L’interdiction des produits issus du travail forcé : un nouveau pan de la RSE
Vingt-huit millions de personnes sont victimes de travail forcé dans le monde selon l’Organisation internationale du travail (OIT). L’Union européenne souhaite interdire les produits issus du travail forcé. Le recours au travail décent et le contrôle qualitatif des importations constituent un pan émergent de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et un nouvel enjeu à venir pour les entreprises européennes.
Issue de conventions internationales, la législation sur l’interdiction du travail forcé tend à se décliner au niveau continental. L’interdiction de l’importation de produits issus du travail forcé constitue peut-être une valeur commune que sont susceptibles de partager les peuples européens. Les entreprises européennes devront veiller à l’avenir à intégrer cette nouvelle dimension de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) dans le cadre de leurs approvisionnements.
Qualification de travail forcé
La convention concernant le travail forcé ou obligatoire de 1930 (n° 29) est l’une des huit conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail (OIT). Son objectif est de supprimer le recours au travail forcé sous toutes ses formes, indépendamment de la nature du travail ou du secteur d’activité dans lequel il peut être exercé. Cette convention définit le travail forcé comme tout travail ou service exigé d’une personne sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ladite personne ne s’est pas offerte volontairement1. La convention n° 105, adoptée en 1957, interdit également le travail forcé, y compris en cas de sanction pour exercice de la grève.
Qualification de travail décent
Le travail décent se caractérise, quant à lui, par les aspirations des êtres humains au travail. Il regroupe l’accès à un travail productif et convenablement rémunéré, la sécurité sur le lieu de travail et la protection sociale pour tous, de meilleures perspectives de développement personnel et d’insertion sociale, la liberté pour les individus d’exprimer leurs revendications, de s’organiser et de participer aux décisions qui affectent leur vie, et l’égalité des chances et de traitement pour tous, hommes et femmes.
Le travail décent, un élément du développement durable
Lors de l’assemblée générale de l’ONU en septembre 2015, le travail décent et les quatre piliers de l’agenda pour le travail décent (création d’emplois, protection sociale, droit au travail et dialogue social) sont devenus des éléments centraux du programme de développement durable pour 2030. Ce programme se compose de 17 objectifs de développement durable. L’objectif 8 vise à promouvoir une croissance économique soutenue, partagée et durable, le plein-emploi productif et un travail décent pour tous. L’objectif 8 comprend les priorités suivantes :
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le plein-emploi productif et un travail décent ;
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les différences de rémunération entre les hommes et les femmes ;
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le chômage des jeunes ;
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l’élimination de toutes les formes de travail des enfants ;
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le passage du secteur informel dans le secteur structuré ;
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l’entreprenariat et les micros, petites et moyennes entreprises ;
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la protection des droits du travail et l’instauration de lieux de travail sûrs ;
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les travailleurs migrants.
Le 23 septembre 2022, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a par ailleurs appelé à placer les emplois décents et la protection sociale au cœur du développement durable, lors d’une réunion sur la mise en œuvre de l’Accélérateur mondial sur les emplois et la protection sociale pour des transitions justes.
Dimension internationale
Le recours à un travail décent renvoie aussi aux valeurs fondamentales voire universelles que certains pays souhaitent promouvoir dans le cadre du nouvel ordre mondial qui se dessine. Sur le plan économique, l’interdiction du recours au travail forcé constitue aussi une valeur commune dans la libre concurrence entre les entreprises.
Le 12 août 2022, la Chine a déposé les instruments de ratification des conventions de 1930 et de 1957. Elles entreront en vigueur un an après leur signature.
Les conséquences de la situation en Ukraine inquiètent par ailleurs les organisations internationales. L’OIT et l’autorité européenne du travail ont ainsi organisé un atelier en octobre 2022 pour répondre aux risques de traite des êtres humains, de travail forcé et de travail non déclaré impliquant des personnes ayant dû fuir l’Ukraine en raison du conflit. Un atelier conjoint des deux organisations a conduit à établir des recommandations pour mieux protéger les réfugiés en améliorant la prévention, la protection, les poursuites et la coopération internationale, en mettant en œuvre des campagnes de sensibilisation ciblées, en encourageant les inspections dans les secteurs les plus à risque et en renforçant la coopération entre les inspections du travail, les forces de l’ordre et le système judiciaire.
La transformation rapide de l’économie interroge aussi sur l’évolution de la qualification du travail décent. Une réunion d’experts sur le travail décent dans l’économie des plateformes s’est ainsi tenue entre le 10 et le 14 octobre 2022 à Genève sous l’égide de l’OIT.
Législations en Europe
Plusieurs pays européens se sont par ailleurs dotés de textes législatifs en matière d’interdiction du travail forcé. Les Pays-Bas ont adopté une loi en octobre 2019 relative au devoir de vigilance lié au travail des enfants. La Norvège, membre de l’EEE, a également adopté en juin 2021 une loi protectrice des droits de l’Homme. Cette loi oblige depuis le 1er juillet 2022 les entreprises norvégiennes et étrangères travaillant avec la Norvège à s’assurer que les droits de l’Homme et des conditions de travail décentes sont respectés dans leurs activités et leurs chaînes d’approvisionnement.
L’Allemagne a adopté en juillet 2021 une législation en matière de devoir de vigilance applicable à partir du 1er janvier 2023, obligeant les entreprises de plus de 3 000 salariés à cartographier les risques environnementaux et ceux liés aux droits de l’Homme couvrant leurs propres activités ainsi que celles de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs. À compter du 1er janvier 2024, le seuil sera abaissé et les exigences de la loi sur la diligence raisonnable en matière de chaîne d’approvisionnement s’appliqueront aux entreprises de plus de 1 000 salariés.
Législation française
La loi du 27 mars 2017 constitue le pilier en droit français du devoir de vigilance2. Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins 5 000 salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes, doit en effet établir et mettre en œuvre de manière effective un plan de vigilance, qui est rendu public.
L’article L. 225-102-4 du Code de commerce prévoit que le plan doit comporter les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement.
Le plan de vigilance a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de l’entreprise et notamment les institutions représentatives du personnel. Le devoir de vigilance constitue ainsi une nouvelle composante du dialogue social.
L’article 225-14-1 du Code pénal interdit par ailleurs le recours au travail forcé, qui est passible d’une peine de 7 ans de prison et de 200 000 € d’amende.
Projet de réglementation européenne
Le 23 février 2022, la Commission européenne a présenté une communication sur le travail décent dans le monde qui réaffirme l’engagement de l’UE en matière de lutte contre le travail des enfants et le travail forcé. Une résolution votée par le Parlement européen le 9 juin 2022 a conduit récemment la Commission à présenter un cadre législatif visant à permettre aux autorités de l’UE et aux États d’empêcher certains produits d’entrer sur le marché européen, dès lors qu’il existe des preuves suffisantes que ces marchandises ont été fabriquées ou transportées dans le cadre d’un travail forcé.
Dans le cadre d’un projet de règlement, la Commission a ainsi proposé, le 14 septembre 2022, d’interdire les produits issus du travail forcé sur le marché de l’Union européenne. L’entrée en vigueur du texte est prévue deux ans après son adoption. La Commission publiera également des lignes directrices dans un délai de 18 mois à compter de l’entrée en vigueur du règlement.
La proposition concerne tous les produits, à savoir les produits fabriqués dans l’Union européenne et destinés à la consommation intérieure et à l’exportation, ainsi que les marchandises importées, sans cibler des entreprises ou des secteurs d’activité spécifiques.
Les autorités compétentes des États membres pourront effectuer des enquêtes et des contrôles d’inspection sur les produits pour lesquels il existe des soupçons fondés de travail forcé. En cas de constat de recours au travail forcé, les autorités compétentes des États membres pourront ordonner le retrait des produits déjà mis sur le marché et interdire la mise sur le marché de nouveaux produits, notamment à l’export.
Le projet de texte a bien entendu vocation à évoluer avant son adoption définitive. Les entreprises devront certainement à l’avenir déployer en interne de nouveaux process de vérification concernant l’origine des produits qu’elles distribuent et commercialisent.
Transparence de la chaîne de valeur
Le projet de règlement s’inscrit plus largement dans une logique européenne visant à responsabiliser sur le plan social et environnemental l’ensemble de la chaîne de valeur, du producteur au consommateur final.
La Commission a ainsi publié le 23 février 2022 une proposition de directive relative au devoir de vigilance visant à obliger les entreprises de taille significative à veiller à ce que leurs activités respectent les droits humains et environnementaux. Un projet de règlement de lutte contre la déforestation importée fixe par ailleurs les règles d’une diligence raisonnable obligatoire pour les entreprises qui souhaitent importer du soja, de l’huile de palme, du cacao, du café, du bois, du bœuf et plusieurs produits dérivés (chocolat, cuir et meubles) au sein du marché de l’UE.
Sensibilisation des entreprises et des consommateurs
En conclusion, l’interdiction de l’importation des produits issus du travail forcé constitue un nouveau pan de la responsabilité sociétale des entreprises. Sa mise en œuvre effective passera toutefois par une prise de conscience individuelle et collective. Sensibiliser les directions des achats au sein des entreprises ainsi que les consommateurs concernant la transparence de la chaîne de valeur est l’un des enjeux à venir. Les institutions représentatives du personnel, en tant que partie prenante de l’entreprise, auront peut-être aussi un rôle à jouer dans le cadre de l’évolution du dialogue social intégrant cette nouvelle dimension.
Référence : AJU006p9