Insolite : Quand David Lynch répondait à nos questions juridiques

Publié le 23/01/2025

Si, comme moi, vous vous demandiez ce que David Lynch pensait du droit, alors il suffisait de l’interroger. Très gentiment, le génial réalisateur de Twin Peaks, Elephant Man ou encore Mulholland Drive avait accepté, grâce à la mise en relation[1] faite par l’atelier-imprimerie Idem Paris où il réalisait ses lithographies, de se prêter à une interview pour Curiosités Juridiques et la Revue du droit insolite n° 2, à paraître.

Voici quelques extraits, en exclusivité, de cet entretien plus juridique que Lynchéen…

David Lynch Exposition New Photographs, Duesseldorf Sept.27.2008
Photo : ©Parzanka

Curiosité Juridiques : Merci infiniment d’avoir accepté de répondre à nos questions, nous avons été les premiers surpris et honorés ! Pourquoi avoir dit oui à une interview juridique avec nous ?

David Lynch : J’adore les Français. Ce sont d’authentiques mordus de cinéma, qui n’est nulle part au monde mieux protégé que par eux. Ils respectent le réalisateur et ses droits, et ils ont foi dans le final cut.

CJ : Vous faites référence au fameux contrat que vous avez signé pour Dune, un piège dans lequel vous laissiez le final cut au producteur ?

David Lynch : J’ai eu beaucoup de chance d’être financé par des sociétés françaises. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Quand j’ai réalisé Dune, je n’ai pas eu le final cut. J’en ai conçu un sentiment très pénible, car j’ai eu l’impression de m’être vendu, et par-dessus le marché, le film a fait un flop. Quand on fait ce en quoi on croit et que c’est un échec commercial, c’est une chose : on peut encore se regarder dans la glace. Mais dans le cas contraire, c’est comme mourir deux fois. C’est très, très pénible.

CJ : Mais pourquoi incriminer le droit des contrats ?

David Lynch :  Il est totalement absurde que les réalisateurs ne puissent pas réaliser des films comme ils l’entendent. Dans ce secteur, c’est monnaie courante. Moi, je venais de la peinture. Et un peintre ne sait rien de tous ces tracas. Le peintre fait sa peinture. Personne n’intervient pour lui dire : “Il va falloir me changer ce bleu”. Il est ridicule de penser qu’un film puisse signifier quoi que ce soit si quelqu’un d’autre que le réalisateur vient s’en mêler. Si on vous donne le droit de faire le film, on vous doit le droit de le faire comme vous l’entendez. Le réalisateur devrait décider de tout, de chaque mot, de chaque son, de tout ce qui entre dans le processus de fabrication du film. Sinon, le projet ne sera pas cohérent. Le film sera loupé, mais, au moins, que ce soit de votre fait.

CJ : Est-ce qu’on ne risque pas d’autoriser des réalisateurs seuls aux commandes à déraper et finir devant les prud’hommes ?

David Lynch :  J’entends parler de réalisateurs qui crient après les acteurs, ou recourent à la ruse pour leur faire ceci ou cela. Il y a des gens qui essayent de faire tourner leurs affaires en carburant à la peur. Moi j’estime que c’est une bêtise, c’est à la fois minable et idiot. Quand les gens ont peur, ils ne veulent pas aller travailler. La peur se transforme en haine, et ils commencent à détester aller au travail. Si, pour mes tournages, je jouais sur la peur, j’obtiendrais 1 % et non pas 100 % de ce que je veux obtenir. Et ce ne serait pas amusant de s’engager tous ensemble sur la même voie. Or, il faut que ce soit amusant. Au travail et dans la vie, on est censés s’amuser comme des chiots, remuer la queue. Vivre, c’est censé être génial, fantastique. Si, au lieu d’insuffler de la peur, une entreprise offrait à chacun la possibilité de méditer – pour commencer à accroître l’énergie et l’intelligence –, les gens travailleraient davantage, sans penser à leur salaire, ils seraient nettement plus créatifs. Et l’entreprise ferait un bond en avant.

CJ : Mais si la méditation – dont vous dites qu’elle pourrait aider à la paix mondiale entre les États, et permettre la réalisation des objectifs du droit international – est si formidable et apporte tant de bonheur, pourquoi vos films sont-ils si noirs et contiennent-ils tant de violence ?

David Lynch :  Il y a beaucoup, beaucoup de choses obscures qui circulent dans le monde, de nos jours, et la plupart des films reflètent le monde dans lequel nous vivons. Ce sont des histoires. Dans les histoires, il y a toujours des conflits.

CJ : Dans vos histoires, les conflits dégénèrent souvent en faits divers et en procédures policières… On est loin de la méditation…

David Lynch :  Je m’entiche de certaines idées. Et je suis là où j’en suis. Si je vous disais que j’avais atteint l’illumination et que mes films étaient l’œuvre d’un homme illuminé, alors là, ça serait une autre histoire. Mais je suis juste un gars ordinaire de Missoula dans le Montana, je fais mon truc, comme tout le monde. Et j’ai beau être de Missoula, qui n’est pas vraiment la capitale mondiale du surréalisme, vous pourrez vous trouver n’importe où et être sensible à cette sorte d’étrangeté dans le monde aujourd’hui.

CJ : L’étrangeté lynchéenne n’est jamais loin d’une violation de la loi ?

David Lynch :  Dans les histoires, dans les mondes dans lesquels on peut pénétrer, il y a de la souffrance, de la confusion, de l’obscurité, de la tension. Il y a des meurtres. Il y a toutes sortes de choses. Mais le réalisateur n’est pas obligé de souffrir lui-même pour mettre en scène la souffrance. On peut la montrer, montrer la condition humaine, montrer les conflits et les contrastes, mais on n’est pas obligé d’endurer personnellement la souffrance. C’est aux personnages qu’il revient de montrer la souffrance.

CJ : Est-ce que vous pouvez nous parler d’un conflit judiciaire, d’un procès, qui a inspiré l’une de vos œuvres ?

David Lynch :  Pendant que Barry Gifford et moi écrivions le scénario de Lost Highway, j’ai été pour ainsi dire obsédé par le procès d’O.J. Simpson. Barry et moi n’en avons jamais explicitement parlé, mais je pense que, d’une certaine manière, le film est lié à ça.

CJ : En quoi le procès d’O.J. Simpson, un ancien joueur de foot jugé et innocenté du meurtre de sa femme et son amant, est-il lié à Lost Highway, votre film où un jeune semble avoir un dédoublement de personnalité ?

David Lynch :  Ce qui m’a frappé à propos d’O.J. Simpson, c’est sa capacité à sourire et à rire. Il a pu ensuite retourner au golf, manifestement très peu tracassé par toute cette histoire. Je me demandais comment quelqu’un qui aurait commis de tels actes pouvait continuer à vivre normalement. Et nous avons trouvé ce formidable terme de psychologie – la « fugue psychogène » – pour décrire le mouvement de l’esprit consistant à ruser de manière à échapper à l’horreur. Donc d’une certaine manière, Lost Highway traite de ce sujet. Et aussi du fait que rien ne peut éternellement demeurer caché.

CJ : Pour finir, laissez-nous vous citer l’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne en 2019[2] dans l’affaire Commission européenne contre Royaume-Uni, qui semble tout droit sortie de votre univers : « La nature technique et complexe du recours, qu’il faut lire plusieurs fois pour saisir ce que la Commission requiert, ne doit pas occulter le fait que la partie immergée de l’iceberg est bien plus importante. Les prétentions ne sont pas ce qu’elles semblent être. Un brouillard de détails techniques concernant la réglementation douanière, un ensemble complexe de faits d’un cas particulier et une histoire assez riche d’antécédents procéduraux, dont la clarté évoque Twin Peaks » … C’est une consécration ?

David Lynch : « Je préfère continuer de garder un œil sur le donut, pas sur le trou. »

Merci, Monsieur Lynch, et bon voyage.

 

 

 

[1] Je tiens à présenter ici toutes mes condoléances aux personnes qui nous ont mis en relation et ont rendu possible cette interview très particulière : Julie Minato et son père, d’Idem Paris, ainsi que Michael T. Barile, assistant personnel de David Lynch qui s’est montré très disponible, il y a maintenant un an, pour permettre à ce projet de se réaliser.

[2] 6 février 2019, n° C-391/17.

 

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