Appréciation de la faute séparable des fonctions appliquée au nantissement de créance conclu sans autorisation : recherche d’équilibre défavorable aux établissements de crédits

Publié le 28/02/2018

Ne commet pas de faute séparable des fonctions sociales le président-directeur général d’une société anonyme qui conclut au bénéfice d’une banque un nantissement de créance sans autorisation de son conseil d’administration.

Cass. com., 8 nov. 2017, no 16-10626

Deux compagnies aériennes concluent un contrat d’affrètement avec un voyagiste. Afin de supporter les frais occasionnés par le contrat, l’un des deux affréteurs ouvre un compte de dépôt à terme auprès d’une banque. Le remboursement du crédit est garanti au moyen d’une convention de nantissement et d’une délégation de créance constituées par le président-directeur général de l’autre affréteur. Une procédure de redressement judiciaire aboutissant à la liquidation frappe le débiteur principal. L’établissement bancaire déclare sa créance et réalise le nantissement. Le constituant assigne la banque en restitution de la créance en opposant que son P.-D.G. a agi sans autorisation du conseil d’administration. La banque soulève la responsabilité personnelle du P.-D.G. qui aurait consenti une convention de nantissement inopérante, alors qu’il était dépourvu de mandat pour agir. Les juges du fond écartent cet argument. Ils font droit à la demande de restitution. L’établissement de crédit forme un pourvoi fondé sur trois arguments. La conformité de l’acte avec l’objet et l’intérêt social est un motif inopérant pour écarter la faute séparable des fonctions. Le dirigeant aurait délibérément induit en erreur la banque sur son pouvoir d’agir pour le compte de la société qu’il représente, en indiquant notamment dans la convention qu’il avait « tous pouvoirs et autorisations de ses organes sociaux compétents ». L’absence de vérification par la banque du pouvoir du P.-D.G. n’exclut pas la faute séparable des fonctions de ce dernier, mais justifie seulement un partage de responsabilité.

Saisie sur la qualification de la faute séparable des fonctions, la Cour de cassation estime que l’acte conclu sans pouvoir ne démontre pas le caractère délibéré de la faute. À l’appui du verdict, les éléments fournis par le pourvoi sont jugés insuffisants pour prouver l’existence d’une manœuvre engageant la responsabilité personnelle du dirigeant. La présente décision se fonde sur une appréciation subjective des critères de la faute séparable des fonctions (I). En faisant supporter aux établissements de crédit la preuve du caractère intentionnel de la faute, la Cour de cassation nous rappelle la nécessité d’une appréciation souple du manquement au devoir de loyauté par le dirigeant (II).

I – L’appréciation subjective de la faute séparable des fonctions

Pour rejeter la faute séparable des fonctions, la Cour de cassation examine la matérialité de l’intention fautive en se basant dans un premier temps sur le non-respect d’une obligation légale (A) pour se pencher dans un second temps, sur la preuve de l’existence d’une manœuvre (B).

A – L’appréciation d’une intention fautive

La faute séparable des fonctions est une notion de droit administratif1 transposée en droit des sociétés pour sanctionner le dirigeant qui a causé un dommage en dépassant les limites de son mandat. Depuis un arrêt Seusse du 20 mai 20032, la faute est caractérisée si le dirigeant commet une faute intentionnelle, d’une particulière gravité, incompatible avec l’exercice normal des fonctions sociales. Ces critères ont été posés afin de corriger les effets permissifs de la jurisprudence antérieure3. Sans donner de définition, la Cour de cassation retenait la responsabilité en exigeant une faute séparable qui soit « imputable personnellement au dirigeant ». Cette approche dénuée de précision aboutissait à des appréciations opportunistes4. Les cas avérés de fraude permettaient aux victimes de faire sanctionner le dirigeant malhonnête. Cependant, une impression d’impunité entourait certaines décisions fondées sur une analyse globale de la faute. L’exonération du dirigeant était retenue lorsqu’une garantie de paiement était consentie sciemment à un créancier sans l’accord préalable du conseil d’administration5. Portant sur ce point, l’arrêt du 8 novembre dernier ne retient pas la faute.

La conformité de l’acte avec l’objet social ou l’intérêt social n’écarte pas la responsabilité personnelle du dirigeant. Ce principe s’impose à toutes les sociétés. Le pourvoi rappelait cette règle affirmée avec plus ou moins de clarté par la jurisprudence antérieure6. En l’espèce, le nantissement était conclu afin de favoriser la conclusion d’un partenariat entre les affréteurs. L’intérêt social et l’objet social étaient respectés. L’ambiguïté de l’arrêt se situe dans l’affirmation d’une faute dont le caractère intentionnel n’est pas prouvé. La chambre commerciale précise que la conclusion d’une convention de nantissement sans autorisation ne révèle pas « le caractère délibéré de la faute ». Statuant une première fois dans le même litige, la Cour avait indiqué que la garantie ne nécessitait pas l’autorisation préalable du conseil d’administration imposée à l’article L. 225-35, alinéa 4, du Code de commerce. L’acte portait sur les sommes dues par l’affréteur constituant le nantissement envers l’affréteur débiteur de la banque. La délégation de créance aboutissait à l’extinction de la dette du délégant (affréteur liquidé) par le biais d’un changement de débiteur (affréteur délégué). Ainsi, il ne s’agissait pas d’une garantie au sens de l’article L. 225-35, alinéa 4, car l’engagement de supporter la dette n’avait pas pour conséquence de créer un nouveau droit au profit du délégataire (la banque)7, mais opérait une simple substitution.

B – La preuve d’une manœuvre

En l’absence de violation d’une règle légale, l’appréciation se déplace sur le terrain de l’intention de tromper dans le but de faciliter l’ouverture du crédit. La Cour indique que la banque ne démontre « aucune manœuvre » permettant de prouver l’intention fautive. Pourtant, comme l’indiquait le pourvoi dans la deuxième branche du moyen, la mention inscrite dans la convention indiquait que « le constituant a pleine capacité et dispose de tous pouvoirs et autorisations de ses organes sociaux compétents ». Pareille stipulation semble être contredite par les faits, puisque le conseil n’avait pas autorisé l’acte. Toutefois, la clause ne fait que décrire la réalité du mandat social. En dehors des actes soumis à autorisation, le P.-D.G. d’une société anonyme est investi des pouvoirs les plus étendus pour engager sa société8. Si la clause visait spécifiquement le nantissement, une intention de tromper assimilable au dol aurait pu être retenue. La Cour de cassation sanctionne la tromperie lorsqu’elle est matérialisée par des actes destinés à dissimuler l’absence de solvabilité. Encourent la censure les arrêts qui écartent la faute séparable après avoir constaté la mise en sommeil d’une société9, la tromperie volontaire sur la solvabilité d’un garant10, le mensonge sur la nature réelle des travaux nécessitant l’octroi d’un prêt11. L’absence de manœuvre ou de dissimulation conduit au rejet des prétentions du bénéficiaire de la garantie12. Le critère de la gravité n’est pas examiné précisément par la chambre commerciale. Dès lors que le caractère intentionnel n’était pas établi, la gravité de l’acte ne nécessitait pas de motivations particulières.

Le présent arrêt nous démontre que la faute séparable obéit à une appréciation subjective basée sur l’analyse d’une intention. En apparence, la solution paraît inéquitable. Le créancier n’aurait sans doute pas exprimé son consentement en l’absence de la garantie qui s’est révélée inopérante. Cependant, la preuve de la faute ne saurait être admise légèrement, au risque de déséquilibrer les relations d’affaires. La qualité de professionnel du crédit emporte une obligation supplémentaire de vérification des pouvoirs du débiteur. La décision sanctionne le professionnel imprudent. La méthode adoptée par la Cour conforte la thèse d’une « faute personnelle d’une particulière anormalité »13.

II – L’appréciation souple de la faute séparable des fonctions

La qualification subjective de la faute séparable est nécessaire pour préserver l’équilibre entre la sécurité des tiers et la capacité à agir du dirigeant (A). La mise en œuvre des critères doit avoir pour finalité la sanction d’un acte déloyal (B).

A – La nécessaire imprécision des critères

L’arrêt commenté délivre un message de rigueur à l’attention des établissements de crédit. Le banquier doit non seulement vérifier la portée de la garantie, mais doit également se procurer le procès-verbal du conseil d’administration qui a autorisé le dirigeant à consentir la sûreté. À défaut, il prend le risque de perdre son droit de préférence né de la créance nantie. L’appréciation in abstracto de la faute ne peut être absolue14. Le juge doit adapter son analyse en ayant à l’esprit le comportement normalement prudent et diligent de la personne poursuivie. Bien qu’imprécises, les conditions présentent l’avantage de donner un cadre à la faute détachable des fonctions. La gravité, critère subjectif par excellence, renvoie à la notion de faute lourde15. Elle sera retenue en fonction de l’importance du préjudice subi par le tiers, l’intention de commettre une infraction pénale16, la négligence fautive17, la violation d’une règle d’ordre public18. Le caractère incompatible de l’agissement avec l’exercice normal des fonctions soulève davantage de perplexité. Il semble en effet difficile d’isoler un acte d’une particulière gravité commis intentionnellement qui soit par ailleurs compatible avec l’exercice normal des fonctions sociales. Inversement, il serait étrange de condamner un dirigeant qui aurait commis un acte apparaissant comme anormal eu égard à ses fonctions, sans identifier préalablement la volonté et la gravité de l’action source de préjudice. Autrement dit, cette condition semble ne pas en être une, car elle est dépendante de l’existence des deux autres. La faute séparable des fonctions est une notion à géométrie variable. L’imprécision des critères permet au juge d’adapter la qualification à la normalité de chaque situation.

B – La sanction d’un acte déloyal

L’absence de prévisibilité qui découle des critères de la faute séparable a pour corollaire une souplesse d’appréciation souhaitable. Des conditions affirmées strictement auraient pour conséquence de ralentir l’activité des dirigeants soumis à une surveillance accrue de leurs actes par les organes de leur société. La crainte d’une sanction handicaperait l’exercice du pouvoir au détriment de l’activité économique. Reconnaître la faute détachable des fonctions ne doit pas avoir pour effet d’entraver la liberté du dirigeant social de prendre les risques inhérents à la liberté d’entreprendre. Guidé par le principe de loyauté19, le juge chargé d’apprécier la faute doit motiver suffisamment sa décision au risque d’introduire un déséquilibre dans les relations entre les parties au litige. Ainsi, chaque critère doit être intégré à l’environnement contractuel dans lequel il s’inscrit. L’arrêt commenté nous rappelle que la qualité des parties et la portée de leurs obligations influencent l’appréciation de la responsabilité personnelle du dirigeant.

Notes de bas de pages

  • 1.
    T. confl., 30 juill. 1873, n° 00035, Pelletier, GAJA, 18e éd., 2011, n° 2 : distinction entre la faute de service qui engage l’État et la faute personnelle qui engage la responsabilité du fonctionnaire qui a outrepassé les limites de sa mission ; v. Plaisant R., S. 1947, 1, 45 – Durry R., RTD civ. 1976, p. 137.
  • 2.
    Cass. com., 20 mai 2003, n° 99-17092 : Bull. civ. IV, n° 84, p. 94 ; D. 2003, p. 2623, note Dondero B. ; JCP E 2003, 1398, note Hadji-Artinian S. ; Bull. Joly Sociétés juill. 2003, n° 167, p. 786, note Le Nabasque H. ; JCP 2003, II 10178, note Reifergerste S.
  • 3.
    Ne commet pas de faute séparable le dirigeant qui ment en attestant que sa société est propriétaire de marchandises couvertes par une clause de réserve de propriété : Cass. com., 28 avr. 1998, n° 96-10253 : Bull. civ. IV, n° 139 ; Bull. Joly Sociétés juill. 1998, n° 263, p. 808, note Le Cannu P. ; JCP E 1998, 1258, n° 31, note Guyon Y. ; Dr. sociétés 1998, n° 114, note Vidal D. ; JCP 1998, II 10177, note Ohl D. ; Rev. sociétés 1998, p. 767, note Saintourens B.
  • 4.
    La faute personnelle était parfois admise lorsque la société ne pouvait réparer le dommage subi par la victime. La Cour de cassation a ainsi condamné un dirigeant à la place de la société dissoute et radiée du RCS pour avoir omis de déclarer auprès du liquidateur la créance dont se prévalait un ancien salarié licencié : Cass. com., 23 mars 1993, n° 91-14222 : Bull. civ. IV, n° 121 ; JCP E 1993, pan., 669 ; v. également : CA Paris, 3 mars 2000, n° 98/18256, SA Interim Poly Services Atlantique c/ Danti et a. : Bull. Joly Sociétés juill. 2000, n° 163, p. 697, obs. Barbiéri J.-F.
  • 5.
    Cass. com., 20 oct. 1998, n° 96-15418 : Bull. civ. IV, n° 254 ; D. 1999, p. 639, note De Laender M.-H. ; JCP E 1998, 2025 – Cass. com., 9 mai 2001, n° 98-10260 : Dr. sociétés 2001, n° 118, obs. Lucas F.-X. – Pour un gérant de SARL de construction qui viole l’article 14 de la loi n° 75-1334 du 31 décembre 1975 relative à la sous-traitance : Cass. com., 22 mai 2001, n° 98-16379 : Dr. sociétés 2001, n° 146, obs. Lucas F.-X. et Vidal D.
  • 6.
    Cass. com., 10 nov. 2015, n° 14-18179 : le dirigeant qui engage « de multiples recours étrangers à l’objet et l’intérêt de la société, a nécessairement agi dans un but d’enrichissement personnel et a ainsi commis, à l’égard de la société Urbat, une faute intentionnelle d’une particulière gravité, séparable de ses fonctions de gérant ».
  • 7.
    Cass. com., 25 févr. 2003, n° 99-10107 : RJDA 2003, n° 734.
  • 8.
    C. com., art. L. 225-56, al. 1.
  • 9.
    Cass. com., 12 mai 2015, n° 14-13104 : Dr. soc. 2016, n° 2, p. 24, note Gallois-Cochet D. ; JCP E 2016, 30, n° 3, obs. Deboissy F. et Wiker W.
  • 10.
    Cass. com., 31 mars 2015, n° 14-14575 : Rev. soc. 2016, n° 2, p. 102, note Nicolas E. ; Dr. soc. 2015, n° 6, p. 24, note Roussille M.
  • 11.
    Commet une faute séparable des fonctions, le dirigeant qui présente à une banque des documents pour financer la construction d’un marché de travaux différent de celui réellement exécuté par la société qu’il dirige. Cass. 3e civ., 21 janv. 2016, nos 14-22279, 14-24539 et 14-24942.
  • 12.
    Cass. com., 15 mars 2017, n° 15-19676.
  • 13.
    Nicolas E., « La notion de faute séparable des fonctions des dirigeants sociaux à la lumière de la jurisprudence récente », Rev. sociétés 2013, p. 535.
  • 14.
    Bénabent A., Droit des obligations, 15e éd., 2016, LGDJ, Domat-droit privé, p. 406, n° 531.
  • 15.
    Le Bars B., Responsabilité civile des dirigeants sociaux, Rép. dr. soc. Dalloz, point. 58.
  • 16.
    Cass. com., 27 mai 2015, n° 13-23272 : Rev. sociétés 2016, p. 95, note Rizzo F.
  • 17.
    Pour le défaut de souscription d’une assurance décennale constructeur : Cass. 3e civ., 10 mars 2016, n° 14-15326 ; Cass. com., 28 sept. 2010, n° 09-66255 ; Cass. com., 4 juill. 2006, n° 05-13930, Testud c/ Rosso : Bull. civ. IV, n° 166, note Hovasse H. ; RTD com. 2006, p. 848, obs. Champaud C. et Danet D.
  • 18.
    Cass. com., 18 mai 2010, n° 09-66172 : Rev. sociétés 2010, p. 303, obs. Lienhard A. ; Dr. soc. 2010, p. 17, n° 7-8, note Roussille M.
  • 19.
    Grévain-Lemercier K., Le devoir de loyauté en droit des sociétés, 2013, PUAM, 522 p.
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