Le devoir de loyauté de l’administrateur d’un groupe de sociétés

Publié le 21/02/2020

La chambre commerciale de la Cour de cassation a précisé le périmètre du devoir de loyauté des administrateurs dans un groupe de sociétés. Dans un arrêt en date du 22 mai 2019, la Cour de cassation rappelle que l’exercice du droit de vote des administrateurs est en principe libre. Toutefois, la haute juridiction de l’ordre judiciaire précise que dans le cas d’un groupe de sociétés, le conseil d’administration de la filiale doit voter conformément aux résolutions adoptées par le conseil d’administration de la société-mère, sauf lorsque ces dernières sont contraires à l’intérêt social de la filiale.

Cass. com., 22 mai 2019, no 17-13565

Dans un arrêt en date du 22 mai 20191, la chambre commerciale de la Cour de cassation a précisé le périmètre du devoir de loyauté de l’administrateur dans un groupe de sociétés. Cet arrêt est rendu au visa des articles L. 227-82 et L. 225-2513 du Code de commerce.

Notons que cet arrêt a vocation à être largement diffusé4, signe de l’importance que lui accorde la Cour de cassation.

Faits. En l’espèce, les consorts O. sont administrateurs dans une société-mère et dans ses filiales. Le conseil d’administration de la société-mère décide, à la majorité de ses membres, de désigner des candidats à la présidence ou direction générale des filiales. Les consorts O. s’opposent, au sein des conseils d’administration des filiales, à ces nominations et se font élire à la place des candidats désignés par le conseil d’administration de la société-mère.

Cette dernière les assigne en paiement de dommages et intérêts au titre d’un manquement à leur devoir de loyauté.

La cour d’appel de Bordeaux fait droit à la demande de la société-mère au motif que les consorts O. sont tenus aux décisions régulièrement adoptées par le conseil d’administration de la société-mère.

La Cour de cassation casse et annule l’arrêt de la cour d’appel au motif qu’elle n’a pas recherché à déterminer si la décision de la société-mère était contraire à l’intérêt des filiales.

La compréhension de cet arrêt implique que l’on aborde dans un premier temps le devoir de loyauté des dirigeants (I), puis que l’on porte notre attention au devoir de loyauté des administrateurs dans un groupe de sociétés (II).

I – Le devoir de loyauté des dirigeants

Le devoir de loyauté est d’origine jurisprudentielle. Le devoir de loyauté des dirigeants trouve sa source dans la jurisprudence5 et, plus précisément, dans un arrêt du 27 février 19966.

Par la suite, la jurisprudence a donné de nombreuses illustrations du devoir de loyauté des dirigeants. Il a ainsi été jugé que dans le cadre d’une opération de cession de parts sociales par un associé, le dirigeant social qui s’abstient d’informer l’associé cédant de circonstances de nature à influencer son consentement manque à son devoir de loyauté7.

Contenu du devoir de loyauté des dirigeants. Le devoir de loyauté impose aux dirigeants sociaux8 d’agir dans l’intérêt de la société9 ou des associés – actionnaires10. Ainsi, en cas de conflit d’intérêts, les dirigeants doivent, au titre de ce devoir, faire prévaloir ces derniers sur leurs propres intérêts personnels (pécunier ou non). Ce devoir de loyauté s’impose dans tous les types de sociétés11.

Notons que le professeur Hervé Le Nabasque définit le devoir de loyauté comme « l’obligation pour les dirigeants de société, de ne pas utiliser leurs pouvoirs ou les informations dont ils sont titulaires dans un intérêt strictement personnel et contrairement à l’intérêt de la société ou à celui des associés ». Le devoir de loyauté des dirigeants serait, selon le professeur Le Nabasque, la contrepartie du pouvoir des dirigeants sociaux12.

Le cadre général du devoir de loyauté des dirigeants ainsi exposé, il convient de s’intéresser au devoir de loyauté des administrateurs d’un groupe de sociétés.

II – Le devoir de loyauté des administrateurs d’un groupe de sociétés

Nous aborderons dans un premier temps l’étendue du devoir de loyauté des administrateurs d’un groupe de sociétés (A), puis dans un second temps, nous aborderons la portée de l’arrêt du 22 mai 2019 (B).

A – L’étendue du devoir de loyauté des administrateurs d’un groupe de sociétés

Le vote des administrateurs est libre. Dans l’arrêt du 22 mai 2019, la Cour de cassation rappelle que « l’administrateur d’une société exerce en principe librement son droit de vote, dans l’intérêt de la société ». Dans cet arrêt, la chambre commerciale apporte des précisions à ce principe.

La liberté de vote est encadrée par le devoir de loyauté des administrateurs. La Cour de cassation apporte plusieurs précisions concernant la liberté de vote des administrateurs.

  • Étape 1 (Principe) : la Cour affirme le principe de la liberté de vote.

  • Étape 2 (Limite au principe) : la Cour limite la liberté de vote par le devoir de loyauté. Ce devoir oblige l’administrateur d’une société-mère, lorsqu’une décision est votée par le conseil d’administration de la société-mère, à voter dans le même sens au conseil d’administration de la filiale.

  • Étape 3 (Limite à la limite)13 : la Cour limite le devoir de loyauté par l’intérêt social. Si la décision de la société-mère va à l’encontre de l’intérêt social de la filiale, l’administrateur exerçant au sein de la société-mère et de la filiale n’est pas tenu de voter dans le sens du conseil d’administration de la société-mère.

Cela se comprend i) dans la mesure où chaque société est censée disposer de son propre intérêt social14 et ii) dans la mesure où le législateur a confié le soin au conseil d’administration de « (déterminer) les orientations de l’activité de la société et (veiller) à leur mise en œuvre conformément à son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». La doctrine précise que le dirigeant « doit s’abstenir de tout comportement susceptible de porter atteinte à l’intérêt de chacune des sociétés qu’il dirige, quand bien même elles feraient partie du même groupe »15.

Le devoir de loyauté s’applique à l’ensemble des membres du conseil d’administration de la société-mère. Pour rappel, la Cour de cassation estime que « le devoir de loyauté auquel l’administrateur d’une société-mère est tenu à l’égard de celle-ci l’oblige, lorsqu’une décision est votée par le conseil d’administration de cette société, à voter dans le même sens au sein du conseil d’administration de la filiale ». Nous comprenons de cet attendu de principe que les décisions adoptées collégialement par le conseil d’administration s’imposent à chacun de ses membres, quand bien même certains d’entre eux auraient voté contre16. Cela peut s’expliquer par la collégialité des décisions du conseil d’administration.

Il résulte de cet attendu que les administrateurs d’une société-mère devront veiller à voter dans les conseils d’administration des filiales, dans le sens des résolutions adoptées par le conseil d’administration de la société-mère.

B – Portée de l’arrêt

Portée de l’arrêt17. Nous pouvons estimer que le devoir de loyauté n’est pas limité par l’objet des résolutions ou décisions adoptées par le conseil d’administration18.

En outre, ce devoir ne semble pas devoir être impacté par l’organe ayant voulu ces résolutions19.

Application aux autres types de sociétés. L’arrêt vise les articles L. 227-8 et L. 225-251 du Code de commerce. Cet arrêt doit donc trouver à s’appliquer aux sociétés par actions simplifiées.

En pratique. Un auteur remarque que l’intérêt social fait l’objet d’une acceptation extensive : depuis l’entrée en vigueur de la loi PACTE, la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité et la Cour de cassation considère que l’intérêt social d’une société doit être apprécié en prenant en considération les circonstances liées à son appartenance à un groupe de sociétés. Selon cet auteur, « l’intérêt de groupe, voire l’intérêt de telle ou telle société du groupe, peuvent désormais, en vertu des nouvelles dispositions légales, être pris en considération lors de l’exercice par l’administrateur de son droit de vote. Il pourrait donc être difficile en pratique de se dégager de son obligation de loyauté vis-à-vis de la société-mère »20.

Notons qu’afin de préserver l’indépendance du vote des administrateurs, les sociétés-mères peuvent stipuler dans leurs statuts que la liberté de vote des administrateurs de ses filiales est garantie. Une telle clause peut néanmoins créer des tensions – voire des contentieux – entre les différentes entités du groupe21.

Enfin, en cas de doutes ou de difficultés, l’administrateur pourra demander qu’il soit fait mention de ses réticences dans le procès-verbal de la séance du conseil d’administration, voire donner une démission motivée.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cass. com., 22 mai 2019, n° 17-13565 : Dr. sociétés 2019, comm. 121, note Mortier R. ; « Manquement au devoir de loyauté à l’égard de la société-mère justifiée par l’intérêt de la filiale », Rev. fid. 26 juin 2019, https://revuefiduciaire.grouperf.com/depeches/43894.html.
  • 2.
    C. com., art. L. 227-8 : « Les règles fixant la responsabilité des membres du conseil d’administration et du directoire des sociétés anonymes sont applicables au président et aux dirigeants de la société par actions simplifiée ».
  • 3.
    C. com., art. L. 225-251 : « Les administrateurs et le directeur général sont responsables individuellement ou solidairement selon le cas, envers la société ou envers les tiers, soit des infractions aux dispositions législatives ou réglementaires applicables aux sociétés anonymes, soit des violations des statuts, soit des fautes commises dans leur gestion.
  • 4.
    Si plusieurs administrateurs ou plusieurs administrateurs et le directeur général ont coopéré aux mêmes faits, le tribunal détermine la part contributive de chacun dans la réparation du dommage ».
  • 5.
    L’arrêt a été rendu en formation de section et indique qu’il sera publié au Bulletin des arrêts des chambres civiles ou Bulletin des arrêts de la chambre criminelle, qu’il sera publié au Bulletin d’information de la Cour de cassation et qu’il sera analysé dans le Rapport annuel de la Cour de cassation (l’arrêt mentionne les sigles FS-PBR).
  • 6.
    V. en ce sens, Cozian M., Viandier A. et Deboissy F., Droit des sociétés, 31e éd., 2018, LexisNexis, n° 375, p. 159 ; Grevain-Lemercier K., « Le devoir de loyauté des dirigeants sociaux : le retour », Gaz. Pal. 11 févr. 2012, n° I8693, p. 7.
  • 7.
    Le devoir de loyauté à l’égard des associés a été affirmé pour la première fois en 1996, dans un arrêt Vilgrain (Cass. com., 27 févr. 1996, n° 94-11241 : JCP G 1996, II 22665, note Ghestin J.). Selon les termes de cet arrêt, le dirigeant est débiteur d’un devoir de loyauté envers les associés. Ce devoir prend la forme d’une obligation de révéler l’existence de négociations en cours pour la cession de contrôle de la société.
  • 8.
    Un auteur voit deux facteurs ayant favorisé l’avènement du devoir de loyauté : i) le mouvement de la corporate governance et ii) la bonne foi contractuelle (Daille-Duclos B., « Le devoir de loyauté du dirigeant », JCP E 1998, 39, 1486).
  • 9.
    Cass. com., 12 mars 2013, n° 12-11970.
  • 10.
    V. Hovasse H., « Devoir de loyauté du dirigeant et cession de droits sociaux », Dr. sociétés 2008, comm. 156 : « La Cour de cassation rattache le devoir de loyauté du dirigeant dans le cadre d’une cession de droits sociaux à la seule fonction de direction : elle n’est pas liée à la qualité de contractant. »
  • 11.
    Cass. com., 15 nov. 2011, n° 10-15049 : « Attendu qu’en se déterminant ainsi, par des motifs impropres à exclure tout manquement de M. X à l’obligation de loyauté et de fidélité pesant sur lui en raison de sa qualité de gérant de la société Clos du Baty, lui interdisant de négocier, en qualité de gérant d’une autre société, un marché dans le même domaine d’activité, la cour d’appel a privé sa décision de base légale ».
  • 12.
    V. not. CA Versailles, 12e ch., 1er juill. 2014, n° 12/07800, SA Europcar Groupe c/ G. : JCP E 2014, 38, 1468, comm. Dondero B. En l’espèce, la cour d’appel de Versailles a rappelé le devoir de loyauté du dirigeant (directeur général) d’une SAS.
  • 13.
    Des auteurs rapprochent le devoir de loyauté des dirigeants des fiduciary duties du droit étasunien qui se décompose en i) le duty of care (devoir de diligence), ii) le duty of loyalty (devoir de loyauté) et iii) le duty of disclosure (devoir de transparence) (v. Cordier-Vasseur C., « Le devoir de loyauté du dirigeant », JCP G 2013, 24, 693 ; Moulin J.-M. et Galokho C., « : Sociétés anonymes. Gouvernance des sociétés », JCl. Communication 2017, fasc. 1350, date de la dernière mise à jour : 10 oct. 2018, § 20).
  • 14.
    Notons qu’un auteur souligne que le devoir de loyauté existe en droit anglais. En vertu du companies act anglais, les dirigeants doivent promouvoir les intérêts de la société, éviter les conflits d’intérêts et ne pas recevoir des avantages liés à sa qualité de mandataire social de la part d’un tiers ou en contrepartie d’un fait effectué en sa qualité d’administrateur (Durand-Barthez P., Le guide de la gouvernance des sociétés 2018/2019, 2018, Dalloz, n° 211.16). En droit anglais, ce devoir s’inscrit dans une obligation plus large faisant peser sur les dirigeants l’obligation d’agir afin de promouvoir le succès de la société (Durand-Barthez P., op. cit., n° 221.10)
  • 15.
    Trebulle F. G., « Devoir de loyauté du dirigeant », Dr. sociétés 2004, comm. 139.
  • 16.
    Pour une illustration de l’application du devoir de loyauté des dirigeants à une SARL : Cass. com., 15 nov. 2011, n° 10-15049 : D. 2012, p. 134, note Lienhard A. V. égal. Favario T., « Variations sur le devoir de loyauté de l’associé et du gérant de SARL », D. 2012, p. 134.
  • 17.
    Le Nabasque H., « Le développement du devoir de loyauté en droit des sociétés », RTD com. 1999, p. 273. V. égal. Trebulle F. G., « Devoir de loyauté du dirigeant », Dr. sociétés 2004, comm. 139.
  • 18.
    V. égal. Gaudemet A., « Le devoir de loyauté de l’administrateur commun de sociétés : naissance et perspectives », BJS oct. 2019, n° 120d0, p. 8. L’auteur souligne que « l’intérêt social de la filiale est affecté par sa situation de société contrôlée et s’apprécie en contemplation de sa subordination à la politique de la société qui la contrôle et de la communauté d’intérêts du groupe auquel elle appartient ».
  • 19.
    Le deuxième alinéa de l’article 1833 du Code civil dispose que « la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».
  • 20.
    Cozian M., Viandier A. et Deboissy F., Droit des sociétés, 31e éd., 2018, LexisNexis, n° 375, p. 160.
  • 21.
    V. égal. en ce sens, Hamelin J.-F., « Du devoir de loyauté des dirigeants au sein des groupes de sociétés », LEDC sept. 2019, n° 112p0, p. 7.
  • 22.
    Nous pouvons signaler à nos lecteurs qu’un auteur propose de considérer que le vote intervenu dans le conseil d’administration de la société-mère a valeur de convention de vote (une convention implicite de vote) (Dondero B., « Groupes de sociétés. La devise du dirigeant (de filiale) : loyauté, cohérence et intérêt social ! », JCP G 2019, 28, 774).
  • 23.
    V. en ce sens, Schmidt D., « Le vote contraint de l’administrateur d’une société et de sa filiale », D. 2019, p. 1316.
  • 24.
    Schmidt D., « Le vote contraint de l’administrateur d’une société et de sa filiale », D. 2019, p. 1316.
  • 25.
    Mortier R., note in Dr. sociétés 2019, comm. 121.
  • 26.
    « Manquement au devoir de loyauté à l’égard de la société-mère justifiée par l’intérêt de la filiale », Rev. fid. 26 juin 2019, https://revuefiduciaire.grouperf.com/depeches/43894.html.
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