Révocation de dirigeant et preuve déloyale : application inédite du nouveau « droit à la preuve »
Les acteurs de la vie des affaires doivent avoir conscience que la jurisprudence autorise désormais que des documents ou informations pourtant secrets puissent être produits en justice. Le juste équilibre n’est pas toujours facile à trouver, puisque le comportement déloyal d’une partie dans l’obtention d’une preuve peut, à l’inverse, entraver son admissibilité en justice, ainsi que l’illustre un récent arrêt de la chambre commerciale n°23-18.415 du 12 février 2025. Par Noémie Carlier, avocate collaboratrice et Laurent Marville, avocat associé du cabinet Reinhart Marville Torre.
La preuve est un élément déterminant de tout procès, puisque « ce qui ne peut être prouvé n’existe pas »[1].
En matière civile, un récent et retentissant arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de Cassation[2] a bouleversé les équilibres en la matière puisque désormais, « l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats ».
Des documents secrets désormais sacrifiés sur l’autel de la preuve
La solution trouve le plus souvent à s’appliquer dans les contentieux du travail, notamment afin de démontrer le bien-fondé d’un licenciement pour faute[3]. Son champ d’application est toutefois bien plus large, puisqu’elle permet également de priver d’effet certains « secrets » institués par la loi afin de produire en justice des documents pourtant censés relever de cette protection légale, parmi lesquels le secret médical[4] ou encore le secret des affaires[5]. La même solution devrait logiquement permettre la production spontanée en justice de documents couverts par une obligation contractuelle de confidentialité, notamment d’une transaction.
Les acteurs de la vie des affaires doivent donc prêter attention au fait qu’en cas de contentieux, des documents ou des informations pourtant secrètes risquent désormais de se retrouver sacrifiés sur l’autel du droit à la preuve.
Ce principe de production des preuves déloyales et illicites n’est toutefois pas absolu. Les entreprises peuvent se retrouver confrontées à la problématique inverse, ne pouvant obtenir gain de cause en justice en ce que la preuve qu’ils ont produite aux débats est une preuve déloyale ou illicite au sens de la jurisprudence précitée. C’est ce qu’illustre un arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 12 février dernier[6].
La déloyauté a ses limites
Dans cette espèce, une société avait mandaté un huissier de justice le jour même de la révocation de son ancienne gérante afin de collecter des preuves d’une potentielle concurrence déloyale sur son ordinateur professionnel. L’huissier de justice s’est révélé être le frère de nouveau gérant de la société mandante.
Se référant explicitement à la nouvelle jurisprudence de l’assemblée plénière, la cour d’appel, approuvée par la chambre commerciale, a considéré qu’était en l’espèce caractérisée « la volonté de la société mandante de se constituer des preuves de façon déloyale et inéquitable », justifiant que les constats litigieux ne puissent être admis à titre de preuve.
La solution, de prime abord sévère, se justifie à deux égards. D’une part, les huissiers de justice sont astreints à une obligation d’indépendance[7] ; les constats produits étaient donc illicites. D’autre part, la preuve déloyale ou illicite ne peut être produite en justice que lorsqu’elle est « indispensable »[8], c’est-à-dire lorsqu’il n’est pas matériellement possible d’apporter une autre preuve de façon loyale ou licite. En l’absence de toute situation d’urgence, le mandatement immédiat de l’étude du frère de l’une des associées visait en réalité à contourner les procédures légales d’obtention de preuve avant tout procès[9], ce afin d’éviter qu’une autre étude soit désignée. Le procédé était donc également déloyal.
Le juste équilibre n’est donc pas toujours facile à trouver : si la preuve déloyale ou illicite peut désormais être produite en justice, à l’inverse, le comportement déloyal d’une partie dans l’obtention d’une preuve peut entraver son admissibilité en justice. Les entreprises doivent redoubler de prudence si elles ne veulent pas risquer d’être dans l’impossibilité de démontrer leurs droits en justice, faute de preuve admissible.
[1] Idem est non esse et non probari.
[2] Ass. Plén. 22 décembre 2023, n°20.20.648.
[3] V. par ex. Soc. 25 septembre 2024, n°23-13.992.
[4] Civ. 2e, 30 janvier 2025, n°22-15.702.
[5] Com. 5 février 2025, n°23-10.953.
[6] Com. 12 février 2025, n°23-18.415.
[7] « Les commissaires de justice ne peuvent, à peine de nullité, instrumenter à l’égard de leurs parents et alliés, en ligne directe à tous les degrés et en ligne collatérale jusqu’au quatrième degré (…) », ordonnance n° 2016-728 du 2 juin 2016 relative au statut de commissaire de justice, article 8.
[8] Pour une application récente en matière de concurrence déloyale : Cour d’appel de Nîmes, 4ème chambre commerciale, 28 février 2025, n°24/02645 ; en matière de dénigrement : Cour d’appel de Paris, Pôle 5, Chambre 4, 10 janvier 2024, n°21/22203.
[9] Article 145 du Code de procédure civile.
À lire aussi sur le même arrêt, J.-C. Pagnucco, « Confirmation de l’admissibilité de la preuve déloyale ou illicite en droit des sociétés », BJS avril 2025, n° BJS203u5
Référence : AJU498265
