La clientèle ne constitue pas un élément cessible du fonds de commerce

Publié le 12/07/2023
La clientèle ne constitue pas un élément cessible du fonds de commerce
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La clientèle, notion fondamentale dans l’appréhension du concept de fonds de commerce, constitue le critère de son existence. En revanche, contrairement à l’idée communément admise, la clientèle ne constitue pas un élément du fonds de commerce comme peut l’être le stock, le bail ou encore le matériel. L’analyse de la notion en matière commerciale, civile ou agricole conduit à cette conclusion que la clientèle est une donnée économique et financière.

On enseigne traditionnellement que le fonds de commerce est une « universalité de fait » dont l’élément principal est la clientèle.

Cette présentation est communément admise tant en doctrine que dans la pratique.

Le fonds de commerce est ainsi constitué d’éléments corporels, notamment le matériel et le stock, et d’éléments incorporels, principalement le bail commercial, la marque, le nom commercial mais aussi et surtout la clientèle.

Il n’existe pas de définition légale de la clientèle. On retient en général qu’il s’agit de toutes les personnes qui se fournissent chez un commerçant. Cette définition met en exergue la fiction attachée à la notion de « clientèle ». En effet, si la clientèle est un groupe d’individus, il paraît impossible, sauf au prix d’une fiction juridique, d’en envisager la cession.

On ferait ainsi passer l’individu de la catégorie de « personne » à celle de « bien ». Cette « réification » est pourtant sans pertinence et inutile en pratique.

D’autres définitions ont été proposées pour éviter cette référence mais toutes posent des difficultés lorsqu’il est question de cession de clientèle. Ainsi, selon Gérard Cornu, la clientèle est « l’ensemble des relations d’affaires habituelles ou occasionnelles qui existent et seront susceptibles d’exister entre le public et un poste professionnel (…) dont ils constituent l’élément essentiel et qui généralement trouvent leurs sources dans des facteurs personnels et matériels conjugués ».

La particularité des biens1, en comparaison avec la catégorie des personnes2, est la possibilité de les posséder et donc de les céder.

Or, on constate que la « cession de clientèle », indépendamment de la définition de cette notion, ne peut se réaliser de la même manière que les autres actifs qui composent le fonds de commerce.

En effet, la cession de clientèle ne peut se faire de manière isolée et directement : c’est en réalité la cession d’autres éléments d’attraction de la clientèle (le nom commercial, le fichier client, l’enseigne, le bail…) qui permettent le transfert effectif de la clientèle.

Inversement, la cession de tous les autres éléments constitutifs du fonds de commerce emporte nécessairement transfert de la clientèle.

La cession de clientèle « per se » paraît donc impossible.

Cette opération semble d’ailleurs incompatible avec le régime juridique de la vente, notamment l’article 1583 du Code civil (la vente « est parfaite entre les parties, et la propriété est acquise de droit à l’acheteur à l’égard du vendeur, dès qu’on est convenu de la chose et du prix, quoique la chose n’ait pas encore été livrée ni le prix payé »). Cet article fait du transfert de propriété un effet immédiat de la vente et donc une conséquence directe de l’accord de volonté sur la chose et le prix. Appliqué à la clientèle, on constate que le mécanisme ne fonctionne pas : même si je tombe d’accord avec un acquéreur sur le prix d’une clientèle, son transfert ne se fera pas sauf à céder l’élément principal (ou les éléments principaux) auquel est attachée cette clientèle (le bail commercial ou la marque, le plus souvent). Le mécanisme de la vente, contrat à exécution instantané dont l’effet immédiat est le transfert de propriété, est bien éloigné des démarches qui seraient nécessaires à la transmission effective d’une clientèle.

La clientèle présenterait donc cette spécificité d’être un actif qui ne peut être cédé de manière isolée alors même que tous les autres éléments d’actif composant le fonds de commerce, qu’ils soient corporels ou incorporels, sont cessibles.

L’analyse du régime juridique de la cession de clientèle civile offre de ce point de vue une réflexion intéressante.

Certes, dans ce domaine, par hypothèse, la question de savoir si la clientèle fait partie du fonds de commerce ne se pose pas (nonobstant la création par la jurisprudence du concept de « fonds libéral ») mais l’analyse de l’évolution du droit nous offre un éclairage intéressant.

En effet, la particularité de la clientèle civile, comparée à la clientèle commerciale, est l’absence « d’ancrage » à des éléments attractifs de la clientèle. Les clients sont souvent uniquement attachés au praticien.

Jusqu’en 2000, la Cour de cassation sanctionnait systématiquement les cessions de clientèles de professions libérales au motif qu’elles seraient contraires à l’ancien article 1128 du Code civil (« Il n’y a que les choses qui sont dans le commerce qui puissent être l’objet des conventions ») et en référence au caractère intuitu personnae du lien entre le client (ou patient) et le professionnel.

Ainsi, la Cour de cassation, première chambre civile, dans une décision du 19 octobre 19993 retient :

« Attendu que, après avoir exactement énoncé que la clientèle médicale est personnelle et de ce fait incessible et hors du commerce, sauf la possibilité de présenter un successeur ou un associé et de conclure une convention relative à ce droit de présentation sous réserve du respect du libre choix du malade, la cour d’appel, pour faire droit à la demande par l’arrêt attaqué (Montpellier, 11 juin 1997), relève que Mme Y… ne s’est engagée à aucune prestation susceptible de requalifier la convention de cession de clientèle en un droit de présentation licite, et retient, sans en inverser la charge, que Mme Y…, à qui étaient opposés les termes des conventions, n’établit pas la preuve contraire ; que, sans violer les textes visés au moyen, elle a ainsi légalement justifié sa décision ».

Cet arrêt est intéressant puisque la Cour de cassation indique que la cour d’appel aurait pu « sauver » le contrat si la convention avait prévu des prestations susceptibles de requalifier la vente en contrat de présentation. Par cette motivation, la Cour de cassation met le doigt sur la problématique de la transmission de la clientèle ; n’étant pas cédée par l’effet de l’acte de vente, le transfert suppose une prestation. Durant cette période, se sont donc développés, pour les professions libérales, des contrats de présentation de clientèle qui prévoyaient des obligations concrètes pour assurer le transfert de la clientèle d’un praticien à son successeur.

En 2000, une évolution jurisprudentielle apparaît. La Cour de cassation, dans un arrêt du 7 novembre 20004, semble consacrer la cession de clientèle :

« La cession de la clientèle médicale, à l’occasion de la constitution ou de la cession d’un fonds libéral d’exercice de la profession, n’est pas illicite, à la condition que soit sauvegardée la liberté de choix du patient ».

Il faut noter que, dans cet arrêt, la Cour de cassation, tout en utilisant le terme de « cession », précise que la cession de clientèle n’est pas illicite « à l’occasion de la cession d’un fonds libéral ». Outre que par cette déclaration, la Cour de cassation consacre la notion de « fonds libéral », elle semble ne faire de la cession de clientèle civile qu’une conséquence de la cession du fonds libéral et la rend donc dépendante d’une opération globale au même titre qu’une cession de fonds de commerce.

Cette évolution de la position de la Cour de cassation ne constitue donc pas nécessairement la consécration d’une « réification » de la clientèle.

En tout cas, dans le prolongement des observations faites sur la clientèle commerciale, la clientèle civile n’est pas plus cessible « per se » et nécessite soit la transmission d’autres éléments de rattachement de la clientèle (un emplacement, une enseigne, un site internet, une ligne téléphonique, un fichier client…), ce qui ferait du transfert de clientèle une conséquence de la cession d’autres éléments, soit une démarche active de présentation, ce qui ferait du transfert de clientèle le résultat d’une prestation de service. Dans les deux cas, on ne peut pas considérer que l’opération constitue une cession.

En réalité, on ne peut conclure que la clientèle n’est pas un élément du fonds de commerce mais constitue, d’une part, l’indicateur ou le critère de l’existence du fonds de commerce et, d’autre part, une donnée économique et financière.

La clientèle en tant que donnée financière est constituée par la différence mathématique entre, d’un côté, la somme de tous les éléments qui constituent le fonds de commerce et, d’un autre, la valeur vénale du fonds de commerce lui-même. Cette différence peut être comparée à la notion anglo-saxonne de « goodwill ». La clientèle serait donc la « survaleur » constituée par l’agrégat des éléments corporels et incorporels du fonds de commerce.

Le droit comptable est cohérent avec cette réflexion.

La plan comptable général (PCG) ne connaît pas la notion de « clientèle », il fait référence à la notion de « fonds commercial » (compte 207), concept éloigné de la notion juridique de « fonds de commerce ».

Le « fonds commercial » se définit comme l’élément résiduel du fonds de commerce ; c’est-à-dire que sont compris les éléments qui ne font pas l’objet d’une évaluation et d’une comptabilisation séparées au bilan et qui concourent au maintien ou au développement du potentiel d’activité de l’entreprise5.

Ainsi, dans le cadre de l’achat d’un fonds de commerce, le traitement comptable est le suivant chez l’acheteur.

Les immobilisations (compte 215) sont constatées pour le matériel à leur valeur figurant dans l’acte (en général, selon l’inventaire annexé à l’acte) et la partie incorporel (sauf ventilation particulière) est comptabilisée en « fonds commercial » compte 207. Dans la pureté des principes comptables, il faudrait ventiler les éléments incorporels, notamment en valorisant le droit au bail (compte 206), resterait alors une somme affectée au compte « fonds commercial ». Cette valeur est donc la partie résiduelle du fonds de commerce correspondant à la clientèle.

Cette valeur résiduelle n’est qu’une valeur économique et n’est donc pas cessible.

Pour tendre à l’exhaustivité dans cette réflexion, il est également intéressant de s’intéresser à la clientèle des entreprises agricoles.

On peut noter qu’il n’existe pas de fonds agricole « spontané ». La notion de « fonds agricole » a été consacrée par l’article L. 311-3 du Code rural et de la pêche maritime et doit faire l’objet d’une déclaration :

« Le fonds exploité dans l’exercice de l’activité agricole définie à l’article L. 311-1, dénommé “fonds agricole”, peut être créé par l’exploitant. Cette décision fait l’objet d’une déclaration à la chambre d’agriculture compétente.

Ce fonds, qui présente un caractère civil, peut faire l’objet d’un nantissement dans les conditions et selon les formalités prévues par les chapitres II et III du titre IV du livre Ier du Code de commerce.

Sont seuls susceptibles d’être compris dans le nantissement du fonds agricole le cheptel mort et vif, les stocks et, s’ils sont cessibles, les contrats et les droits incorporels servant à l’exploitation du fonds, ainsi que l’enseigne, le nom d’exploitation, les dénominations, la clientèle, les brevets et autres droits de propriété industrielle qui y sont attachés ».

Il n’existe donc de fonds agricole que tout autant que l’on souhaite le créer.

Outre son caractère subsidiaire et volontaire, on constate que la notion de « fonds agricole » est récente6.

On peut se demander pourquoi une telle désaffection de la notion de « clientèle » dans ce secteur. En réalité, l’activité agricole est intimement liée à la terre et/ou au cheptel. Cela signifie que la survaleur est intégrée dans les parcelles de terrains et/ou les animaux. L’entreprise (et sa valeur) sera ainsi cédée avec ses éléments matériels sans qu’il soit utile de faire référence à la clientèle.

Au terme de cette réflexion, se pose la question de savoir pourquoi l’on maintient cette référence à la clientèle en tant qu’élément du fonds de commerce.

Comme c’est souvent le cas, les notions dont la pertinence est discutable survivent car cette fiction n’a aucune incidence et ne fait pas l’objet d’un débat devant le juge. Pour autant, le droit doit être une construction intellectuelle rigoureuse et il n’est pas opportun de maintenir des fictions de surcroît inutiles.

Cette position est notamment celle d’une partie de la doctrine, en particulier Georges Rippert et René Roblot qui écrivent dans leur Traité de droit commercial que « beaucoup d’auteurs considèrent la clientèle comme un des éléments du fonds de commerce. L’erreur est certaine. Le fonds n’est pas autre chose que le droit à une clientèle ».

D’un point de vue pratique, la question de savoir si la clientèle constitue un élément du fonds de commerce ou s’il est le critère d’existence du fonds présente peu d’intérêt, ce qui explique d’ailleurs la persistance de cette fiction.

Pour le juge, cette réflexion ne se pose pas, la seule question qui peut lui être soumise est celle de savoir s’il existe ou non une clientèle puisque seule cette question a des conséquences juridiques. C’est notamment le débat concernant la clientèle des franchisés7 ou de celles des commerces situés dans un centre commercial ou un camping8.

La fiction de la clientèle envisagée comme un élément du fonds de commerce est donc entretenue par le rédacteur d’actes et par les justiciables (et leurs conseils) sans que le juge ne trouve d’intérêt à la contester. Ainsi, la plupart des ouvrages juridiques et des modèles de contrat de cession de fonds de commerce font référence à la clientèle en tant qu’élément du fonds, plus gênant, certains textes législatifs également (notamment l’article L. 142-2 du Code de commerce).

Aussi, loin de ne plus vouloir faire référence à la notion de « clientèle », le propos est de donner à la clientèle sa véritable place : celle du critère d’existence du fonds de commerce et non un élément composant le fonds de commerce.

Notes de bas de pages

  • 1.
    C. civ., livre II, « Les biens et des différentes modifications de la propriété (Articles 515-14 à 710-1) ».
  • 2.
    C. civ., livre Ier.
  • 3.
    Cass. 1re civ., 19 oct. 1999, n° 97-17872.
  • 4.
    Cass. 1re civ., 7 nov. 2000, n° 98-17731 : Bull. civ. I, n° 283.
  • 5.
    PCG, art. 212-3.
  • 6.
    L. n° 2006-11, 5 janv. 2006, d’orientation agricole.
  • 7.
    Cass. 3e civ., 27 mars 2002, n° 00-20732 : RJDA 6/02, n° 603, reconnaissant au franchisé le droit au renouvellement de son bail – dans le même sens, CA Aix, 10 déc. 2002 : Bull. d’Aix 2002-2.225.S.14 obs. Tranchant.
  • 8.
    Cass. com., 10 févr. 2021, n° 19-12690, F-D : RJDA 8-9/21, n° 562.
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