Le CIP 93, à la rescousse des entreprises en difficulté
Depuis un an, le Centre d’information sur la prévention des difficultés des entreprises de Seine-Saint-Denis (93) œuvre à aider les entrepreneurs fragilisés. Le 3e jeudi de chaque mois, une équipe de bénévoles compétents – avocat, juge consulaire, expert-comptable – leur offre des moments de discussion, sans filtre, afin de les écouter et les orienter. Nous avons passé une matinée à leurs côtés.
« J’arrive avec le sourire, mais je ne devrais pas », s’excuserait presque l’entrepreneur qui passe la porte de la Maison des avocats et du droit de Seine-Saint-Denis, à Bobigny, ce matin-là. L’air un peu grave, préoccupé, il s’assied, se voit offrir un café, prend ses marques dans la petite pièce où il est reçu par le Centre d’information sur la prévention des difficultés des entreprises de Seine-Saint-Denis (93). Cet entrepreneur attend beaucoup de ce rendez-vous : son activité, en nette baisse depuis plusieurs mois, lui donne beaucoup de soucis. Il a bien peur que sa trésorerie ne soit pas suffisante pour tenir plus longtemps et craint de devoir licencier son employé.
En face de lui, Me Patrick Roulette, l’avocat qui mène les entretiens, a l’air affûté par l’expérience acquise par un quotidien professionnel engagé dans les procédures collectives. Après quelques mots d’introduction, lancés avec entrain, il lui pose quelques questions préliminaires, accompagné ce matin du juge Roger Labonne, qui a exercé 14 ans au tribunal de commerce, et de deux experts-comptables, Benoit Tellier et Alain Zagury, « les hommes des chiffres », comme les appelle l’avocat avec un sourire.
En l’espace de 45 minutes, l’équipe doit saisir les problématiques de l’entrepeneur, l’aider à y voir plus clair sur les solutions qui s’offrent à lui et l’orienter en fonction de ce premier bilan. Une démarche qui valorise également l’interprofessionnalité, trop rare, et intéresse les bénévoles engagés, avides de voir comment travailler au mieux avec les autres corps de métiers : sur les procédures collectives, les experts-comptables apportent une expertise, qui complète celle des avocats en termes de juridiction.
Mission : sauver les entreprises
Le CIP 93 fête tout juste son premier anniversaire, et a été lancé à l’initiative de l’Ordre des experts-comptables. Comme les avocats, ces derniers se désolaient de constater le décès des entreprises. Après un an de fonctionnement, c’est donc l’heure du bilan. « La CCI met à disposition un mail ([email protected]) qui permet aux personnes en nécessité de nous contacter, explique Patrick Roulette, un café à la main. Quand quelqu’un nous appelle, nous ne demandons aucun renseignement », précise-t-il. Car pour donner des conseils, point besoin de bilan comptable et de chiffres compliqués, l’essentiel se décante au fur et à mesure de l’entretien, au gré de petits détails révélés au cours de la conversation. L’avocat soulignant d’ailleurs les différences qui existent, parfois, entre la présentation des entrepreneurs et la réalité de la situation. « Car entre la théorie et la pratique, il y a toute la distance de la procédure », reconnaît-il.
Depuis le lancement, ce sont environ 40 entreprises, dont majoritairement des TPE et PME (la plus grande devait compter 25 salariés) qui ont bénéficié de l’expertise du CIP, et ce, dans des secteurs aussi divers que l’artisanat d’art, la distribution, l’entretien, la sécurité, le gardiennage…, plaçant le CIP au cœur du tissu économique local, littéralement boosté par ces petites entreprises. « Ce ne sont pas les grands groupes qui emploient le plus », rappelle Me Patrick Roulette. Cette fréquentation place le dispositif dans la fourchette haute par rapport aux 66e autres CIP qui émaillent le territoire français.
Insister sur la prévention
Parmi le parterre des entrepreneurs en difficultés, déboussolés face à des carnets de commandes vides, des risques de surendettement ou de faillite, certains arrivent malheureusement en trop mauvaise posture. « Intervenir très tôt en termes de prévention est déterminant pour sauver une entreprise. Intervenir trop tard, cela signifie qu’on passe de la réanimation à l’autopsie », lâche Me Patrick Roulette. Car telle une visite chez le médecin que l’on retarde, face pourtant à des symptômes de plus en plus évidents, il est parfois trop tard quand les entrepreneurs consultent le CIP. La question qu’il faut avoir le courage de se poser est : « Est-ce que tout le monde est sauvable ? », assène Me Patrick Roulette. « En tant que conseil, c’est aussi notre rôle de dire aux gens, c’est fini » !
Au tribunal, « 90 % des dossiers finissent en liquidation, pour les procédures collectives. Quand les gens ont le réflexe d’aller consulter, c’est souvent à l’aune d’un facteur déclenchant : une contrainte, une assignation, ou une banque qui retire les crédits », poursuit-il. « Sur les 10 % sauvables, 80 % ne vont pas jusqu’au bout de la démarche », complète Roger Labonne. Peur du tribunal, de la justice, stéréotypes sur l’engrenage… Comme le résume Me Patrick Roulette, « si j’y mets les doigts, j’y laisse l’épaule », pensent encore les entrepreneurs…
Le juge Roger Labonne déplore ce réflexe, car « contrairement à ce que les gens peuvent croire, le tribunal n’est pas systématiquement là pour fermer les entreprises, mais pour les aider », précise-t-il. « Le CIP cherche à sortir le rapport aux difficultés de l’enceinte du tribunal. Car s’il existe au tribunal un système de prévention, il suppose de convoquer un chef d’entreprise sur la base d’éléments très objectifs, qui sont triés par le greffe. Il y a une forme de contraintes », parfois ressentie douloureusement par les personnes concernées.
Alors, en attendant de changer l’image du tribunal, ici, loin de ses rigueurs, le rendez-vous avec l’équipe du CIP offre un moment intime. Du café offert, parfois un petit whisky quand l’heure et l’humeur s’y prêtent, la stratégie est complètement différente : les bénévoles ne sont jamais dans le jugement, et face à eux, les entrepreneurs ne ressentent pas le « besoin d’habiller les faits pour tenter de sauver sa peau ». D’ailleurs, « on parle davantage de difficultés au sens général du terme que de difficultés financières uniquement, car l’on constate qu’il s’agit souvent d’un problème de personnes, il arrive que le chef d’entreprise perde pied », précise l’avocat. Mais les problèmes peuvent aussi venir d’un problème de gestion. « Quand vous comparez le montant de la dette au chiffre d’affaires, on voit assez bien tout de suite où se situe le souci. On voit des gens qui arrivent qui n’ont pas le B.A.BA en matière de comptabilité. Pour certains, un plan prévisionnel, c’est un gros mot ! », analyse-t-il.
La solitude du chef d’entreprise
La Seine-Saint-Denis constitue le département le plus dynamique du point de vue du taux de créations d’entreprise de France, mais l’immense majorité (84 %) sont des microentreprises et n’ont pas de salariés, traduction directe de l’uberisation du travail. Mais cette tendance n’empêche pas qu’ils doivent gérer des difficultés, seuls. « Car même entourés de leur expert-comptable et éventuellement d’un avocat, les chefs d’entreprise sont seuls à faire les choix, et peuvent en faire de mauvais », analyse Me Patrick Roulette.
Plongés dans le marasme, ils doivent faire attention aux « trois D : dépôt de bilan, divorce, dépression. Ce trio dangereux se vérifie dans énormément de cas », lancent d’une seule voix l’avocat et le juge honoraire. Et corollaire, des situations où ils apparaissent comme fortement déstabilisés et fragiles psychologiquement peuvent surgir. Dans ce cas, le partenariat avec l’association Apesa (Aide psychologique des entrepreneurs en souffrance aiguë ; v. BJE) prend tout son sens : si l’équipe du CIP 93 sent une grande fragilité chez un chef d’entreprise, elle peut lui proposer, à titre gracieux, d’être suivi le temps de cinq séances par un psychologue, rappelle Roger Labonne.
L’humain derrière les chiffres
« La première question qui se pose est de savoir si les problèmes sont de nature structurelle ou conjoncturelle. Et pour cela, on va rentrer dans l’intimité de l’entreprise, aller un peu plus loin que la présentation qui nous en est faite », explique l’avocat. Résultat : une sincérité peu fréquente dans le domaine volontiers aseptisé de l’entrepreneuriat, qui permet, sans filtre, aux bénévoles du CIP 93 de donner des pistes de réflexion aux solliciteurs.
Ce jeudi-là, l’entrepreneur décrit plus haut, sort de son rendez-vous, mieux armé du point de vue juridique et stratégique. Les forces vives de l’équipe lui ont donné des conseils qui lui permettent de respirer un peu, au moins pour les prochains mois, en attendant le rétablissement de son activité. « Je suis arrivé avec des problèmes, et je repars avec des solutions », lance-t-il, en les remerciant bien chaleureusement. Mais il n’est pas seul dans ce cas. Sur la quarantaine de dossiers étudiés et passés entre les mains du CIP 93, « entre 5 et 10 entreprises ont pu redresser la situation », estime Me Patrick Roulette. Un passage réellement utile par le CIP dont il est assez fier.
Car réussir à aider ces entrepreneurs constitue une grande source de joie pour les membres de l’équipe. « Derrière les entreprises, il y a toujours de l’humain », assènent-ils. Roger Labonne se rappelle de maintes décisions de liquidation prises au cours de ses mandats de juge, qui l’affectaient énormément. « Quand on sort des audiences, c’est violent. J’ai vu des gens s’effondrer en larmes, qu’on aurait pu croire solides », se remémore-t-il.
Du côté de Me Patrick Roulette, même son de cloche : « Je suis peiné à chaque fois que je fais une déclaration de cessation de paiements, je me dis ‘‘si on avait pris cette situation à bras le corps il y a six mois’’… Mais heureusement, dans mes procédures collectives, je soigne quasiment une boîte sur deux », se réjouit-il. À son beau-frère qui lui demandait pourquoi il lui arrivait de ne plus dormir la nuit, il s’entendit répondre, avec répartie : « As-tu déjà serré la main d’une personne morale ? Il y a de l’humain derrière chaque situation ». Le déclassement social aussi, affecte et peut anéantir. « Dans les procédures collectives, on ne vous appelle plus ‘‘chef d’entreprise’’, mais ‘‘débiteur’’».
Changer les paradigmes et faire la promotion du conseil
Aux yeux de Me Patrick Roulette, « le conseil ne peut pas être pris comme un prestataire occasionnel ». Au contraire, l’entreprise en a besoin au quotidien : rien ne vaut un bon conseil face aux difficultés potentielles. D’où l’importance essentielle de sa qualité et de sa permanence. « Nous devons faire face à des activités illégales dans le domaine du conseil », met en garde Me Patrick Roulette, évoquant des cabinets de comptables, qui ne sont pas des « experts-comptables », et qui, « à la moindre demande de prévisionnel certifié, disparaissent ! Les notions de prévisionnel d’exploitation, de bilan prévisionnel, un business plan, c’est un travail fondamental car cela permet de déterminer les coûts cachés ! En France, la sanction tombe un an après. Donc pendant un an, on est tranquille, au bout d’un an on voit son expert-comptable, qui va déterminer que c’est mort. Est-ce qu’on ne peut pas changer la vision du conseil ? ».
Sa motivation est double. D’abord, personnelle, afin d’aider les autres, ce qu’il place au cœur même de la mission d’avocat. Mais elle est aussi d’ordre institutionnel : « Je déplore que les avocats ne soient pas visibles dans le secteur de l’entreprise. À ce titre, la formation initiale des avocats est déplorable ». Dans ce contexte, « faire en sorte que l’avocat, sur le modèle de l’expert-comptable ait sa place en entreprise ».
Aujourd’hui les bénévoles de bonne volonté peuvent candidater pour donner un peu de leur temps et de leur énergie. Une certaine expérience est requise, car tout se passe en direct : une formation est nécessaire afin de maîtriser au mieux l’art de la répartie, du rebond, de la sollicitation des connaissances adéquates, qui permettent, au cœur de ces rendez-vous mensuels, d’ébaucher des solutions, rapidement et efficacement, et de permettre aux entrepreneurs de se livrer comme nulle part ailleurs.