Droit de distribution et jeux vidéo : la partie est terminée

Même s’il comprend une composante logicielle, le jeu vidéo est une œuvre complexe. Il est donc assujetti aux dispositions de la directive n° 2001/29/CE du 22 mai 2001, dont il résulte notamment que le droit de distribution s’épuise au regard des seuls objets tangibles commercialisés incorporant une œuvre protégée par le droit d’auteur ou l’une de ses copies. Le titulaire de droits d’auteur sur les jeux vidéo, qu’il met à la disposition de ses abonnés via une plateforme, est donc fondé à leur interdire toute revente des copies dématérialisées reproduisant ces jeux vidéo.
1. Il n’est pas si fréquent que les associations de consommateurs s’appuient sur le droit de la propriété intellectuelle, et sur le droit d’auteur en particulier, pour contester la validité de clauses stipulées dans des conditions générales d’utilisation. À lire l’arrêt prononcé le 23 octobre 2024 par la première chambre civile de la Cour de cassation1, l’initiative ne semble pourtant pas concluante.
2. Un litige opposait, en l’espèce, l’association de consommateurs UFC-Que choisir à la société Valve Corporation, qui exploite la plateforme Steam. Cette dernière propose un service de distribution en ligne de jeux vidéo, de logiciels, de films et de séries, etc., que l’utilisateur peut télécharger sur son ordinateur. Une clause insérée dans les conditions générales de la plateforme interdit aux abonnés de revendre et de transférer leurs comptes et leurs souscriptions. UFC-Que choisir soutenait que cette clause était abusive. Répondre à cette question supposait de déterminer si le titulaire des droits d’auteur, afférents aux jeux vidéo mis à la disposition des utilisateurs de la plateforme, peut, en vertu du monopole qui lui est reconnu, leur interdire de « revendre » les copies dématérialisées qu’ils ont réalisées.
3. Cette question fait directement le lien avec la règle de l’épuisement du droit de distribution2. Commune à tous les monopoles3 que régit le Code de la propriété intellectuelle, cette règle tente de concilier, à l’échelle européenne, l’effectivité de chaque droit de propriété intellectuelle avec la libre circulation des marchandises. Plus exactement, le droit de distribution, c’est-à-dire la faculté schématiquement reconnue à son titulaire d’autoriser la première commercialisation sur le territoire de l’UE d’un objet intégrant un bien protégé par un droit de propriété, est épuisé après avoir été exercé. Par la suite, son titulaire ne peut plus l’invoquer pour contrôler, interdire, voire monnayer, les reventes successives de ces biens.
4. En dépit de sa transversalité4, la règle de l’épuisement des droits s’applique diversement, selon des modalités qui varient en fonction du monopole concerné et, parfois, de la façon dont les biens intégrant ce monopole sont diffusés au public.
5. Le jeu vidéo, que le droit d’auteur protège sous condition d’originalité5, témoigne de la complexité de mise en œuvre de l’épuisement du droit de distribution. Cette complexité justifiait, selon l’association UFC-Que choisir, qu’une question préjudicielle soit transmise à la CJUE. Composé, en effet, de contributions appartenant à des genres différents, graphique, sonore, logiciel, etc., qui relèvent tantôt du droit commun du droit d’auteur, tantôt du droit d’auteur propre aux créations logicielles, le jeu vidéo est également commercialisé, distribué au moyen de supports différents : matériels ou, comme en l’espèce, dématérialisés. Or, le titulaire du droit d’exploitation conserve ou non le droit de contrôler la circulation économique ultérieure du bien qu’il vient de mettre sur le marché, selon que ce bien reproduit une œuvre de l’esprit que protège le droit commun6 ou le droit spécial du droit d’auteur7, mais également selon que ce bien dispose8 ou non9 d’un support matériel.
6. En l’espèce, la première chambre civile de la Cour de cassation approuve la cour d’appel de Bordeaux10 d’avoir considéré « que seule la directive 2001/29 est applicable aux jeux vidéo, que la règle de l’épuisement du droit ne s’applique pas en l’espèce » et qu’en l’absence « de doute raisonnable quant à l’interprétation du droit de l’Union européenne », il n’était pas nécessaire de transmettre, à la CJUE, de question préjudicielle relative à l’épuisement du droit de distribution sur les jeux vidéo. Ce faisant, la première chambre civile de la Cour de cassation clarifie le corps de règles applicable aux jeux vidéo (I) tout en expliquant son choix par des raisons qui prolongent la discussion (II).
I – Une clarification
7. L’arrêt du 23 octobre 2024 précise la portée de l’épuisement du droit de distribution lorsque des copies dématérialisées de jeux vidéo sont mises sur le marché (A). Cette mise au point se double d’une ouverture puisque l’arrêt indique plus largement le corps de règles applicable aux jeux vidéo pris en tant que tels (B).
A – La mise au point
8. Le contrôle de la circulation économique des copies dématérialisées reproduisant des œuvres protégées par le droit d’auteur soulève de nombreuses interrogations11. Notons que la qualification juridique de l’opération mettant à la disposition des utilisateurs une version dématérialisée d’une œuvre de l’esprit, qualification qui conditionne pourtant l’application des articles L. 122-3-112 et L. 122-6, 3°, du Code de la propriété intellectuelle13, n’a pas été discutée devant la Cour de cassation. La nature des œuvres et des exemplaires les reproduisant commercialisés sur le territoire de l’UE a, en revanche, formé le cœur des débats.
9. Ainsi, la Cour de cassation convoque-t-elle le droit positif et, plus précisément, la jurisprudence que la CJUE a développée sur le fondement de l’article 4, paragraphe 2, de la directive n° 2001/29. Ce texte, qui s’intéresse à toutes les œuvres de l’esprit originales, limite la portée de l’épuisement du droit « à l’objet tangible dans lequel une œuvre protégée ou sa copie est incorporée »14. Dans le même sens, l’article L. 122-3-1 du Code de la propriété intellectuelle, qui appartient aussi au socle commun du droit d’auteur, restreint littéralement cette faculté de contrôle aux exemplaires matériels reproduisant une œuvre de l’esprit originale.
10. L’on comprend, par conséquent, que le titulaire du droit d’exploitation reste investi d’un pouvoir de contrôle lorsqu’il a consenti à la première commercialisation, sur le territoire de l’UE, d’une copie dématérialisée d’une œuvre de l’esprit régie par le droit commun du droit d’auteur. La CJUE a statué en ce sens à propos de livres numériques15, autorisant ainsi le titulaire du droit de distribution à contrôler le marché des livres numériques d’occasion16.
11. La règle de l’épuisement du droit de distribution dispose, en revanche, d’un domaine plus étendu s’agissant de la commercialisation de copies reproduisant un logiciel que protège le droit d’auteur. L’article 4, paragraphe 2 de la directive n° 2009/24/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009, concernant spécifiquement la protection des programmes d’ordinateur prévoit que « la première vente d’une copie d’un programme d’ordinateur dans la Communauté par le titulaire du droit ou avec son consentement épuise le droit de distribution de cette copie dans la Communauté, à l’exception du droit de contrôler des locations ultérieures du programme d’ordinateur ou d’une copie de celui-ci »17.
12. De son côté, l’article L. 122-6, 3°, du Code de la propriété intellectuelle précise, sans distinguer davantage selon le caractère matériel ou non de l’exemplaire reproduisant le logiciel, que « le droit d’exploitation appartenant à l’auteur d’un logiciel comprend le droit d’effectuer et d’autoriser : (…) 3° La mise sur le marché à titre onéreux ou gratuit, y compris la location, du ou des exemplaires d’un logiciel par tout procédé. Toutefois, la première vente d’un exemplaire d’un logiciel dans le territoire d’un État membre de la Communauté européenne ou d’un État partie à l’accord sur l’Espace économique européen par l’auteur ou avec son consentement épuise le droit de mise sur le marché de cet exemplaire dans tous les États membres à l’exception du droit d’autoriser la location ultérieure d’un exemplaire »18.
13. La difficulté soumise à la Cour de cassation le 23 octobre 2024 et qui justifiait, selon UFC-Que choisir, la transmission d’une question préjudicielle à la CJUE, tient à la nature complexe du jeu vidéo19. Ce dernier concentre, par nature, des apports créatifs de genres différents assujettis, pour certains, au droit commun du droit d’auteur et, pour d’autres, au droit spécial du droit d’auteur. Si, par exemple, les apports sonores, graphiques, voire scénaristiques, relèvent du régime de droit commun, le logiciel, instrument indispensable au fonctionnement du jeu, est assujetti aux dispositions spéciales contenues aux articles L. 122-6 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Or, à la question de savoir si le titulaire du droit d’exploitation ayant un jeu vidéo pour objet peut ou non interdire la « revente » d’une copie dématérialisée, les deux corps de règles, générales et spéciales, apportent des solutions inconciliables. Alors que le droit de distribution est épuisé lorsque la commercialisation porte uniquement sur des exemplaires matériels reproduisant une œuvre de l’esprit non logicielle, cette prérogative s’épuise, peu important que des exemplaires matériels ou dématérialisés reproduisant un logiciel aient été mis sur le marché20.
14. Soulignant la nature complexe du jeu vidéo et restreignant le domaine du droit spécial applicable au logiciel au profit du droit commun21, la première chambre civile de la Cour de cassation affirme que « la règle de l’épuisement du droit ne s’applique pas en l’espèce »22. Elle valide ainsi la clause discutée insérée dans les conditions générales de la plateforme Steam.
Cette affirmation est a priori solide puisque la Cour de cassation, se référant scrupuleusement à la jurisprudence de la CJUE, refuse de lui transmettre la question préjudicielle correspondante.
15. De prime abord, l’affirmation selon laquelle « la règle de l’épuisement du droit ne s’applique pas en l’espèce »23 semble claire. La mise à l’écart de la règle de l’épuisement du droit se justifie en effet par la nature tant du bien mis dans le commerce que de l’œuvre reproduite : des exemplaires dématérialisés qui diffusent une œuvre de l’esprit assujettie au droit commun du droit d’auteur.
16. La formulation employée par la Cour de cassation peut également renvoyer à la qualification de la prérogative en cause en suggérant, plus largement, puisque la règle de l’épuisement du droit de distribution ne s’applique pas, qu’une autre prérogative dévolue au titulaire du droit d’exploitation serait mobilisée. L’on reconnaît ici le raisonnement que la CJUE a développé dans la décision Tom Kabinet24. Après avoir vérifié la licéité du marché de l’occasion des livres numériques au regard de la règle de l’épuisement du droit de distribution, la CJUE avait alors mis ce même marché à l’épreuve du droit de communication au public, une autre prérogative patrimoniale née de la création d’une œuvre de l’esprit originale qui, elle, ne s’épuise pas25…
17. La Cour de cassation, non contente d’affirmer que le droit de distribution afférent à la copie dématérialisée d’un jeu vidéo ne s’épuise pas en l’espèce, évoque l’application généralisée du droit commun du droit d’auteur au jeu vidéo.
B – L’ouverture
18. Selon la Cour de cassation, la cour d’appel de Paris a « à bon droit déduit » de la nature complexe du jeu vidéo et des usages respectivement faits de ces derniers et des programmes d’ordinateur que « seule la directive 2001/29 [du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information] est applicable aux jeux vidéo »26. La première chambre civile de la Cour de cassation désigne ici le régime juridique applicable en principe au jeu vidéo quand ce dernier est envisagé comme une œuvre distincte des multiples apports créatifs qu’il nécessite.
19. Cette précision dépasse et complète la solution jusqu’à présent retenue. Il est, en effet, admis que les règles générales et spéciales du droit d’auteur sont mobilisées distributivement selon que le contentieux concerne une contribution identifiée du jeu vidéo relevant du régime des créations non logicielles ou des créations logicielles27. Quid, en revanche, lorsque le litige concerne le jeu vidéo pris comme entité propre, distincte des éléments la composant ?
20. Appelée à statuer sur le régime applicable – général ou spécifique aux créations logicielles – relatif aux mesures techniques de protection dans une espèce portant également sur un jeu vidéo28, la CJUE avait déjà désigné le droit commun du droit d’auteur comme norme applicable29. Cet arrêt avait été diversement interprété. Pour certains, l’arrêt condamnait l’application distributive du droit spécial et du droit commun du droit d’auteur au profit de l’application unitaire de ce dernier30. Pour d’autres, l’arrêt suggérait, lorsque le concours des règles spéciales et générales conduisait à des solutions inconciliables, d’opter pour le corps de règles qui s’avérait le plus protecteur des intérêts des auteurs31.
21. En indiquant de manière incidente que « seule la directive 2001/29 est applicable aux jeux vidéo »32, la première chambre civile pourrait placer le jeu vidéo tout entier sous le régime du droit commun, sans s’intéresser au caractère plus ou moins protecteur des intérêts de l’auteur de la règle envisagée.
22. Cette affirmation – cohérente au regard de l’objet du litige soumis à la Cour de cassation – pourrait avoir des conséquences plus larges à propos, par exemple, de la titularité des droits lorsque le jeu vidéo est créé par des salariés33, du mode de détermination – proportionnelle ou forfaitaire – de la rémunération due à l’auteur en cas de cession de ses droits patrimoniaux34.
23. Si l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation apporte des précisions opportunes sur le régime juridique applicable au jeu vidéo, les raisons avancées par cette dernière pour les justifier amènent le lecteur à s’interroger.
II – Les raisons
24. Après avoir longuement rappelé le droit positif relatif à l’épuisement du droit de distribution construit sur l’impulsion du droit de l’Union européenne35, la Cour de cassation valide les justifications avancées par la cour d’appel de Paris concernant la qualification du jeu vidéo comme œuvre complexe (A) et l’usage auquel ce dernier est destiné (B.)
A – La nature du jeu vidéo
25. Dans le prolongement de l’arrêt Cryo36, la Cour de cassation réaffirme le caractère complexe du jeu vidéo37. Ce faisant, la Cour rejette, une fois encore, l’une de ces qualifications unitaires qu’elle avait pu un temps retenir38. Elle refuse ainsi, à la suite de la cour d’appel de Paris39, de faire du logiciel l’élément central du jeu vidéo. La Cour peut dès lors lui opposer le droit commun du droit d’auteur et cantonner strictement le domaine d’application des dispositions propres aux œuvres logicielles.
26. Le droit positif n’ignore pas le caractère complexe de certaines créations. Certaines de ces œuvres dont la complexité structurelle est avérée sont d’ailleurs bien connues : opéra, bande dessinée, chanson, pour n’envisager que les créations les plus traditionnelles. La complexité que décèle le jeu vidéo est cependant différente. Elle repose sur des « genres » créatifs irréductibles les uns aux autres : quoi de commun en effet entre les contributions musicales, graphiques, scénaristiques d’un côté, et la contribution logicielle de l’autre ? Si les premières sont destinées à la sensibilité et à l’intelligence humaine, la dernière – purement utilitaire – correspond assez mal aux contours habituels d’une œuvre de l’esprit40.
27. Cela étant, la qualification et le régime que retient l’arrêt du 23 octobre 2024 seraient transposables aux œuvres multimédias, œuvres complexes que l’interactivité caractérise et qui sollicitent, dans des proportions plus ou moins importantes, des contributions logicielles. À partir du moment où le logiciel fait partie intégrante d’une œuvre, dont il est un instrument et non l’expression, le régime de droit commun du droit d’auteur devrait pouvoir s’appliquer. Cette solution, déjà posée à propos des livres numériques ordinaires, pourrait, par exemple, concerner les livres que des ressources numériques et logicielles enrichissent41.
B – Les usages du jeu vidéo
28. La Cour de cassation fait également sienne la motivation des juges d’appel qui, après avoir reconnu la complexité structurelle du jeu vidéo, ont comparé ses utilisations avec celles du logiciel. L’on apprend ainsi qu’« à la différence d’un programme d’ordinateur destiné à être utilisé jusqu’à son obsolescence, le jeu vidéo se retrouve rapidement sur le marché une fois la partie terminée et peut, contrairement au logiciel, être encore utilisé par de nouveaux joueurs plusieurs années après sa création »42.
29. Cette comparaison des usages respectivement faits du jeu vidéo et du logiciel fait écho aux rapprochements que la CJUE a opérés, dans deux des décisions relatives à l’épuisement du droit que cite la Cour de cassation43, lorsqu’elle recherchait si la diffusion dématérialisée d’une œuvre équivalait, sur le plan fonctionnel et économique, à la mise à disposition d’un support matériel incorporant cette même œuvre.
30. Ce raisonnement a ainsi permis à la CJUE, dans l’arrêt Usedsoft, d’affirmer que « la vente d’un programme d’ordinateur sur un support matériel et la vente d’un programme d’ordinateur par téléchargement au moyen d’Internet sont similaires, le mode de transmission en ligne étant l’équivalent fonctionnel de la remise d’un support matériel, de sorte que l’interprétation de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2009/24 à la lumière du principe d’égalité de traitement justifie que ces deux modes de transmission soient traités de manière comparable »44.
31. En revanche, la CJUE, dans l’arrêt Tom Kabinet, ne considère pas comme équivalentes, aux plans économique et fonctionnel, la fourniture d’un « livre » sur un support matériel et sa fourniture sur support électronique. La CJUE estime que les copies d’occasion de livres numériques constituent un substitut parfait des copies neuves, parce qu’elles ne se détériorent pas45. Elle ajoute que « les échanges de telles copies ne nécessitent ni effort ni coût additionnels »46 et déduit « qu’un marché parallèle de l’occasion risquerait d’affecter l’intérêt des titulaires à obtenir une rémunération appropriée pour leurs œuvres de manière beaucoup plus significative que le marché d’occasion d’objets tangibles »47.
32. Assurer, en effet, aux titulaires de droits d’auteur une rémunération appropriée, c’est-à-dire « qui est en rapport raisonnable avec le nombre réel ou potentiel de personnes qui (…) jouissent ou qui souhaitent (…) jouir »48 de l’œuvre protégée, participe de l’objet spécifique49 ou de l’objectif principal50 assigné aux droits d’auteur. Or, la CJUE admet que le principe de la libre circulation des marchandises soit écarté et que la règle de l’épuisement du droit de distribution soit « mise de côté »51, seulement lorsque les usages des œuvres – et de leurs copies – n’assurent pas aux titulaires de droit « une rémunération qui soit en rapport avec »52 les utilisations économiques « effectivement réalisées »53.
33. La cour d’appel de Paris puis la Cour de cassation transposent ces analyses. Ce raisonnement suscite cependant quelques observations. Au regard de la méthode d’abord. D’une part, le raisonnement de la cour d’appel de Paris étire les comparaisons que la CJUE a opérées dans les arrêts Usedsoft et Tom Kabinet. Alors que la CJUE rapprochait, dans ces deux arrêts, les diffusions matérielle et dématérialisée portant sur une même catégorie d’œuvres (respectivement les logiciels et les « livres »), la cour d’appel compare plus frontalement deux objets différents de droits d’auteur : les logiciels et les jeux vidéo.
34. D’autre part, l’affirmation selon laquelle « le jeu vidéo se retrouve rapidement sur le marché une fois la partie terminée et peut (…) être encore utilisé par de nouveaux joueurs plusieurs années après sa création » se vérifie-t-elle dans les faits ? Quelles sont les utilisations « effectivement réalisées »54 des jeux vidéo ?
35. S’agissant du marché français des jeux vidéo, les données diffusées par le syndicat de l’édition du jeu vidéo montrent qu’en 2024, le format physique a séduit une très large majorité des joueurs 55 et que cette préférence s’explique, à parts égales, par la volonté de conserver le jeu vidéo – qui devient alors un objet de collection56 – et de pouvoir le revendre sur le marché de l’occasion57.
36. Les joueurs témoignent, dans le même temps, d’un intérêt croissant pour les jeux vidéo dématérialisés58. Cette évolution suggère qu’à terme le développement d’un marché de l’occasion des jeux vidéo numériques pourrait « affecter l’intérêt des titulaires à obtenir une rémunération appropriée pour leurs œuvres de manière beaucoup plus significative que le marché d’occasion »59 des jeux vidéo tangibles.
37. En plaçant la commercialisation des copies dématérialisées de jeux vidéo hors du droit de distribution – et de son épuisement –, la Cour de cassation bloque ainsi la possibilité de constituer un marché de l’occasion où l’offre et la demande de jeux vidéo dématérialisés pourraient se rencontrer librement…60, marché dont le fonctionnement priverait les titulaires des droits d’exploitation d’une source de revenus appropriés.
38. Pour autant, le respect de l’objectif principal du droit d’auteur, à savoir assurer une rémunération appropriée aux titulaires de droits, ne pourrait-il pas justifier, en d’autres domaines, la mise de côté de la règle de l’épuisement du droit ? L’on songe ici au marché de l’occasion des livres imprimés61 qui connaît, ces temps derniers, une croissance significative. Ce marché sur lequel interviennent de multiples acteurs, de plus en plus souvent à titre professionnel62, ne prive-t-il pas les auteurs et les éditeurs d’une partie de leurs revenus63 ?
39. À s’en tenir ainsi à la nécessité de proposer aux titulaires de droits une rémunération appropriée en raison de « l’utilisation de leurs œuvres »64, ne peut-on pas convenir qu’une telle rémunération doit être également recherchée, que la revente concerne un exemplaire reproduisant une œuvre sur un support matériel ou dématérialisé65 ? La lettre de l’article L. 123-3-1 s’y oppose pourtant.
Notes de bas de pages
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1.
Cass. 1re civ., 23 oct. 2024, n° 23-13.738 : Comm. com. électr. 2024, comm. 12, P. Kamina ; JCP G 2024, act. 1485, J. Douillard.
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2.
Prérogative ainsi nommée par l’article 4 de la directive PE et Cons. UE, dir. n° 2001/29, 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (ci-après, directive n° 2001/29).
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3.
V. not., CPI, art. L. 513-8 (dessin et modèle) – CPI, art. L. 613-6 (brevet) – CPI, art. L. 713-4 (marque).
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4.
V.-L. Benabou, « Épuisement des droits, épuisements des droits : une approche globale de la théorie de l’épuisement est-elle possible ? », Legicom 2001, n° 25, p. 115.
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5.
V. not. TJ Paris, 7 nov. 2024, n° 24/02849 : Dalloz actualité, 2 déc. 2024, M. Berguig.
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6.
CJUE, 22 janv. 2015, n° C-419/13, Art & Allposters International – CJUE, 19 déc. 2019, n° C-263/18, Tom Kabinet : Comm. com. électr. 2020, comm. 31, C. Caron ; D. 2020, p. 471, C. Maréchal Pollaud-Dulian ; RTD com. 2020, p. 62, F. Pollaud-Dulian.
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7.
CJUE, 3 juill. 2012, n° C-128/11, UsedSoft : Comm. com. électr. 2012, comm. 106, C. Caron ; D. 2012, p. 2343, C. Le Stanc ; RTD com. 2012, p. 542, F. Pollaud-Dulian ; RTD eur. 2012, p. 947, E. Treppoz.
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8.
CJUE, 22 janv. 2015, n° C-419/13, Art & Allposters International – CJUE, 19 déc. 2019, n° C-263/18, Tom Kabinet.
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9.
CJUE, 19 déc. 2019, n° C-263/18, Tom Kabinet – CJUE, 3 juill. 2012, n° C-128/11, UsedSoft.
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10.
CA Paris, 5-2, 21 oct. 2022, n° 20/15768 : Comm. com. électr. 2022, comm. 80, P. Kamina ; Dalloz actualité, 14 déc. 2022, J. Groffe-Charrier ; RTD com. 2023, p. 107, F. Pollaud-Dulian.
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11.
V. not. L. Marino, « Les défis de la revente des biens culturels numériques d’occasion », JCP G 2013, act. 903 ; V. Varet, « La “revente” d’exemplaires dématérialisés d’œuvres de l’esprit au regard du droit d’auteur », RIDA oct. 2021, n° 270, p. 5 et s.
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12.
CPI, art. L. 122-3-1 :« Dès lors que la première vente d’un ou des exemplaires matériels d’une œuvre a été autorisée par l’auteur ou ses ayants droit sur le territoire d’un État membre de la Communauté européenne ou d’un autre État partie à l’accord sur l’Espace économique européen, la vente de ces exemplaires de cette œuvre ne peut plus être interdite dans les États membres de la Communauté européenne et les États parties à l’accord sur l’Espace économique européen » (souligné par nous).
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13.
CPI, art. L. 122-6, 3° : « Sous réserve des dispositions de l’article L. 122-6-1, le droit d’exploitation appartenant à l’auteur d’un logiciel comprend le droit d’effectuer et d’autoriser (…) : 3° La mise sur le marché à titre onéreux ou gratuit, y compris la location, du ou des exemplaires d’un logiciel par tout procédé. Toutefois, la première vente d’un exemplaire d’un logiciel dans le territoire d’un État membre de la Communauté européenne ou d’un État partie à l’accord sur l’Espace économique européen par l’auteur ou avec son consentement épuise le droit de mise sur le marché de cet exemplaire dans tous les États membres à l’exception du droit d’autoriser la location ultérieure d’un exemplaire » (souligné par nous). Adde, Cass. com., 6 mars 2024, nos 22-23.657, 22-18.818 et 22-22.651 : Comm. com. électr. 2024, comm. 42, P. Kamina ; Dalloz IP/IT 2024, p. 526, P.-Y. Gautier.
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14.
§ 10 de l’arrêt du 23 octobre 2024 citant CJUE, 22 janv. 2015, n° C-419/13, Art & Allposters International – CJUE, 19 déc. 2019, n° C-263/18, Tom Kabinet (souligné par nous).
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15.
CJUE, 19 déc. 2019, n° C-263/18, Tom Kabinet.
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16.
CJUE, 19 déc. 2019, n° C-263/18, Tom Kabinet.
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17.
Souligné par nous. Rappr. Cass. 1re civ., 23 oct. 2024, n° 23-13.738, § 12 et CJUE, 3 juill. 2012, n° C-128/11, UsedSoft.
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18.
Souligné par nous.
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19.
V. infra nos 5 et s.
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20.
V. supra nos 8 et s.
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21.
Cass. 1re civ., 23 oct. 2024, n° 23-13.738, § 13.
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22.
§ 15 de l’arrêt commenté.
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23.
§ 15 de l’arrêt commenté.
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24.
CJUE, 19 déc. 2019, n° C-263/18, Tom Kabinet, pt 60 et s.
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25.
PE et Cons. UE, dir. n° 2001/29, 22 mai 2001, art. 3-3.
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26.
§ 15 de l’arrêt commenté.
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27.
CJUE, 17 oct. 2024, n° C-159/23, Sony c/ Datel : Dalloz actualité, 24 oct. 2024, J. Groffe-Charrier.
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28.
CJUE, 23 janv. 2014, n° C-355/12, Nintendo : Comm. com. électr. 2014, comm. 26, C. Caron ; RTD com. 2014, p. 108, F. Pollaud-Dulian.
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29.
§ 11 de l’arrêt commenté, citant CJUE, 23 janv. 2014, n° C-355/12, Nintendo.
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30.
C. Caron, Droit d’auteur et droits voisins, 6e éd., 2020, LexisNexis, n° 184, p. 168.
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31.
V. not. Rép. IP/IT et Communication Dalloz, Vo Jeu vidéo et droit d’auteur, n° 164, par J. Groffe-Charrier.
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32.
§ 15 de l’arrêt commenté.
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33.
Même si le recours à l’œuvre collective peut utilement accorder les droits d’auteur à l’employeur qui a demandé à ses salariés de concevoir le jeu vidéo (CPI, art. L. 113-5).
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34.
La rémunération est, en principe, forfaitaire en cas de cession de droit sur une œuvre logicielle. Ce mode de rémunération ne peut, en revanche, s’appliquer, selon le droit commun du droit d’auteur, que lorsque les conditions posées aux articles L. 131-4 ou L. 132-6 du Code de la propriété intellectuelle sont réunies (CPI, art. L. 132-5).
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35.
§ 8 à 13 de l’arrêt commenté.
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36.
Cass. 1re civ., 25 juin 2009, n° 07-20.387, Cryo : Bull. civ. I, n° 140 ; Comm. com. électr. 2009, comm. 76, C. Caron ; RTD com. 2009, p. 710, F. Pollaud-Dulian.
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37.
Comp. Cass. 1re civ., 23 oct. 2024, n° 23-13.738, § 11, citant CJUE, 23 janv. 2014, n° C-355/12, Nintendo, qualifiant le jeu vidéo de « matériel complexe », pt 23.
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38.
Cass. crim., 21 juin 2000, n° 99-85.154, Mortal Kombat : Comm. com. électr. 2001. comm. 85, C. Caron ; D. 2001, p. 2552, P. Sirinelli.
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39.
CA Paris, 21 oct. 2022, n° 20/15768.
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40.
P. Ferenbach, Le statut juridique du jeu vidéo, thèse, 2023, Bordeaux, spéc. p. 27 et s., nos 24 et s.
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41.
E. Emile-Zola-Place, « Livre numérique : un nouveau contrat d’édition pour de nouveaux équilibres », Légipresse 2015, p. 148 : « De ce point de vue, le nouvel environnement numérique offre aux éditeurs de nouvelles perspectives de développement qui vont bien au-delà du seul livre homothétique. Il va très certainement révéler de nouvelles manières de concevoir les livres et sans doute de les écrire, développer la créativité des éditeurs pour mettre en valeur des livres qui s’apparenteront davantage à des œuvres multimédias » ; rappr. B. Kerjean, « L’appréhension des œuvres audio par le régime du livre », Comm. com. électr. 2022, prat. 14 : « À l’opposé [du livre homothétique], le livre enrichi consiste en un objet totalement distinct qui comporte des éléments additionnels et en fait une véritable œuvre multimédia (impliquant l’intervention d’autres ayants droit) : ajout d’éléments de contexte et d’illustrations telles que des images fixes ou animées, des sons, contenus musicaux ou audiovisuels, des liens hypertextes, des fonctions de lecture audio ».
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42.
§ 14 de l’arrêt commenté.
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43.
§ 10 et 13 de l’arrêt commenté, citant respectivement CJUE, 19 déc. 2019, n° C-263/18, Tom Kabinet – CJUE, 3 juill. 2012, n° C-128/11, UsedSoft.
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44.
CJUE, 3 juill. 2012, n° C-128/11, UsedSof, pt 61.
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45.
CJUE, 19 déc. 2019, n° C-263/18, Tom Kabinet, pt 58.
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46.
CJUE, 19 déc. 2019, n° C-263/18, Tom Kabinet, pt 58.
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47.
CJUE, 19 déc. 2019, n° C-263/18, Tom Kabinet, pt 58 (souligné par nous).
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48.
CJCE, 4 oct. 2011, n° C-429/08, Football Association Premier League, pt 109.
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49.
CJCE, 4 oct. 2011, n° C-429/08, Football Association Premier League, pts 106 à 108.
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50.
CJUE, 19 déc. 2019, n° C-263/18, Tom Kabinet, pt 8.
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51.
Si les conditions de texte l’autorisent.
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52.
Rappr. CJCE, 22 sept. 1998, n° C-61/97, FDV, pt 15.
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53.
Rappr. CJCE, 22 sept. 1998, n° C-61/97, FDV, pt 15.
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54.
Rappr. CJCE, 22 sept. 1998, n° C-61/97, FDV, pt 15.
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55.
Selon le barème publié en octobre 2024 par le Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs, 67 % des joueurs indiquent leur préférence pour le format physique, tandis que 33 % des joueurs sont attirés par les jeux en version dématérialisée, in L’essentiel du jeu vidéo publié par le Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs, oct. 2024, https://lext.so/b2gv6L, consulté le 14 décembre 2024 ; selon ce barème publié en octobre 2023, 72 % des joueurs préféraient le format physique contre 28 % des joueurs pour les jeux en version dématérialisée, in L’essentiel du jeu vidéo, publié par le Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs, oct. 2023, https://lext.so/LJgtys, consulté le 14 décembre 2024.
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56.
1re place des raisons incitant le joueur à opter pour le format physique. Les joueurs motivent également leur préférence pour le format physique du jeu vidéo en invoquant des usages traditionnellement associés à l’existence d’un support physique : pouvoir offrir (4e place), échanger ou prêter un support physique (3e place). Cette préférence s’explique, un peu, pour des raisons techniques [connexion insuffisante pour permettre un téléchargement des jeux (5e place), espace de stockage insuffisant (6e place des raisons incitant le joueur à opter pour le format physique 2023 et 2024)].
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57.
2e place des raisons incitant le joueur à opter pour le format physique.
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58.
Soit une augmentation de 5 points entre 2023 et 2024 (v. données mentionnées aux notes 56 et 57).
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59.
CJUE, 19 déc. 2019, n° C-263/18, Tom Kabinet, pt 58. Souligné par nous.
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60.
Rappr. C. Tilloy, « Droits de propriété intellectuelle et action(s) des consommateurs en matière de développement durable », in « Le consommateur citoyen, levier du développement durable ? Mythes et réalités », C. Noblot et V. Chossat Noblot (dir.), REDC 2024/3, numéro spéc., Bruylant, p. 533-550.
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61.
Le livre d’occasion, rapport rédigé sous la direction scientifique de B. Legendre, déc. 2023, https://lext.so/MVZv_9, p. 34 : « Les achats de livres imprimés neufs par les particuliers représenteraient en 2022 entre 234 millions (Kantar) et 320 millions d’exemplaires (GfK9) » tandis que « les achats de livres d’occasion représenteraient en 2022 entre 48 millions (Kantar) et 80 millions d’exemplaires (GfK). Leur croissance est continue depuis 10 ans, de 3 % en moyenne par an selon Kantar et de 9 % selon GfK, et représente, sur la période 2014-2022, 26 % d’augmentation selon Kantar et un doublement selon GfK » (p. 35).
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62.
Places de marché, sites de mise en relation de particuliers, détaillants.
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63.
Radio France, « Livres d’occasion : “Nous devons réfléchir à une solution pour garantir les revenus des auteurs et éditeurs” », 13 mai 2024, J. Pacaud et É. Chaverou, https://lext.so/dxwJo_, consulté le 14 décembre 2024 ; adde, Les Échos, « Baisse des ventes, boom de l’occasion : l’industrie du livre sous tension », 12 déc. 2024, N. Richard.
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64.
CJUE, 19 déc. 2019, n° C-263/18, Tom Kabinet, pt 58.
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65.
Sénat, prop. L. n° 355, 14 janv. 2022, relative à la création d’un droit de suite au profit des auteurs de livres imprimés, https://lext.so/zmvJug, consulté le 14 décembre 2024 – adde, amendement n° 1-592 à la loi de finances pour 2025, n° 324, 16 oct. 2024, mais non soutenu, proposant la création d’une contribution prélevée sur le chiffre d’affaires réalisé par certains opérateurs de vente en ligne de livres d’occasion destinée à compenser le préjudice conséquemment subi par les auteurs et les éditeurs.
Référence : AJU016v8
