La reconnaissance de la notion de raison d’être des entreprises en droit. Une nouvelle occasion manquée pour le droit de l’entreprise

Publié le 12/06/2019

L’objectif de la reconnaissance juridique de la notion de raison d’être par l’article 169 de la loi PACTE était de repenser la place de l’entreprise dans la société. Cependant, l’examen détaillé de la notion et de son régime juridique en font un nouvel acte manqué pour une transformation durable de l’entreprise et, au-delà, pour une meilleure prise en considération des intérêts des parties prenantes dans le cadre des activités économiques de celle-ci.

La loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (loi PACTE) qui a été adoptée en dernière lecture par l’Assemblée nationale le 11 avril 2019 a notamment pour objectif de transformer le modèle d’entreprise français pour l’adapter aux enjeux du XXIe siècle. Au titre de ces enjeux, on compte notamment le rétablissement d’un impératif de justice entre les différentes parties prenantes aux activités économiques tel que prôné par le mouvement de responsabilisation sociétale des entreprises.

C’est la finalité même de l’article 169 de la loi qui reconnaît formellement dans le droit positif la notion de raison d’être1. Cette notion nouvelle est censée poursuivre cet objectif de transformation de l’entreprise dans le sens d’une meilleure prise en considération des intérêts de l’ensemble des parties prenantes à l’activité économique.

Le texte introduit la raison d’être non seulement dans le Code civil, mais aussi dans le Code de commerce. Dans le Code civil, c’est à l’article 1835 que la loi prévoit d’insérer la notion. Cet article disposait jusqu’à présent que les statuts des sociétés doivent être établis par écrit et déterminer, outre les apports de chaque associé, la forme, l’objet, l’appellation, le siège social, le capital social, la durée de la société et les modalités de son fonctionnement. Après la réforme, il ouvrira la possibilité pour les statuts de « préciser la raison d’être dont la société entend se doter dans la réalisation de son activité ».

Ensuite, la loi nouvelle prévoit de modifier les articles L. 225-35 et L. 225-64 du Code de commerce afin que le conseil d’administration ou le directoire d’une société anonyme détermine les orientations de l’activité de la société et veille à leur mise en œuvre tout en prenant en considération la raison d’être de la société, lorsque celle-ci est définie dans les statuts en application de l’article 1835.

Or compte tenu du caractère inédit de la notion en droit positif, il est permis de s’interroger : la reconnaissance juridique de la notion de raison d’être permet-elle de réaliser l’ambition affichée par le législateur de « repenser la place de l’entreprise dans la société » ?

Il faut craindre qu’aussi bien l’examen détaillé de la notion (I) que celui du régime juridique que le législateur lui a attaché (II) n’en fasse un nouvel acte manqué pour une transformation durable de l’entreprise et, à travers elle, des activités économiques.

I – La notion de raison d’être

La définition retenue par le législateur pour caractériser la raison d’être ne satisfait pas l’objectif assigné (A) à une notion censée constituer l’aboutissement d’une réflexion autour de la place de l’entreprise dans la société (B).

A – Une définition insatisfaisante

La loi nouvelle prévoit que les statuts d’une société peuvent préciser la raison d’être dont la société entend se doter dans la réalisation de son activité. Or le moins que l’on puisse dire, c’est que la notion est inédite. Elle n’est clairement pas une notion de droit positif. En outre, la doctrine qui lui est relative est particulièrement maigre, ce qui induit que celle-ci soit mieux définie par la loi. Un mal que le législateur ne s’est pas donné dans la première mouture du texte.

Un amendement des rapporteurs adopté en Commission lors de la première lecture est toutefois venu préciser que la raison d’être de la société serait constituée « des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ».

Ces principes dont la société se dote, évoqués par le texte nouveau de l’article 1835 du Code civil, seraient une sorte de cause subjective de la société. C’est d’ailleurs ce qu’explique l’exposé des motifs de l’amendement qui a introduit dans le droit cette définition.

Si l’on se réfère aux précédents juridiques existant en matière de cause subjective, le droit des contrats comportait une notion prétorienne comparable, tirée de l’ancienne condition de validité des contrats qui reposait sur la cause. En droit des contrats, la cause subjective faisait ainsi reposer l’appréciation de la licéité du contrat sur les mobiles individuels qui animent chacune des parties au contrat et qui diffère d’une partie à l’autre.

Or appliquée au droit des sociétés et à défaut de précisions claires fournies par la lettre du texte, on pourrait penser que la raison d’être de la société repose sur des principes divers, constitués des motivations de chaque partie au contrat de société, et qui diffèrent d’un associé à l’autre.

Or cette définition de la notion de raison d’être encourt diverses critiques.

D’abord, elle introduit une incohérence profonde entre le qualificatif retenu, à savoir celui de raison d’être, et la chose même qui est désignée. En effet, une lecture littérale de ce qualificatif ferait de la raison d’être le motif pour lequel les associés ont conclu le contrat de société. La raison d’être serait alors la cause véritable et profonde de la société.

Pourtant, à la lecture du texte nouveau, cette cause devrait reposer sur des principes dont le contenu n’est pas précisé et est laissé à la discrétion des entreprises qui auront à interpréter la disposition.

À ce propos, l’insertion de la notion de raison d’être avait pour objectif initial d’inclure les intérêts des parties prenantes dans le schéma décisionnel de l’entreprise. Il s’agissait en effet de faire évoluer la répartition de la valeur entre, d’une part, les associés majoritaires notamment, et d’autre part, les associés minoritaires, les salariés, les partenaires commerciaux et les personnes qui travaillent pour ceux-ci, voire avec l’objectif de protection environnementale. L’idée de repenser la place de l’entreprise dans la société répondait en effet aux théories de responsabilité sociétale des entreprises et par conséquent avait pour ambition de rendre les entreprises plus justes. Il faut en tenir pour preuve l’exposé des motifs du projet de loi qui explique que la raison d’être doit rapprocher les chefs d’entreprise et les entreprises avec leur environnement de long terme.

Cependant, rien dans le libellé de la définition adoptée n’attesterait de cet objectif, qui devait pourtant être poursuivi par le législateur, ce qui ne manque pas de rendre la notion moins précise et, de fait, plus difficile d’usage aussi bien pour les justiciables que pour les magistrats qui auront à l’interpréter dans la pratique. Il en résulte une insécurité juridique certaine.

Le rapport « l’entreprise, objet d’intérêt collectif », réalisé par Jean-Dominique Sénard et Nicole Notat en préalable à la présentation du texte de loi au Parlement, devrait permettre d’éclairer la définition issue de la discussion parlementaire. Les rapporteurs indiquent en effet que la notion de raison d’être peut être définie « comme l’expression de ce qui est indispensable pour remplir l’objet social ». La raison d’être peut ainsi « avoir un usage stratégique, en fournissant un cadre pour les décisions les plus importantes ». À la manière « d’une devise pour un État, la raison d’être pour une entreprise est une indication, qui mérite d’être explicitée, sans pour autant que des effets juridiques précis y soient attachés »2.

Selon les rapporteurs, le texte nouveau devrait donc, sous la forme d’un effet d’entraînement, inciter les sociétés à ne plus être guidées par une seule « raison d’avoir », mais également par une raison d’être, qui correspondrait à une forme de doute existentiel fécond permettant de l’orienter vers une recherche du long terme.

Or la rédaction finalement retenue semble ériger l’activité économique en cause fondamentale de la société, puisque le texte précise que les principes qui constituent la raison d’être doivent se voir assigner des moyens par la société « dans la réalisation de son activité ».

Une telle interprétation du texte n’est cependant pas de nature à alimenter l’objectif poursuivi initialement par le législateur, dans la mesure où ce que regrettent d’ores et déjà les tenants de la doctrine d’une responsabilisation sociétale des entreprises, c’est justement le fait que les activités économiques surpassent le droit. En effet, l’entreprise mène les activités économiques évoquées sur la scène internationale dans un espace globalisé, au sens où l’entend Marie-Anne Frison Roche, c’est-à-dire comme un espace obéissant à un phénomène un peu nouveau, celui des échanges économiques sans aucune contrainte de temps ni de lieu, portant sur des biens sans corporalité qui, grâce à la technologie, circulent hors de l’espace et de manière instantanée3 et qui, partant, échappent aux règles de droit positif et à l’autorité souveraine de l’État. Ainsi parle-t-on, à juste titre, de l’« ubiquité des personnes morales qui facilite le déplacement des activités en fonction des législations les plus favorables »4.

La conséquence en est inéluctable, « certains ont le monde pour terrain de jeu, localisant les maillons de leur chaîne de valeur au gré des contraintes et des opportunités, quand d’autres légifèrent sur leur petit bout de planète »5.

Or le choix arrêté par le législateur français pour la caractérisation de la notion de raison d’être apparaît au mieux comme une rédaction ne permettant pas de répondre à l’objectif poursuivi. Au pire, comme un nouvel élément de libéralisation du droit des affaires, dans la mesure où l’activité économique serait ainsi placée, une nouvelle fois, au centre de l’action de l’entreprise au détriment du bien-être des parties prenantes.

De fait, la définition retenue est insatisfaisante pour parvenir à remplir l’objectif que s’était pourtant fixé le législateur. Elle l’est d’autant plus que celui-ci a fait le choix d’écarter la notion même d’entreprise de la réforme.

B – La reconnaissance de la raison d’être de la société et la place de l’entreprise dans la société

L’article 169 de la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises autorise les associés à formuler la raison d’être de leur société dans les statuts de celle-ci.

De ce point de vue, il est intéressant de constater que la loi ne suit pas précisément les préconisations du rapport Sénard-Notat intitulé « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », s’agissant de l’introduction dans le droit dur de la notion de raison d’être de l’entreprise. En effet, ce rapport prévoyait, d’une part, de compléter l’article L. 225-35 du Code de commerce par la référence à la raison d’être de l’entreprise et non pas à la raison d’être de la société et, d’autre part, d’ajouter un second alinéa à l’article 1835 du Code civil disposant que l’objet social – de la société donc – pourrait préciser la raison d’être de l’entreprise constituée.

Le législateur évoque, pour sa part, la raison d’être de la société, lorsque pour les rapporteurs, il est question de la raison d’être de l’entreprise et non pas de la société.

La nuance peut sembler futile. Cependant elle a toute son importance, car si la notion de société renvoie à un champ lexical technique et à un régime bien maîtrisé par le juriste, la seconde demeure une notion économique qui fait, certes, de plus en plus parler d’elle en doctrine, mais dont les apparitions dans la loi restent très sporadiques. Le choix du législateur peut, par conséquent, apparaître rassurant.

Pour autant, l’idée d’identifier une raison d’être propre à l’entreprise n’est pas totalement saugrenue car, en constatant que le droit ne méconnaît pas totalement le concept d’entreprise, on parvient de manière ponctuelle à le saisir dans son essence et par conséquent à l’amener à la vie juridique.

La reconnaissance de la raison d’être de l’entreprise aurait été, sur le plan doctrinal, l’occasion de donner corps en droit à l’idée déjà contenue dans l’article 1832 du Code civil, selon laquelle l’entreprise est exploitée sous la forme sociétaire et, a contrario, que la société est une technique d’organisation de l’entreprise à la main de l’entrepreneur. Cela irait d’ailleurs dans le sens des revendications d’une partie de la doctrine. En effet, dès 1946, le doyen Ripert réclamait déjà la création d’un droit de l’entreprise : « Nous n’avons pas de droit de l’entreprise, il faut le créer »6.

Elle s’inscrirait dès lors dans une catégorie juridique sui generis, des êtres du droit qui, sans pour autant avoir, du fait de la loi, la personnalité juridique, parviennent à reproduire, par de nombreuses techniques, des apparences empruntant de nombreuses qualités tirées de la personnalité juridique. C’est ce que de nombreuses entreprises font en développant une identité propre mais en continuant de recourir à des techniques juridiques leur permettant d’écarter les imputations normales de responsabilité7. Il en va ainsi par exemple de la création d’une filiale qui obéit à un aspect purement utilitaire traduisant la recherche d’une optimisation fiscale par la technique des prix de transfert8 ou encore la répartition du risque environnemental grâce à des filiales « poubelles ». L’entreprise peut également chercher à faire supporter le poids du risque sociétal par un tiers cocontractant appartenant à sa sphère d’influence pour n’assumer aucune responsabilité quant à ce qui pourrait arriver dans l’exécution matérielle de la tâche qu’il lui confie.

La reconnaissance de la raison d’être de l’entreprise serait alors un élément de réponse tout à fait approprié à la sempiternelle difficulté qui consiste à saisir une entreprise animée par des forces contradictoires qui l’amènent à la fois à être et à ne pas être9, lui permettant ainsi de passer entre les mailles de la justice lorsque les activités économiques qu’elle mène portent atteinte aux droits humains ou à l’environnement.

Il aurait fallu voir dans ce choix terminologique la volonté réelle de repenser la place de l’entreprise au sein de la société, entendue en son sens le plus large.

Or la rédaction retenue donne le sentiment que c’est uniquement la place de l’entreprise appréhendée par la société, personne morale de droit privé, qui devait être modifiée par le texte.

En effet, en faisant sortir l’entreprise par la porte, on la voit qui revient par la fenêtre, ce qui n’est guère surprenant tant la substance même de l’entreprise déborde la catégorie juridique de la société.

Ainsi faut-il rappeler que l’article 1832 du Code civil dispose d’ores et déjà que la société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter. Par conséquent, ce pourquoi la société est constituée, sa raison d’être, c’est l’entreprise. L’entreprise est la raison d’être de la société depuis 1804, puisque les dispositions issues du Code napoléonien font de l’entreprise une cause objective de la société. Voilà qui devrait répondre à l’interrogation selon laquelle « la raison d’être de toute société n’est-ce pas l’entreprise ? »10. En effet, ce serait « l’entreprise qui justifierait la société »11. Empruntant ainsi des chemins de traverse, en proclamant l’activité comme cause subjective de la société, c’est la notion d’entreprise qui devrait, dans les faits, en sortir renforcée comme raison d’être de la société.

Toutefois, la définition que donne l’article 169 de la loi à la notion de raison d’être de la société ne fait malheureusement aucune référence à la notion d’entreprise et continue de nier formellement l’existence juridique d’une entreprise qui déborde pourtant les catégories juridiques traditionnelles, ce qui fait craindre qu’elle ne parvienne pas à remplir totalement l’objectif qui lui a été assigné par le législateur, à savoir repenser la place de l’entreprise dans la société.

II – La raison d’être : une notion sans régime juridique

Le texte de l’article 169 est assez peu loquace s’agissant du régime juridique attaché à la notion de raison d’être de la société qu’il reconnaît. Il en ressort que le caractère facultatif de l’insertion de la raison d’être de la société dans ses statuts (A) se double d’une absence de sanction liée à la violation des principes qui la constituent (B).

A – Le caractère facultatif de la raison d’être

La nouvelle version de l’article 1835 du Code de civil dispose que les statuts peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité.

Cela signifie qu’a priori, rien ne contraint les associés à préciser, dans leur contrat de société, ces principes pour le respect desquels des moyens de la société seront affectés. D’ailleurs, dans son avis en date du 14 juin 2018, le Conseil d’État observe, en premier lieu, que rien n’interdit aujourd’hui à une société d’inscrire dans ses statuts, dans le respect des règles d’ordre public, une « raison d’être », c’est-à-dire un dessein, une ambition, ou toute autre considération générale tenant à l’affirmation de ses valeurs ou de ses préoccupations de long terme. Il relève par ailleurs qu’au terme de la loi nouvelle, l’inscription d’« une raison d’être » dans les statuts constitue une simple faculté. Le Conseil d’État considère que cette disposition n’est toutefois pas dépourvue de portée normative dans la mesure où, pour les entreprises qui auront fait ce choix, l’inscription dans les statuts obligera à s’y conformer. De même, la nouvelle rédaction des articles L. 225-35 et L. 225-64 du Code de commerce invite le conseil d’administration ou le directoire à « prendre également en considération la raison d’être de la société » et, le cas échéant donc, à en tirer des conséquences dans leurs décisions de gestion.

Le Conseil d’État relève que la notion de « raison d’être » est inédite dans la législation comme dans la jurisprudence. Il souligne que, si l’étude d’impact ne permet pas de l’éclairer, elle a vocation à être précisée au fur et à mesure par la pratique et par la jurisprudence. Le Conseil d’État estime enfin que ni l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité de la loi ni aucun principe constitutionnel ne font obstacle par eux-mêmes à ce que la loi prévoie une simple faculté, pour les sociétés qui le souhaiteraient, d’inscrire dans leurs statuts une « raison d’être ».

Le seul cas dans lequel la société devrait être contrainte de formuler une raison d’être, c’est lorsque celle-ci veut bénéficier des avantages liés au statut de société à mission, un nouveau statut qui sera inséré à l’article L. 210-10 du Code de commerce par la loi PACTE.

Cette dernière prévoit qu’une société peut faire publiquement état de la qualité de société à mission en respectant quatre conditions cumulatives.

Il faut d’abord que les statuts de celle-ci précisent une raison d’être, au sens de l’article 1835 nouveau du Code civil. À ce propos, la loi suit précisément les préconisations du rapport Sénard-Notat qui recommandait la reconnaissance d’un statut d’entreprise à mission. Ici aussi, le choix du législateur aura été d’accorder la préférence à la notion de société plutôt qu’à celle d’entreprise.

La référence à la raison d’être de la société n’est pas la seule condition. En effet, deuxième condition, les statuts de ladite société à mission précisent un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux que la société se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité. La loi précise que le comité de mission procède à toute vérification qu’il juge opportune et se fait communiquer tout document nécessaire au suivi de l’exécution de la mission. Les statuts doivent également préciser les modalités du suivi de l’exécution des objectifs sociaux et environnementaux que la société s’est donné pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité. Les moyens mis à la disposition de la société dans la poursuite de ces objectifs doivent faire l’objet d’un contrôle par un organisme tiers indépendant.

D’ailleurs, l’exigence de la deuxième de ces conditions est assez révélatrice de ce que la notion de raison d’être manque totalement à son objectif.

En effet, si l’objectif de la notion de raison d’être est de repenser la place de l’entreprise dans la société, cela signifie que son ambition première devrait être justement de poursuivre un objectif d’intérêt général distinct de l’intérêt de celui de la personne morale.

Or la juxtaposition de ces deux conditions est de nature à inquiéter quant à l’utilité réelle de la notion de raison d’être qui ne serait finalement que la formulation de l’intérêt de faire société dans les statuts.

La confusion repose certainement sur le rôle sociétal voire politique historique assumé par la notion de raison d’être dans les sociétés par actions sous l’Ancien Régime. Ainsi faut-il rappeler que celles-ci devaient être autorisées par le souverain pour porter des projets servant les intérêts de la couronne12. Alors, l’activité économique servait une sorte d’intérêt général et, de fait, la raison d’être de l’entreprise consistait dans la réalisation dudit projet d’intérêt général.

C’est de cette manière que « les compagnies de commerce oriental et les entreprises coloniales par exemple ou plus tard la construction de canaux, de ponts ou de routes »13 avaient pour objectif soit d’enrichir la couronne, soit d’apporter au royaume les infrastructures essentielles à son développement. Dans ce contexte, l’objet de l’entreprise, son activité économique, contribue à la réalisation d’une certaine forme d’intérêt général et pourrait d’un certain point de vue se confondre avec lui.

Cependant, ce serait aller trop vite en besogne que de penser que l’un se confondrait définitivement avec l’autre dans la mesure où, pour enrichir la couronne ou bien pour lui apporter les infrastructures essentielles, l’ensemble des parties prenantes de ces entreprises à projet ne voyaient pas pour autant leur intérêt considéré dans son appréhension la plus élémentaire, c’est-à-dire celle relative aux libertés publiques et aux droits fondamentaux desdites parties prenantes.

Il en faut pour preuve les activités de la seule compagnie des Indes occidentales créée en 1664 par Colbert, dont les trois principales activités avaient pour raison d’être l’enrichissement du royaume. La compagnie des Indes occidentales reprenait, d’une part, les activités de la compagnie de la Nouvelle-France chargée du peuplement du Canada, ayant eu pour conséquence que la population indigène a largement été détruite par les guerres de colonisation qui ont fait rage entre la France et l’Angleterre jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. D’autre part, cette même compagnie devait également reprendre les activités de celles du Cap-Vert et du Sénégal sur la traite des noirs. Il semble ici inutile d’avoir à préciser en quoi cette activité, qui se prolongeait sur le théâtre des Antilles avec la pratique de l’esclavage, était contraire à une certaine perception de l’ordre public et de l’intérêt général.

De fait, si l’activité économique de l’entreprise, sa raison d’être, est l’un des critères permettant de « repenser la place des entreprises dans la société » comme le voudrait le législateur, sa définition demeure toutefois insuffisante pour orienter une véritable responsabilisation sociétale de celle-ci, et ce d’autant que de nombreuses firmes transnationales agissent encore, en quelque sorte, de manière comparable à ces grandes compagnies en recherchant les États les moins-disants juridiquement qui acceptent de regarder ailleurs lorsque les atteintes aux droits humains servent une conception toute particulière de l’intérêt général14.

Une approche court-termiste de l’économie contre laquelle la notion de raison d’être est justement censée lutter15. À ce propos d’ailleurs, l’introduction contraignante de la notion de raison d’être comme critère déterminant de la qualification de la société à mission devrait être de nature à rassurer. En effet, dès lors que des associés voudraient bénéficier des avantages liés à un pareil statut, ils devraient être contraints de faire référence à une raison d’être dans leur statut.

La seule difficulté est que ledit statut de société à mission ne revêt pas, lui non plus, de caractère impératif. Pire, la lecture de la loi relative à la croissance et à la transformation des entreprises ne révèle rien des avantages dont pourraient bénéficier des associés qui se conformeraient aux conditions nécessaires pour bénéficier de ce statut. Cependant, ce statut devrait être rendu attractif, ne serait-ce qu’en considération des objectifs environnementaux et sociaux que devra se fixer la société à mission. Une attractivité qu’un régime fiscal favorable pourrait rendre possible. À charge pour l’entreprise de respecter ses engagements sociétaux. Une proposition d’autant plus réalisable que le texte prévoit que l’exécution des objectifs sociaux et environnementaux mentionnés ci-dessus fasse l’objet d’une vérification par un organisme tiers indépendant et que cette vérification donne lieu à un avis joint au rapport de gestion.

En l’état, l’intérêt de choisir pareil statut résidera alors principalement pour les entreprises à s’inscrire dans une dimension permettant de drainer de l’investissement socialement responsable.

B – La violation des principes non sanctionnés

L’article 1835 nouveau du Code civil dispose désormais que les statuts peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité.

Cependant, il ne précise pas quelle serait la sanction encourue par la société qui ne respecterait pas les principes constituant sa raison d’être et qui seraient insérés dans les statuts en application de la disposition nouvelle. Il est cependant certain que la société n’encourt pas la nullité pour la violation des stipulations statutaires relatives à sa raison d’être. En effet, l’article 1844-10 dispose que la nullité de la société ne peut résulter que de la violation des dispositions des articles 1832, 1832-1, alinéa 1er, et 1833, ou de l’une des causes de nullité des contrats en général. De sorte que la nullité de la société ne saurait résulter précisément de l’article 1835.

Par ailleurs, l’article 1844-10 du Code civil prévoit en son second alinéa que toute clause statutaire contraire à une disposition impérative du présent titre, dont la violation n’est pas sanctionnée par la nullité de la société, est réputée non écrite. Or le caractère facultatif de l’insertion de la notion dans les statuts des sociétés tel que prévu par l’article 1835 du Code civil devrait exclure également l’application de cette sanction. En conséquence, on pourrait avoir dans des statuts, des clauses qui videraient de sa substance la formulation même de la raison d’être.

Le texte nouveau ne précise pas non plus la sanction applicable au manquement à l’obligation d’affecter des moyens dans la réalisation de son activité en vue du respect desdits principes. Pareil manquement n’entre pas sous le coup de l’article 1844-10, alinéa 3, lequel prévoit que la nullité des actes ou délibérations des organes de la société ne peut résulter que de la violation d’une disposition impérative du présent titre ou de l’une des causes de nullité des contrats en général.

L’un des seuls éléments substantiels du régime de la raison d’être réside dans l’ajout que fait la loi nouvelle à l’article L. 225-35 du Code de commerce, qui disposera dorénavant que les conseils d’administration des sociétés anonymes devront prendre en considération la raison d’être lorsqu’ils déterminent les orientations de l’activité de la société et veillent à leur mise en œuvre.

Il est donc fort à craindre que le régime juridique peu substantiel qui est assorti à la notion de raison d’être soit insuffisant pour atteindre l’objectif assigné initialement à ce texte qui devait repenser la place de l’entreprise dans la société. Tout cela était comme si le législateur avait fait une réforme pour que finalement rien ne change, se transformant ainsi « en champion de l’ordre établi en plaçant sa raison d’être dans le désordre perpétué » des activités économiques telles qu’elles sont, comme le dirait Jean-Paul Sartre16.

Gageons cependant que la reconnaissance formelle concomitante de la notion d’intérêt social permette de pallier ces lacunes. En effet, l’article 169 de la loi PACTE prévoit également d’insérer à l’article 1833 du Code civil une disposition selon laquelle la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. Cependant, rien n’est moins certain, dans la mesure où ce second pan de la réforme encourt également pour sa part certaines remarques, et que la loi nouvelle exclut expressément les stipulations statutaires et les actes de gestions contrevenant à l’intérêt social à l’article 1833, dernier alinéa, du régime des nullités.

De sorte que pour l’intérêt social comme pour la raison d’être, il appartiendra aux magistrats de fixer un régime juridique propre à chacune de ces notions.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Barfety J.-B., « Chaque entreprise a une raison d’être », RDT 2018, p. 268 ; v. également, Notat N. et Sénard J.-B., avec le concours de Barfety J.-B., rapport « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », Doc. fr., 9 mars 2018.
  • 2.
    Notat N. et Sénard J.-B., avec le concours de Barfety J.-B., rapport « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », Doc. fr., 9 mars 2018, p. 49.
  • 3.
    Frison-Roche M.-A., Les 100 mots de la régulation, 2011, PUF, Que sais-je ?, in Marques M., « Vers une stratégie juridique de l’organisation des holdings ? », in Sève R., L’entreprise multinationale dans tous ses États, t. 56, 2013, Dalloz, Archives de la philosophie du droit.
  • 4.
    Delmas-Marty M. et Martin-Chenut K., « Droits de l’homme : enfin “un devoir de vigilance pour les entreprises transnationales” » Le Monde, 1er mars 2017.
  • 5.
    Merckaert J., « Irréversible asymétrie ? », Projet, Éclairer l’avenir, été 2016, n° 353, p. 2.
  • 6.
    Ripert G., Aspects juridiques du capitalisme moderne, 1952, LGDJ, n° 119 ; v. également « Il n’a jamais été aussi utile de cerner la place de l’entreprise dans les textes actuels et de rechercher quels critères devaient être retenus pour identifier l’entreprise », Mercadal B., La notion d’entreprise, Mélanges Derruppé, 1991, Litec, p. 9 ; Pages J., « De l’irréductible et incontournable entreprise », in Prospectives du droit économique, Dialogues avec Michel Jeantin, 1999, Dalloz, p. 79.
  • 7.
    V. Teyssié B., interrogé à propos du groupe co-employeur sur TVDMA : http://www.tvdma.org/finances-rh-administration/les-ressources-humaines/le-groupe-co-employeur-teyssie-bernard/.
  • 8.
    Dans cet esprit, Benoît Delaunay explique l’importance du choix du siège d’un point de vue fiscal en précisant qu’un siège de direction peut tenir lieu d’établissement stable. Il fait notamment référence à une affaire dans laquelle une société étrangère avait été considérée comme disposant d’un siège de direction au sein de sa société mère française par la cour administrative d’appel de Versailles (v. Delaunay B., « L’optimisation du choix du siège », in Sève R. (dir.), L’entreprise multinationale dans tous ses États, t. 56, 2013, Dalloz, Archives de la philosophie du droit, p. 7 ; v. CAA Versailles, 15 mars 2011, n° 09VE00366, Sté Compagnie Internationale des Wagons-lits et du tourisme).
  • 9.
    Hannoun C., Le droit et les groupes de sociétés, 1991, LGDJ, Bibliothèque de droit privé, p. 3.
  • 10.
    Vernac S., « Du bon gouvernement de l’entreprise en société », RDT 2018, p. 261.
  • 11.
    Vernac S., « Du bon gouvernement de l’entreprise en société », RDT 2018, p. 261.
  • 12.
    Frérot A. et Hurstel D., rapport « Le rôle sociétal de l’entreprise, éléments de réflexion pour une réforme », p. 33.
  • 13.
    Frérot A. et Hurstel D., rapport « Le rôle sociétal de l’entreprise, éléments de réflexion pour une réforme », p. 33.
  • 14.
    On pourrait évoquer, à ce propos, le comportement du groupe français Vinci, chargé de la construction du doublement d’un oléoduc sur une distance de 85 km dans la région de Hope, le long de la vallée du fleuve Coquihalla en Colombie britannique au Canada. Dans un esprit similaire, les représentants du peuple Kalina qui vit le long du Maroni protestent contre la réalisation du projet d’exploitation de la montagne d’or sur le territoire de la commune de Saint-Laurent du Maroni en Guyane. La compagnie minière de la montagne d’or devrait pouvoir s’installer sur une concession minière dite de « Montagne d’Or », d’une superficie de 15,24 km² et devrait exploiter la mine sur une période de 12 années. La compagnie constituée à 51 % par une société canadienne et à 49 % par un conglomérat russe devrait avoir recours à plusieurs tonnes de dynamite pour extraire entre 140 et 180 tonnes d’or. Le projet comporte des risques majeurs pour l’environnement. Outre l’augmentation du taux de CO2 que provoqueront les installations d’exploitation minière, il est fort à craindre que le mercure utilisé pour l’extraction de l’or ne vienne se déverser massivement dans les fleuves qui sont des sources de vie pour les populations autochtones. De plus, il faut également craindre la multiplication d’effets contre-intuitifs de la pollution des fleuves sud-américains liés à ce genre de projets et à la déforestation comme la prolifération de certaines algues le long des côtes d’Amérique du sud. Un projet sur lequel un certain nombre de réserves ont été émises récemment par les autorités étatiques.
  • 15.
    Notat N. et Sénard J.-B., avec le concours de Barfety J.-B., rapport « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », Doc. fr., 9 mars 2018.
  • 16.
    Sartre J.-P., Les Mots, 1963, Folio, p. 95.
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