Isabelle Didier : créer une SPE regroupant experts-comptables, administrateurs judiciaires et avocats « nous permet de proposer un service complet aux entreprises » !

Publié le 25/11/2022

Depuis la loi n° 2015-990 du 6 août 2015, dite loi Macron, plusieurs professions libérales réglementées peuvent exercer au sein de société pluriprofessionnelle d’exercice (SPE). Qu’en est-il en pratique ? Isabelle Didier, administratrice judiciaire et avocate, a fondé la SPE 03 Partners réunissant les professions d’administrateur judiciaire, d’expert-comptable et d’avocat. Pour Actu-Juridique, elle revient sur l’intérêt d’une telle structure, et les difficultés à surmonter pour la créer.

Actu-Juridique : Quelle a été l’origine de la création de votre SPE ?

Isabelle Didier : Curieusement, cette structure doit beaucoup à la crise sanitaire. Je suis juriste et j’ai été mandataire judiciaire pendant 18 ans. Je suis administratrice judiciaire depuis 15 ans et également avocate depuis 15 ans. Pendant le Covid, j’ai été frappée de voir que les experts-comptables étaient fortement sollicités et ont effectivement aidé les entreprises et artisans à mettre en place le chômage partiel et les aides de l’État destinées à les soutenir. Certes, la profession des mandataires de justice s’est mobilisée et a organisé un numéro d’appel dédié aux entreprises en difficulté mais les chefs d’entreprise n’ont pas franchi la porte des tribunaux de commerce ou des bureaux des mandataires et administrateurs judiciaires. Nous n’avons pas été les interlocuteurs naturels des entrepreneurs confrontés à une crise majeure. Cela m’a interpellée. Pourquoi nos professions de mandataires de justice, pourtant dédiées à la prévention des entreprises en difficulté, ne sont pas identifiées comme des sachants, acteurs de la vie économique, et des conseils vers qui se tourner avant d’être contraints parfois dans l’urgence d’envisager le passage devant une juridiction ?

Actu-Juridique : En quoi la crise sanitaire a favorisé votre projet ?

Isabelle Didier : En mars 2020, alors que les juridictions devaient cesser leurs activités et que nous étions tous déstabilisés et en télétravail, j’ai eu des difficultés pour joindre et mobiliser mes collaborateurs. Cependant, une juridiction belge, m’a confié un dossier important concernant la restructuration de l’enseigne « Le pain quotidien ». J’étais confinée à la campagne, et le hasard a fait qu’un expert-comptable avec lequel je travaillais depuis plusieurs années s’était installé en février à quelques kilomètres de chez moi. Nous avons ainsi pu nous déplacer et travailler tous les deux, physiquement côte-à-côte, sur cette restructuration. Ce travail en commun a été d’une grande richesse. La stimulation intellectuelle née de la confrontation de deux visions différentes, l’une comptable et l’autre juridique, confrontées aux contraintes judiciaires, ont permis de dessiner des solutions qui ont contribué au succès de la reprise. À la fin du confinement, ma conviction était faite : il me fallait pérenniser ce mode de fonctionnement et structurer la complémentarité des compétences.

Actu-Juridique : Pourquoi cette expérience vous a tant séduite ?

Isabelle Didier : D’un point de vue méthodologique, mandater un prestataire et utiliser le fruit de sa prestation n’est en rien comparable au résultat obtenu par un travail en commun où convergent, s’affrontent parfois pour fusionner ensuite des points de vue différents.

J’ai donc nourri l’idée d’associer de vraies compétences comptables et financières à la maîtrise de l’environnement judiciaire et aux compétences juridiques et de contentieux dont mon cabinet était largement doté après ses 30 années de pratique professionnelle et ses plus de 6 000 procédures collectives et amiables. J’avais la conviction que ce serait un outil efficace pour aider le chef d’entreprise à comprendre ses options et pour l’accompagner avant d’en arriver à avoir à choisir une procédure collective. L’expérience montre qu’il y a une période de 3 mois pendant laquelle on peut et doit travailler avec le chef d’entreprise pour déterminer et sécuriser le modèle économique soutenable puis bâtir avec lui et ses équipes une stratégie qui, une fois présentée aux créanciers principaux, au mandataire de justice et à la juridiction, résistera à leurs critiques et observations. Cette phase de préparation est essentielle. Il faut anticiper toutes les interrogations pour lever les doutes des parties prenantes. En 2019, Michel Cibelly, expert-comptable d’un gros cabinet de Nice, m’avait contacté pour engager des discussions avec moi. C’était trop tôt. En 2020, j’étais prête et je l’ai rappelé. Et en septembre 2020, le capital de ma SELARL s’ouvrait à 7 professionnels : 5 experts-comptables et 2 avocats. Restait à transformer ce qui était alors une SELAS en SPE…

Actu-Juridique : Comment ce projet a-t-il été accueilli ?

Isabelle Didier : La loi, dans une logique d’ouverture des professions réglementées, autorise depuis 2016 la création de sociétés pluriprofessionnelles d’exercice ou SPE. J’anticipais néanmoins des difficultés pour passer du texte à la réalité au niveau des ordres professionnels car il n’existait pas d’antécédent intégrant ces 3 professions. Je ne m’étais pas trompée : sur les 3 ordres, seul celui des experts-comptables a donné son autorisation sans difficulté. Pourtant, il ne s’agissait pas d’une création mais d’une transformation d’une société déjà inscrite sur la liste nationale des administrateurs judiciaires depuis 2007 par l’entrée à son capital de professionnels eux-mêmes déjà inscrits par leurs ordres respectifs… Les textes prévoient qu’en matière de transformation, les ordres doivent uniquement veiller à ce que les nouveaux entrants soient bien inscrits par l’ordre dont la profession va être exercée par la structure. C’était évidemment le cas pour chacun des 7 nouveaux associés inscrits de longue date auprès de leur ordre respectif. Leur moralité et leur professionnalisme devaient être tenus pour acquis. En novembre 2020, la SPE était inscrite par l’ordre des experts-comptables d’Île-de-France.

Actu-Juridique : Comment les autres ordres ont-ils réagi ?

Isabelle Didier : Préalablement à la démarche d’inscription, nous avions sollicité et obtenu l’avis favorable des services de la Chancellerie. Dans le cadre de la procédure de modification de la liste nationale visant à prendre en compte les modifications apportées au capital social et l’objet social de mon étude, la Commission nationale d’inscription et de discipline des administrateurs et mandataires judiciaires, a demandé l’avis du Conseil national des administrateurs et mandataires judiciaires (CNAJMJ), qui est une forme d’ordre professionnel. De manière inattendue, celui-ci s’est opposé à la transformation de la SELAS d’administrateur judiciaire en SPE en considérant qu’il serait impossible de gérer les éventuels conflits d’intérêts entre les professions de mandataire de justice et celles dans le marché. Étant donné qu’aucune autre SPE n’exerçait la profession d’administrateur judiciaire, les interrogations pouvaient être légitimes. Cependant, elles ne pouvaient résister à l’analyse des règles déontologiques des trois professions que nous entendions exercer. En effet, les obligations déontologiques de nos professions sont les mêmes en matière d’exercice indépendant, préservation du secret professionnel et de gestion des conflits d’intérêts. Nous avions également présenté aux différents ordres et autorités l’organisation interne que nous comptions mettre en place pour prévenir toute situation de conflit d’intérêts. Tout d’abord, une procédure dite de « conflict check » est mise en œuvre pour chaque nouveau mandat de justice ou mandat de conseil. Ensuite, nous avons rédigé un guide interne à destination des associés et collaborateurs reprenant les règles de déontologie des différentes professions ainsi que des fiches pratiques sur la gestion de ces différentes réglementations avec des exemples concrets. Il existe en effet un guide relatif à la déontologie dans les structures pluriprofessionnelles, cependant les professions des administrateurs et des mandataires judiciaires n’avaient pas participé à sa rédaction. Enfin, nous avons créé un comité de déontologie ad hoc, présidé par un avocat tiers à notre structure, qui est saisi de toute difficulté d’exercice professionnel relative au respect des règles déontologiques.

Si nous avons dû revenir trois fois devant la Commission nationale avant d’obtenir son accord, ce long processus nous aura permis de nous questionner en amont sur ces questions d’exercice professionnel. Finalement, la Commission a considéré que la qualité des associés, tous professionnels de longue date et dont l’un, Jean-Michel Matt, est expert judiciaire auprès de la cour d’appel de Versailles, était un gage de sérieux du respect des règles déontologiques. La commission y a peut-être également vu l’opportunité de tester le fonctionnement d’une SPE avec des professionnels expérimentés aux parcours sécurisants. Ainsi, en mars 2021, la SPE était enfin inscrite sur la liste nationale des administrateurs judiciaires. Restait encore à obtenir l’accord de l’Ordre des avocats.

Actu-Juridique : Pourquoi était-ce si difficile d’obtenir l’aval de l’Ordre des avocats ?

Isabelle Didier : L’inscription au barreau de Paris s’est avérée délicate car l’Ordre des avocats du barreau de Paris a de son côté mis en avant la nécessité de protéger le secret professionnel, qui est une valeur centrale de la relation clients/avocat. Ce secret est évidemment absolu. L’ordre estimait dangereux qu’existe une association entre avocats, experts-comptables et administrateur judiciaire, sachant que cette dernière profession a des obligations renforcées en termes de déclarations de suspicion et de révélations de faits anormaux auprès du ministère public ou de Tracfin. À nouveau, il a fallu expliquer que ce n’est pas parce qu’on exerce comme avocat au sein d’une SPE qu’on ne peut pas respecter le principe du secret professionnel. Le client peut d’ailleurs autoriser l’avocat à partager avec un autre professionnel les informations nécessaires à la mission et dont il a autorisé expressément le partage. Ce dispositif de secret professionnel partagé est d’ailleurs prévu et encadré par les dispositions législatives relatives aux sociétés pluriprofessionnelles ainsi que le règlement intérieur national de la profession d’avocat. Là encore, nous avons produit à l’ordre l’organisation interne que nous comptions mettre en œuvre dès que le début de notre activité pluriprofessionnelle pour garantir la protection du secret professionnel, notamment celui de l’avocat et de son client.

À titre personnel, j’ai depuis 2007 la double qualité et les titres d’avocat et d’administrateur judiciaire. Évidemment, je n’ai jamais cumulé ces deux fonctions dans le même dossier. Sur les 160 administrateurs judiciaires que compte la profession, seuls 4 confrères seraient également avocats. Après de longs et âpres échanges, nous avons fini par obtenir gain de cause, et la SPE a été portée au tableau de l’Ordre des avocats du barreau de Paris, en juillet 2021.

Actu-Juridique : Votre SPE est une première…

Isabelle Didier : Lorsque nous avons réfléchi au modèle permettant l’exercice en commun de ces trois professions, nous avons regardé les exemples préexistants. Nous avons identifié une cinquantaine de SPE regroupant pour certaines des experts-comptables et des avocats ou des avocats et des notaires. Il s’agissait souvent de couples choisissant de travailler ensemble.

Aucune SPE n’avait en revanche encore réuni les professions d’avocat, d’expert-comptable et d’administrateur judiciaire. En septembre 2021, nous avions enfin la capacité d’exercer. L’ordonnance n° 2021-1193 du 15 septembre 2021 transposant la directive européenne Restructuration & Insolvabilité, était publié, pour entrer en vigueur dès le 1er octobre. Et le 15 octobre, des confrères étrangers, informés de mon nouveau mode d’exercice professionnel et de la complémentarité des compétences juridiques, comptables et judiciaires au sein de la SPE, nous sollicitaient pour les accompagner dans ce qui s’est ensuite avéré être la première application de l’ordonnance.

Malgré la modification de la loi depuis 2017, les juridictions, comme les professionnels, n’ont pas beaucoup évolué. Faire le choix pour un administrateur judiciaire d’être également et effectivement avocat, c’est prendre le risque que les juridictions soient réticentes à le désigner. Pour ma part, j’ai fait ce choix sans réserve, privilégiant depuis toujours l’accompagnement des entrepreneurs. Mon ambition est aujourd’hui de démontrer qu’un administrateur judiciaire peut être est un interlocuteur et une ressource précieuse pour l’entreprise et ses conseils habituels lorsqu’elle affronte des turbulences et ce dès les premiers signaux. Ayant été désignée dans plus de 6 000 procédures collectives et amiables, je connais très exactement les attentes de la juridiction et les besoins de mes confrères. La structure que je dirige aujourd’hui peut ainsi produire l’ensemble de la documentation comptable et juridique nécessaire pour informer justement et avec transparence créanciers, mandataires de justice et juridictions françaises ou étrangères. De plus, nos expériences plurielles permettent de réfléchir et de proposer des solutions constructives mais réalistes visant à préserver l’activité et l’emploi.

Actu-Juridique : En quoi cela a-t-il changé votre métier d’administrateur judiciaire ?

Isabelle Didier : Cela fait 35 ans que j’exerce cette fonction de mandataire de justice mais j’ai mis un peu de temps à analyser et comprendre ce qu’est cette fonction. Le mandataire de justice a un double rôle. Il est d’une part organe de procédure. À ce titre, il est l’interlocuteur de la juridiction, du ministère public. De façon très synthétique, sa mission est de les informer sur la société, son passé et les causes de ses difficultés, mais aussi de présenter ses perspectives et l’issue de la procédure ouverte. La juridiction consulaire a besoin de ce corps de métier et le traitement des procédures collectives dépend de ces professionnels. Le mandataire a d’autre part un second rôle d’accompagnement des entreprises. Tout au long de la période d’observation, l’entreprise doit pouvoir compter sur l’aide et le soutien technique et parfois moral des organes de procédure désignés pour l’assister. Malheureusement, la prédominance du rôle d’organe de procédure trouble trop souvent la perception qu’ont les chefs d’entreprise du rôle d’accompagnant des mandataires de justice. Je le déplore ! Pour ma part, j’espère sincèrement n’avoir jamais privilégié, dans les dossiers que j’ai suivis au cours de ces 30 dernières années, ce rôle d’organe de procédure au service de la juridiction au détriment de mon rôle de soutien de l’entreprise, de l’entrepreneur et de ses équipes, tous aussi angoissés. Je souhaite, maintenant que j’interviens au sein d’une SPE, que le chef d’entreprise et le conseil qui l’assiste, considèrent que l’intervention d’O3 Partners leur a été d’une aide précieuse. Si l’on veut que la prévention ne soit pas l’antichambre d’une procédure collective à venir, il faut être en capacité d’analyser, critiquer et améliorer des business plans complexes et d’apprécier avec justesse la faisabilité des plans d’apurement proposés aux créanciers. J’avoue en toute humilité, que seule, je suis incapable de faire ce type d’analyse financière pointue. Mais je trouve absolument passionnant et enrichissant, pour l’entreprise elle-même, de participer aux travaux et échanges qui vont redéfinir le contour des propositions et qui démontreront in fine avec objectivité en quoi l’effort demandé aux créanciers est justifié. Être en capacité d’accompagner un chef d’entreprise à faire le juste choix, c’est pouvoir l’éclairer sur les outils et options en matière de procédure tout en vérifiant le sérieux des projections comptables. Ce n’est pas le laisser s’accrocher à un projet sans avenir qui l’éreintera sans satisfaire quiconque mais c’est toujours de le conduire à la juste prise de décision. Je suis désormais en capacité de proposer ce service complet grâce à cette SPE, et je trouve beaucoup plus satisfaisant d’exercer mon métier de cette manière.

Actu-Juridique : À quel moment intervient votre structure ?

Isabelle Didier : Nous avons tout juste un an de pratique en commun. Je peux donc parler de nos premières missions. Nous avons, dans chacun de ces dossiers, été appelés par le conseil habituel de l’entreprise. De fait l’avocat ou l’expert-comptable qui n’a pas la pratique du domaine de l’insolvabilité et de la prévention peut trouver un réel intérêt à nous solliciter. O3 Partners intervient sur une période courte mais très intense dans la vie du chef d’entreprise et de ses équipes. Stress et perte de sommeil sont des symptômes habituels. Cela suppose de notre part une très grande disponibilité. Pendant cette période, les associés et moi-même bâtissons une relation très étroite avec le chef d’entreprise et ses conseils. Notre intervention n’est pas le gage d’un succès assuré. Il n’y a aucun miracle, juste du travail et de la réflexion. Au regard des efforts, du courage et de la volonté dont doivent faire preuve l’entrepreneur et ses collaborateurs, pour préserver des perspectives commerciales sur lesquelles va reposer le projet d’entreprise, notre rôle est modeste. Nous devons nous assurer de la faisabilité du projet, le documenter puis l’expliquer et convaincre les parties prenantes de son intérêt. L’objectif, en intervenant suffisamment tôt, est de dégager très rapidement la meilleure solution possible en arbitrant entre les intérêts de l’entreprise, ses actionnaires et ses principaux créanciers.

Actu-Juridique : Comment travaillez-vous avec les conseils de l’entreprise ?

Isabelle Didier : Nous n’avons pas vocation à prendre leur place. Nous leur apportons une aide très spécialisée et adaptée à la situation, limitée dans le temps, et qui est propice à la collaboration. Pour permettre de réduire la période d’observation et accélérer la présentation des plans, la loi permet d’élaborer des plans de sauvegarde ou de redressement sans avoir vérifié les créances pour autant qu’on dispose de l’attestation établie par l’expert-comptable ou le commissaire aux comptes de l’entreprise sur  l’exhaustivité du passif à traiter. Pour avoir, en ma qualité d’administrateur judiciaire, présenté des dizaines de plans et en avoir critiqué tout autant quand j’étais mandataire judiciaire, je crois savoir avec une certaine justesse ce que la juridiction et le ministère public souhaiteront savoir et comprendre. Le rôle d’O3 Partners sera alors d’anticiper les questions et de préparer la documentation pour y répondre apportant alors un concours précieux aux organes de procédure qui seront désignés. C’est un tout petit milieu et nous parlons le même langage. Les choses en sont facilitées. Évidemment si O3 Partners intervient comme conseil dans un dossier, je ne suis jamais désignée administrateur judiciaire. Une fois notre mission accomplie, c’est aux conseils habituels d’accompagner l’entreprise dans sa phase de rebond. Bien évidemment, ultérieurement, ils peuvent nous recontacter. Et ils l’ont fait ! Nous assurons aussi et avec plaisir le « SAV ». Nous avons un an d’exercice et pouvons aujourd’hui faire un bilan très positif, tant du point de vue des entreprises que nous avons accompagnées que de celui des cabinets qui nous ont sollicités.

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