséquent, nous avons des agences immobilières, des promoteurs immobiliers et des études de notaire en difficulté. L’augmentation du coût des matières premières et de l’énergie pose aussi des difficultés à de nombreuses sociétés. Le volume des défaillances devrait probablement atteindre à la fin de l’année 2024, le seuil des 65 000 entreprises ce qui représente un pic significatif. Mais sur les trente dernières années, ce phénomène s’est déjà produit notamment en 2008 ou en 2015. Le rythme classique se situe entre 50 000 et 55 000 défaillances sur une année.
AJ : En quoi la crise sanitaire a-t-elle encore un effet concernant les défaillances constatées en 2024 ?
François-Charles Desprat : Les procédures collectives peuvent être ouvertes de différentes manières. La démarche la plus courante est le dépôt de la déclaration de cessation de paiements de la part du chef d’entreprise auprès du greffe dont il dépend. Le dirigeant est ensuite convoqué en audience et le tribunal ouvre une procédure collective suite à cette démarche. Un créancier peut aussi assigner une entreprise devant le tribunal pour obtenir l’ouverture d’une procédure collective. Ainsi, l’Urssaf comme créancier public assignait régulièrement des entreprises avant la crise sanitaire. À partir du 15 mars 2020, cet organisme a stoppé les assignations. Elles ont été reprises à partir du deuxième semestre 2023. Elles ont conduit à des ouvertures de procédures de manière plus régulière à partir du mois de janvier 2024. Nous avons donc un flot de procédures ouvertes par ce biais-là, qui pèsent dans les chiffres que vous avez évoqués. Par ailleurs, 94 % des entreprises concernées par les défaillances sont des TPE, soit des entreprises n’ayant aucun salarié ou employant entre 1 et 10 salariés. Mais des ETI sont également touchées. Le nombre de celles-ci confrontées à une procédure collective a doublé en l’espace de quelques mois à l’image d’une entreprise de 10 000 salariés à Marseille.
AJ : Quelles sont les conséquences sur l’emploi ?
François-Charles Desprat : Chaque année, avec 50 000 à 55 000 défaillances, près de 200 000 emplois sont impactés. En 2023, 210 000 emplois ont été concernés par les 56 000 procédures ouvertes. Au premier semestre 2024, nous avons 102 500 emplois touchés par les 33 493 procédures ouvertes. Malgré la forte augmentation du volume d’entreprises en difficulté, il n’y a pas d’explosion de l’impact sur l’emploi. Ces chiffres sont issus de l’Observatoire des données économiques mis en place par le CNAJMJ. Ce sont les données les plus fiables qui puissent exister, car elles sont extraites des logiciels métiers des professionnels. Elles incluent les procédures préventives et collectives ouvertes par les tribunaux judiciaires et les tribunaux de commerce.
AJ : Le congrès annuel du CNAJMJ s’est tenu les 13 et 14 juin 2024 à la Colle-sur-Loup. Que retenez-vous de cet événement important pour votre organisme dans un contexte économique et politique particulier ?
François-Charles Desprat : La dissolution de l’Assemblée nationale a été annoncée le 9 juin 2024 quelques jours avant notre rendez-vous annuel. Le contexte politique était incertain. Les marchés financiers ont réagi très rapidement dans les jours qui ont suivi les élections européennes. L’inquiétude était présente. Ainsi et sans connaître à l’avance cette situation particulière, nous avions prévu notamment une table ronde avec des représentants de secteurs qui sont actuellement touchés par le contexte économique et des activités qui s’en sortent mieux. Nous avons fait intervenir une personne dans le domaine agricole, un professionnel du marché de l’immobilier, un représentant des sociétés coopératives de production (Scop) aux côtés de dirigeants de sociétés technologiques engagées dans de nouveaux secteurs. Nous avons aussi organisé des ateliers sur des thématiques récurrentes comme l’actualité juridique, le droit social, la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Mais nous avons aussi proposé des sujets nouveaux comme l’intelligence artificielle, la cybersécurité ou encore les procédures en matière agricole qui a permis d’aborder l’expérimentation des tribunaux des activités économiques. L’objectif est de remplir la mission de formation assignée au CNAJMJ. Les ateliers sont animés généralement par un universitaire, un administrateur judiciaire et un mandataire judiciaire accompagné d’un expert du thème abordé. Le congrès a aussi été l’occasion de rendre hommage à Robert Badinter qui a porté en 1985, en tant que ministre de la Justice, 2 lois très importantes pour notre profession. Enfin, dans la perspective des Jeux olympiques de Paris, nous avons aussi eu un temps fort en invitant David Douillet, double champion olympique, qui a réalisé une brillante intervention.
AJ : Au-delà de la perspective des JO, quel était l’intérêt de faire intervenir ce sportif lors de votre congrès annuel ?
François-Charles Desprat : David Douillet nous a parlé des valeurs de l’olympisme, de la préparation d’un sportif pour les JO, de la manière dont il a vécu ses deux titres olympiques et comment il a géré les retombées médiatiques de ceux-ci. L’ancien judoka français a été bluffant. Ses propos nous ont tous saisis. Il a notamment fait état d’humilité et de bienveillance. Ces caractères doivent nous guider dans notre profession au quotidien. Nous exerçons une activité qui conduit à l’application de dispositions législatives et réglementaires et au respect de décisions de justice mais nous devons faire preuve d’humilité et de bienveillance à l’égard des chefs d’entreprise. Les dirigeants engagent souvent leur santé, leur patrimoine, déploient une énergie incroyable pour faire réussir leurs projets et consentent des sacrifices pour développer leur entreprise. Nous devons respecter cela en les accompagnant, les soutenant et en tentant de les orienter vers les solutions qui nous paraissent les meilleures pour leur entreprise. Cet échange a vraiment été passionnant dans le cadre de notre congrès.
Aujourd’hui, David Douillet est chef d’entreprise. Je lui ai donc demandé le regard qu’il portait sur nos professions. Il a répondu en indiquant que nous étions des professionnels incontournables et hautement qualifiés pour traiter des situations toujours difficiles mais peu connus. Il a ajouté qu’il lui semblait opportun de supprimer le mot « judiciaire » attaché à notre titre. En effet, selon lui, ce terme inspire la crainte d’être jugé et n’est pas de nature à rassurer les chefs d’entreprise lorsqu’ils nous voient intervenir. Cependant, cette réflexion de bon sens se heurte au fait que nous exerçons notre métier en vertu d’un mandat de justice, ce qui explique notamment pourquoi le mot « judiciaire » figure dans notre titre.
AJ : Durant le congrès annuel du CNAJMJ, vous aviez prévu un atelier sur l’intelligence artificielle. Comment les administrateurs et les mandataires judiciaires s’approprient-ils les outils numériques et notamment l’IA ?
François-Charles Desprat : Nous nous sommes complètement approprié tous ces outils qui sont indispensables. Nous avons des logiciels métiers adaptés au traitement des dossiers confiés par les tribunaux. Nous essayons de nous améliorer sans cesse et de nous adapter au digital car c’est une évolution inéluctable. Au cours de ces dernières années, nous avons mis l’accent dans nos études sur une dématérialisation des documents, en permettant l’accès sécurisé à nos données pour les dirigeants et les créanciers. Cette évolution intéressante permet d’apporter une transparence dans l’activité des administrateurs et des mandataires judiciaires. Concernant l’intelligence artificielle, nous sommes très intéressés par cet outil qui est une source de progrès et de traitement plus rapide des informations. L’atelier de trois heures consacrées à l’IA lors de notre congrès annuel a permis d’écouter des experts à propos de l’appropriation et de l’usage de cette technologie par les professionnels, dans le cadre de notre travail quotidien. Nous réfléchissons notamment sur ce qu’elle peut nous apporter. Cet atelier a été passionnant et je pense que tous les participants en ont retiré des points positifs qui vont les aider dans leur activité.
Référence : AJU014r8