Quel avenir pour le contentieux français de la vigilance sous l’ère de la directive européenne ?
La tant attendue directive européenne sur le devoir de vigilance a finalement été adoptée le 24 avril 2024 par le Parlement européen. Si ce texte ne révolutionne pas fondamentalement les obligations qui pèsent déjà sur les entreprises au titre de la loi française relative au devoir de vigilance en vigueur depuis 2017, il devrait avoir des conséquences importantes sur le contentieux subséquent, qui sera probablement multiplié.
Le contentieux de la vigilance en France est apparu avec l’entrée en vigueur, en 2017, de la loi française relative au devoir de vigilance des sociétés mères et donneuses d’ordres (I).
Le 24 avril 2024, la directive européenne sur le devoir de vigilance (la CS3D) a été adoptée par le Parlement européen (II). Elle reprend les principaux éléments de la loi française sur le devoir de vigilance mais contient des nouveautés qui auront des conséquences directes sur le contentieux de la vigilance en France, en particulier s’agissant de son champ d’application et de l’instauration d’autorités de contrôle (III).
I – État des lieux du contentieux français en matière de devoir de vigilance
La France a été le pays pionnier en matière de devoir de vigilance avec la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre entrée en vigueur le 29 mars 2017.
Ce devoir de vigilance impose aux entreprises françaises, au titre de l’article L. 225-102-4 du Code de commerce1, d’établir et mettre en œuvre un plan contenant des mesures de vigilance raisonnable « propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes résultant des activités de la société ou de celles qu’elle contrôle, ainsi que des activités des sous-traitants et ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie ». Ce plan doit contenir cinq items obligatoires détaillés au sein de cet article.
Le non-respect de ces obligations par une entreprise assujettie peut être sanctionné à deux titres par le tribunal judiciaire de Paris, exclusivement compétent :
Au titre d’une injonction : le cas échéant sous astreinte de se conformer à ces obligations (C. com., art. L. 225-102-4, II).
Au titre de la responsabilité civile de droit commun : le manquement aux obligations de l’article L. 225-102-4 engage la responsabilité de la société assujettie dans la mesure où l’exécution de ces obligations aurait permis d’éviter le dommage en cause. Cette responsabilité est celle de droit commun fondée sur les articles 1240 et 1241 du Code civil (C. com., art. L. 2251024, II).
Les deux seuls articles sur lesquels est fondée cette loi sont succincts, de sorte que les obligations des sociétés assujetties ainsi que les conditions de l’introduction d’actions à leur encontre demeurent nébuleuses. Le président du tribunal judiciaire de Paris, statuant en matière de référés, a d’ailleurs considéré dans une ordonnance rendue le 28 février 2023 que cette législation assignait des « buts monumentaux » en « précisant a minima les moyens qui doivent être mis en œuvre pour les atteindre »2.
Une vingtaine de contentieux a été introduite depuis l’entrée en vigueur de la loi sur le devoir de vigilance. Pourtant, seule une décision a été rendue sur le fond. Il s’agit du jugement rendu dans l’affaire La Poste le 5 décembre 2023 par le tribunal judiciaire de Paris3. S’il a accueilli certaines demandes en enjoignant à La Poste de prendre des mesures générales, le tribunal a en revanche précisé qu’il ne lui appartenait pas de se substituer aux entreprises pour la prise de mesures précises et détaillées :
« La loi instaure ainsi un contrôle judiciaire sur l’intégration au plan de mesures concrètes, adéquates et efficaces en cohérence avec la cartographie des risques. En cas de manquement à cette obligation, elle lui donne le pouvoir d’enjoindre à la société d’élaborer, dans le cadre du processus d’autorégulation[,] des mesures de sauvegarde que cette dernière doit définir en association avec les parties prenantes ainsi que des actions complémentaires plus concrètes et efficaces en lien le cas échéant avec un risque identifié. Mais cette disposition ne saurait conduire le juge à se substituer à la société et aux parties prenantes pour exiger d’elles l’instauration de mesures précises et détaillées ».
Aucune décision n’a pour l’heure été rendue sur le volet de la responsabilité civile.
Ainsi, sept ans après l’entrée en vigueur de la loi française, le contentieux relatif au devoir de vigilance a peu évolué et ses contours restent à déterminer.
II – La CS3D
Le 24 avril 2024, la CS3D a été adoptée par le Parlement européen4. Elle a été approuvée formellement par le Conseil le 24 mai 2024. Inspirée en partie de la loi française sur le devoir de vigilance, la CS3D vise à accroître la responsabilité des entreprises au titre des impacts négatifs réels ou potentiels de leur activité sur l’environnement et les droits de l’homme.
Les entreprises assujetties sont notamment soumises à l’obligation de mener une vigilance raisonnable en matière de droits de l’Homme et d’environnement, basée sur une identification préalable des risques en prenant des mesures spécifiques telles que :
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intégrer cette vigilance raisonnable dans leurs politiques et leur système de gestion des risques, identifier/évaluer/prévenir/atténuer/remédier/mettre fin aux effets négatifs réels et potentiels de leurs activités ;
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prendre des engagements significatifs avec les parties prenantes ;
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mettre en place et maintenir un mécanisme de notification et de procédures de plaintes ;
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contrôler l’efficacité de leur politique de vigilance raisonnable ;
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communiquer publiquement sur le devoir de vigilance.
À compter de son entrée en vigueur, les États membres disposeront de deux ans pour transposer la CS3D. Ces lois de transposition devront s’appliquer progressivement :
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trois ans plus tard (2027) aux sociétés de plus de 5 000 salariés et avec un chiffre d’affaires mondial de plus de 1 500 millions d’euros ;
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quatre ans plus tard (2028) aux sociétés de plus de 3 000 salariés et avec un chiffre d’affaires mondial de plus de 900 millions d’euros ;
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cinq ans plus tard (2029) à toutes les autres sociétés assujetties, à savoir celles de plus de 1 000 salariés et avec un chiffre d’affaires mondial de plus de 450 millions d’euros.
III – L’incidence de la CS3D sur le contentieux français de la vigilance
La CS3D apporte de nombreuses précisions sur le devoir de vigilance, dont certaines auront nécessairement une incidence sur l’avenir du contentieux en la matière. Son champ d’application, plus large que celui de la loi française, laisse présager une augmentation des contentieux en France (A), de même que l’instauration d’autorités nationales de contrôle (B).
A – Un champ d’application plus large
La loi française relative au devoir de vigilance s’applique aux sociétés établies en France employant, durant deux exercices consécutifs, (i) au moins 5 000 salariés en leur sein et dans leurs filiales dont le siège social est situé en France, ou (ii) au moins 10 000 salariés en leur sein et dans leurs filiales dont le siège social est fixé en France ou à l’étranger.
Le champ d’application de la CS3D est plus large puisqu’elle s’applique aux entreprises européennes de 1 000 salariés ou plus, pourvu que ces dernières génèrent un chiffre d’affaires net mondial de plus de 450 millions d’euros. Elle s’applique également aux entreprises établies dans des pays tiers à l’Union européenne qui génèrent un chiffre d’affaires net de plus de 450 millions d’euros dans l’Union européenne. Par ailleurs, la CS3D s’applique aux entreprises ayant conclu des accords de franchise ou de licence dans l’Union européenne et dont le chiffre d’affaires s’élève à plus de 80 millions d’euros s’il est constitué d’au moins 22,5 millions d’euros de redevances (ces montants devant être réalisés dans l’Union européenne pour les groupes établis dans des pays tiers).
Ainsi, une fois la CS3D transposée, le champ d’application du devoir de vigilance sera élargi, non seulement parce que le seuil du nombre de salariés sera divisé par cinq, mais également parce que les obligations seront également applicables à des sociétés établies dans des pays tiers à l’Union européenne.
Cette augmentation du nombre de sociétés assujetties ne peut que laisser présager une augmentation du nombre de contentieux.
B – Les autorités nationales de contrôle, nouvelle strate du contentieux relatif au devoir de vigilance
L’article 23 de la CS3D introduit les autorités nationales de contrôle. Chaque État membre devra désigner une ou plusieurs autorité(s) de contrôle en charge de surveiller le respect des obligations imposées par la CS3D telles que transposées en droit national.
Les États membres devront garantir l’indépendance de ces autorités qui devront être, ainsi que leur personnel, juridiquement et fonctionnellement indépendantes, exemptes de conflit d’intérêts et soumises à des obligations de confidentialité.
Les autorités auront une mission d’accompagnement des entreprises puisqu’elles devront contribuer « à l’adaptation des informations et des orientations aux contextes nationaux et à la diffusion de ces informations et orientations » aux côtés du guichet d’assistance unique mis en place par la Commission (art. 21). Elles diffuseront ainsi des informations utiles aux entreprises dans la mise en œuvre de leurs obligations. Ce rôle est primordial puisque cette mise en œuvre se heurte souvent à des obstacles structurels et conjoncturels évidents. Toutefois, il n’est pas certain que ce rôle d’accompagnement permette de contenir le nombre de contentieux de la vigilance en France.
Les autorités nationales de contrôle auront en effet un réel pouvoir d’investigation quant au respect par les entreprises de leurs obligations au titre de leur devoir de vigilance (art. 25, 2 et 3). Elles pourront à la fois exiger des entreprises qu’elles fournissent toutes les informations utiles sur le respect de leurs obligations et mener des enquêtes à ce sujet. Ces enquêtes pourront être ouvertes soit à la discrétion de l’autorité de contrôle, soit sur la base de rapports étayés qui leur seraient communiqués par toute personne physique ou morale. Ce pouvoir d’investigation sera d’autant plus important que les différentes autorités de contrôle devront coopérer entre elles lorsque cela sera nécessaire. Ces investigations pourront soit être menées en avertissant préalablement l’entreprise concernée, soit sans avertissement si l’autorité de contrôle considère que cela pourrait compromettre l’efficacité de la mesure.
Elles auront également un pouvoir d’injonction (art. 25, 5, a) : elles pourront ordonner à l’entreprise de (i) cesser les infractions constatées, de (ii) s’abstenir de réitérer un comportement ou (iii) d’apporter une réparation à l’infraction constatée pour y mettre un terme.
Les autorités nationales de contrôle disposeront également d’un pouvoir de sanction prévu par l’article 25, 5, b de la CSRD renvoyant à l’article 27. Elles pourront notamment infliger des sanctions pécuniaires (dont le plafond maximal devra être de 5 % au moins du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise) et recourir au name and shame.
Enfin, ces autorités pourront ordonner des mesures provisoires (art. 25, 5, c) en cas de risque imminent d’atteinte grave et irréparable.
Ainsi, toute personne physique ou morale pourra saisir les autorités de contrôle nationales de rapports étayés faisant état de préoccupations aux fins d’injonction, de sanction ou d’obtenir des mesures provisoires à l’encontre d’une société assujettie (art. 26). Il est vraisemblable que les demandeurs potentiels (ONG, syndicats…) saisiront directement l’autorité nationale de contrôle.
On pourrait donc s’attendre à une déjudiciarisation du contentieux relatif au devoir de vigilance.
Pourtant, l’effet inverse sera certainement observé : la saisine des autorités nationales de contrôle ajoutera simplement une nouvelle strate au contentieux du devoir de vigilance qui sera, in fine, tranché par les juridictions. En effet, les demanderesses, et en particulier les ONG, saisiront vraisemblablement l’autorité nationale de très nombreux rapports faisant état de préoccupations. Elles adopteront sûrement la même méthodologie que devant le tribunal judiciaire de Paris en soumettant des rapports fondés sur des enquêtes diligentées par leurs propres soins, ou par d’autres ONG, pour les besoins de l’introduction de leur demande. Ces saisines, qu’elles soient suivies d’effet ou non, aboutiront, dans la plupart des cas, à une procédure judiciaire pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, les décisions des autorités de contrôle nationales ne seront pas rendues en dernier ressort. Toute personne concernée par une telle décision devra avoir le droit de former un recours juridictionnel effectif (art. 25.7 et art. 26.6).
Ensuite, le recours devant une autorité de contrôle n’est pas exclusif du recours juridictionnel, qui pourra toujours être exercé en parallèle par les demanderesses, en particulier aux fins de mise en œuvre de la responsabilité civile des entreprises assujetties (art. 25.9). La CS3D prévoit même que les autorités de contrôle devront, en plus d’informer la demanderesse de leur décision d’agir ou non, fournir « une description des mesures supplémentaires ainsi que des informations pratiques concernant l’accès aux voies de recours administratif et juridictionnel » (art. 26.5).
Enfin, selon le droit national de chaque État membre, les autorités de contrôle nationales exerceront leurs pouvoirs (i) directement, (ii) en coopération avec d’autres autorités, ou (iii) par la saisine des autorités judiciaires compétentes « qui veillent à ce que ces voies de droit soient effectives et aient un effet équivalent aux sanctions imposées directement par les autorités de contrôle » (art. 25, 6). Les autorités nationales pourront donc être elles-mêmes amenées à saisir, dans certains cas, les juridictions.
Ainsi, l’instauration d’une autorité nationale de contrôle en France impliquera simplement un nouveau niveau de contentieux de vigilance. Le nombre de contentieux soumis aux juridictions risque en réalité d’augmenter considérablement.
Notes de bas de pages
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1.
À compter du 1er janv. 2025, C. com., art. L. 225-102-4 et C. com., art. L. 225-102-5 deviendront C. com., art. L. 225-102-1 et C. com., art. L. 225-102-2.
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2.
TJ Paris, 28 févr. 2023, n° 22/53943.
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3.
TJ Paris, 5 déc. 2023, n° 21/15827.
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4.
Le texte tel qu’adopté par le Parlement européen le 24 avril 2024 est disponible sur cette page : https://lext.so/ogmyMi.
Référence : AJU013p9