Lucie Chatelain : « Le projet de directive sur le devoir de vigilance reste en dessous des attentes de la société civile »

Publié le 28/02/2024

Les entreprises européennes de plus de 500 salariés devraient bientôt être soumises au devoir de vigilance. Mi-décembre 2023, les trois institutions européennes : Parlement, Conseil et Commission, annonçaient en effet être parvenues à un accord sur le sujet. Une avancée en demi-teinte, d’après les acteurs de la société civile, qui déplorent certaines limites du texte. Les explications de Lucie Chatelain, responsable de contentieux et plaidoyer de l’association Sherpa, qui défend les victimes de crimes économiques. Entretien.

Actu-Juridique : Comment accueillez-vous l’accord trouvé au niveau européen sur le devoir de vigilance ?

Lucie Chatelain : Les organisations de la société appellent les institutions européennes à légiférer sur l’impunité des entreprises multinationales depuis de nombreuses années, et attendaient ce projet depuis 2020, quand la Commission a annoncé qu’elle allait proposer un projet de directive sur le devoir de vigilance. C’est donc une bonne nouvelle, d’autant plus qu’on sait que ces derniers mois, certains États membres ont fait face à une grande pression de la part des représentants d’intérêts économiques qui souhaitaient affaiblir ce projet de directive. À ce stade, on ne connaît pas le texte final mais l’accord permet d’en dessiner les grandes lignes. Cette future directive s’inspire largement des lois française et allemande sur le devoir de vigilance. Elle va obliger les États membres à adapter leur droit interne pour contraindre les grandes entreprises à prendre des mesures afin d’identifier les risques d’atteinte aux droits humains et à l’environnement, de prévenir ces risques et de faire cesser les atteintes en cours. Le projet de directive prévoit un contrôle de la part d’une autorité spécialement désignée dans chacun des États membres, qui pourrait prononcer des sanctions. Enfin, comme la loi française, le texte prévoit que les personnes affectées par un manquement d’une entreprise à ses obligations puissent accéder à la justice pour recevoir une indemnisation. Le texte issu de cet accord politique doit encore être finalisé par le Conseil et par le Parlement. Ensuite, il donnera lieu à un vote formel du Parlement, prévu au mois de mars ou avril 2024, avant les prochaines élections européennes.

AJ : La directive ressemblera-t-elle à la loi française sur le devoir de vigilance ?

Lucie Chatelain : Les modalités d’application sont différentes. Le champ d’application du projet de la directive est plus large. La loi française ne s’applique en effet qu’aux plus grandes entreprises qui comptent plus de 5 000 salariés au sein de la société et de ses filiales en France ou de 10 000 salariés au sein de la société et de ses filiales en France et à l’étranger. Dans le projet de directive, les seuils sont plus bas : elle concernera les entreprises de plus de 500 salariés et de plus de 150 millions d’euros de chiffres d’affaires annuel. À terme, dans certains secteurs à risques, les entreprises de plus de 250 salariés et de plus de 40 millions de chiffres d’affaires annuel devraient également être concernées. La directive prévoit une mise en œuvre par étapes. Les plus grandes entreprises seront les premières concernées 3 ans après la publication de la directive, puis celles de plus de 500 salariés, et au bout de 5 ans, celles de 250 salariés. La directive européenne devrait donc concerner beaucoup plus d’entreprises que la loi française.

AJ : Est-elle plus ou moins ambitieuse que la loi française ?

Lucie Chatelain : Sur certains aspects, on peut considérer que la directive est moins ambitieuse que la loi française. Par exemple, sur les atteintes à l’environnement. La loi française vise tout type d’atteinte grave à l’environnement alors que la future directive procède par renvoi à une liste de conventions internationales environnementales assez fragmentaires. Toutes les atteintes à l’environnement ne seront donc pas forcément concernées par la directive.

De même, la loi française permet d’accéder à la justice pour réparation de tout préjudice, y compris écologique, alors que la directive vise seulement les préjudices causés aux personnes physiques ou morales et ne se prononce pas sur le préjudice écologique.

À l’inverse, alors que la loi française avait été adoptée en réaction au scandale du Rana Plaza, il existe certaines failles dans le secteur du textile. Des entreprises comme H&M et Zara échappent au devoir de vigilance en raison de leur forme sociale. La directive européenne devrait englober davantage de formes de sociétés commerciales et permettre ainsi de combler ces failles. Tout cela donnera lieu à des débats lors de sa transposition dans le droit français.

AJ : Que reproche la société civile à ce projet de directive ?

Lucie Chatelain : La société civile, qui connaît les faiblesses de la loi française, avait des attentes fortes au sujet de ce projet de directive. Une de ses revendications était d’inverser la charge de la preuve qui pèse sur les victimes pour leur permettre un meilleur accès à la justice. Malheureusement, l’inversion de la charge de la preuve n’a pas été retenue. Les institutions européennes n’ont pas tiré les leçons des faiblesses de la loi française sur ce point. Il y a potentiellement des avancées sur la reconnaissance des actions de groupe mais elles sont très limitées.

AJ : Le secteur financier cristallise de nombreuses critiques et interrogations. Pourquoi ?

Lucie Chatelain : La loi française prévoit que les entreprises doivent faire preuve de vigilance concernant les atteintes qui résultent de leurs activités, mais aussi de celles de leurs filiales et de leurs sous-traitants. Elle donne peu de détails sur la nature de ces activités. S’agissant des acteurs financiers, on peut considérer que la loi couvre les atteintes qui résultent, par exemple, de leurs activités de financement de projets polluants, car le financement de tels projets est une contribution des banques aux atteintes aux droits humains et à l’environnement. La directive est plus précise dans ses définitions : elle vient définir la chaîne d’activités concernée par le devoir de vigilance, qui couvre notamment la chaîne d’approvisionnement et les sous-traitants. Cependant, elle définit de façon très restrictive « l’aval » de cette chaîne et exclut les atteintes qui résulteraient des activités des clients. Pour le secteur financier, cela revient à dire que les banques doivent être vigilantes sur le papier et le matériel informatique qu’elles achètent, mais pas nécessairement sur les financements qu’elles accordent à des projets polluants ou à des sociétés portant atteinte aux droits humains. Cela limite donc très largement le devoir de vigilance des acteurs financiers. On sait que la France, au sein du Conseil, était très opposée à l’inclusion des services financiers dans le cadre de la définition du devoir de vigilance. C’est en raison de cette position de la France, qui a ensuite été ralliée par d’autres États, que les services financiers sont exclus du devoir de vigilance aujourd’hui. On sait pourtant que le secteur financier, en fonction des projets qu’il finance, joue un rôle-clé dans la prévention ou, à l’inverse, dans l’exacerbation des atteintes au droit humain et de l’environnement.

AJ : Quels étaient les arguments de la France pour exclure le secteur financier du champ de la directive ?

Lucie Chatelain : Selon le gouvernement actuel, la loi française sur le devoir de vigilance ne couvre pas l’aval mais seulement l’amont des activités des entreprises. Les représentants français ont plaidé pour que la directive n’aille pas au-delà. En réalité, la loi française ne définit ni l’amont ni l’aval mais porte sur les atteintes causées par les activités, ce qui peut très bien inclure l’aval ! Ce sont des questions d’interprétation qui devraient donner lieu à des décisions de justice en France. La France a utilisé ce flou sur l’aval pour exclure les services financiers du champ du projet de directive.

AJ : Est-ce une surprise que la France ait cherché à limiter le projet ?

Lucie Chatelain : Au début des négociations, la France a dit soutenir cette proposition de directive, notamment au cours de la présidence française de l’UE, en 2022. Au cours des négociations au sein du Conseil, la France a cependant adopté des positions restrictives sur certains points, comme les services financiers et la responsabilité climatique. Au même moment, l’Allemagne a cherché à restreindre le champ de la responsabilité civile. L’Allemagne comme la France, les deux États membres dotés d’une loi sur le devoir de vigilance, ont cherché à éviter d’aller plus loin que ce qui existait dans leur propre loi.

AJ : La France s’est également prononcée contre la reconnaissance des droits des peuples autochtones…

Lucie Chatelain : D’après nos informations, la France a été un des seuls pays, avec la Finlande et la Suède, à s’opposer à l’intégration du consentement libre, informé et préalable des peuples autochtones dans la liste des droits humains visés par la directive. Ce n’est malheureusement pas une surprise car la France n’a pas ratifié la convention de l’Organisation internationale du travail sur ces questions et s’oppose systématiquement dans les dernières discussions au niveau européen à la reconnaissance du droit au consentement des peuples autochtones.

AJ : Le projet de directive est-il encore susceptible d’évoluer ?

Lucie Chatelain : Le texte est en train d’être finalisé au niveau technique mais les points politiques ont été tranchés. En revanche, au niveau de la transposition dans chaque État membre, d’importantes questions vont se poser. Les États membres vont avoir une marge de manœuvre sur certains points. Par exemple, sur la charge de la preuve : il serait possible au moment de la transposition par les États membres de prévoir un régime de responsabilité civile plus ambitieux. Reste à voir s’ils le feront ou s’ils s’en tiendront à ce qui est prévu par la directive.

AJ : Quels sont les principaux changements que la directive pourrait amener en France ?

Lucie Chatelain : Le premier concerne l’autorité de contrôle. Une telle autorité n’existe pas en France aujourd’hui : seul le juge peut apprécier si une injonction de se mettre en conformité doit être prononcée, ou condamner une entreprise à verser une indemnisation pour réparer un dommage causé par son manque de vigilance. Ce système de contrôle prévu par le projet de directive, via des autorités nationales qui auraient des pouvoirs d’enquête et de sanction, vient de la loi allemande et constitue un changement important : on ne sait pas quelle sera cette autorité, s’il s’agit d’en créer une nouvelle ou de donner cette compétence à une institution déjà existante. Le risque serait qu’une autorité, sous-dotée ou manquant d’indépendance, se contente d’une conformité de façade et s’en tienne aux propres déclarations de l’entreprise contrôlée. Le deuxième changement majeur porte sur les sanctions qui pourront être prononcées contre les entreprises défaillantes. Des amendes sont prévues par le texte européen et les États membres devront prévoir des sanctions pécuniaires dissuasives. Ces modalités seront définies au moment de la transposition, qui doit intervenir dans les deux ans suivant l’adoption de la directive.

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