Hauts-de-Seine (92)

L’île Seguin, l’impossible résolution ?

Publié le 27/05/2021

Télérama titrait en janvier dernier : « La malédiction de l’île Seguin : un feuilleton sans fin ». Et pour cause : les visions divergent sur ce que devrait être ce bout de terre situé au milieu de la Seine à Boulogne-Billancourt dans les Hauts-de-Seine (92). Face aux promoteurs immobiliers s’opposent des riverains soucieux de conserver les espaces verts de l’île. Un conflit qui dure depuis 10 ans.

Dans un billet publié dans Libération en novembre dernier, la journaliste Sibylle Vincendon, originaire de Boulogne-Billancourt, qualifie l’île comme « l’un des plus beaux sites de la Seine ». C’est là que Louis Renault a installé ses premiers ateliers dans les années 1920. L’usine n’existe plus et les chaînes de montage sont à l’arrêt depuis 1989. Depuis, les idées pour occuper le terrain ne manquent pas. À propos de la ligne tenue par Pierre-Christophe Baguet, le maire de Boulogne-Billancourt, Sibylle Vincendon se montre très critique. Elle écrit : « Élu une première fois en 2008 et toujours reconduit depuis, il ne connaît qu’une façon d’urbaniser, celle qui a été employée dans les Hauts-de-Seine par tous ses homologues de droite depuis 30 ans et se résume en trois mots : construire des bureaux. À un moment, cette obsession prit la forme de cinq tours signées Jean Nouvel, serrées sur cette langue de terre ».

L’opposition se constitue

Les projets immobiliers successifs ne font pas l’unanimité sur l’île, loin de là. Des associations et collectifs se sont rapidement formés pour déposer des recours, nombreux. Les questions environnementales se sont ainsi peu à peu imposées dans le débat public.

En novembre dernier, un collectif de 23 associations signe « la déclaration de l’île Seguin » qui prône « l’élaboration d’un projet alternatif, respectant l’écosystème du fleuve, de ses îles et de ses rives » jugeant les projets actuels de « rétrograde ». En question : le bilan carbone du béton, la préservation des milieux naturels et de la biodiversité, le rôle des îles comme « corridor naturel de ventilation et de rafraîchissement dans le cœur dense de l’agglomération », les continuités écologiques en application des principes de la Trame verte et bleue, le fait de dénaturer le paysage ou encore « les risques de crues type 1910, prévisibles et inéluctables selon Episeine, comme nous l’ont rappelé les récentes crues de 2016 et 2018 ». Le collectif interroge : « Quelle logique, sinon financière, prévaut à la construction de 130 000 m² de bureaux à deux pas de La Défense, dans une ville, Boulogne-Billancourt, déjà très fortement pourvue (1,2 million de m2 de bureaux construits), à l’heure où le télétravail se développe ? ».

L’animateur de télévision et de radio, Stéphane Bern, est allé à la rencontre des associations opposées au projet de construction lors d’une manifestation publique, en même temps que le conseiller régional Julien Bayou (EELV), le 10 février dernier. Sur place, devant les caméras, il dénonçait alors un « crime contre le patrimoine naturel : cette course effrénée à la construction de bureaux et d’immeubles, alors que le télétravail est de plus en plus répandu, n’a pas de raison d’être. Dans le quartier Trapèze juste en face, 20 % des bureaux sont vides parce qu’ils n’ont pas trouvé d’acquéreur ». Présent ce jour-là, Bertrand Rutily, conseiller municipal, déclarait de son côté : « C’est un lieu de mémoire parce que c’est ici que pendant 50 ans, les ouvriers de Renault ont travaillé, et cela a été quelque chose de très important dans l’histoire de la ville de Boulogne, voire dans l’histoire du pays ».

Preuve de l’enjeu de cette île pour la région Île-de-France, ce fut au tour d’Audrey Pulvar, candidate à la présidence de la région de s’y rendre le 13 mars dernier pour montrer son soutien à cette île : « Elle a une histoire particulière pour moi : mon grand-père maternel était ouvrier chez Renault et, [aujourd’hui, je constate que], même symboliquement, il ne reste rien de l’usine… Ni mémoire ouvrière ni mémoire industrielle… ».

Photo de grues, de mains sur un plan d'architecte figurant des travaux
Chlorophylle / AdobeStock

Enquêtes publiques et contentieux

Pierre-Christophe Baguet avait en effet signé un permis de construire demandé par le consortium de promoteurs Développement Boulogne Seguin (DBS), l’alliance de l’Américain Hines, du constructeur Vinci et du promoteur Icade, pour édifier 130 000 m2 de bureaux, avec des tours de 9 à 15 étages. Parmi les noms d’architectes évoqués, on retrouvait Christian de Portzamparc, les Britanniques Rogers Stirk Harbour and Partners ou encore le Japonais Sou Fujimoto.

Mais depuis 2011, le collectif « Vue sur l’île Seguin », composé de riverains, est en contentieux avec la mairie de Boulogne-Billancourt, qui est actionnaire majoritaire de la zone d’aménagement concerté (ZAC) Seguin Rives-de-Seine.

Le plan local d’urbanisme (PLU) de l’île Seguin a été élaboré en 2004 après une phase de démolition et de dépollution. En 15 ans, seule une partie a été aménagée, au niveau de la pointe, avec la Seine Musicale. Cet ensemble de bâtiments est consacré à la musique et est sorti de terre en 2017. Le conflit concerne les 9 hectares restant de la parcelle concernée.

Trois enquêtes publiques ont été lancées par Pierre-Christophe Baguet durant l’été 2020. « La dernière voiture est sortie il y a 28 ans, il serait peut-être temps d’avancer », s’agaçait-il dans Le Monde en septembre dernier. Suite à l’avis favorable du rapporteur en octobre 2020, le collectif « Vue sur l’île Seguin », représenté par le cabinet de Corinne Lepage, a déposé fin décembre dernier deux recours gracieux auprès de la mairie de Boulogne-Billancourt à l’encontre de deux autorisations de permis de construire sur la partie centrale de l’île Seguin. Sur leur site, ils ajoutent : « Nous sommes en attente d’une mise à l’audience au tribunal administratif de Cergy-Pontoise de nos trois recours : le recours contre la mise en compatibilité du PLU de 2013 et de celui de 2015 de la commune de Boulogne-Billancourt (recours déposés en 2013 et 2016) et le recours contre celui du PLU de 2018 (recours déposé en 2019) ».

Ultime rebondissement ?

Alors que l’on pensait l’affaire déjà complexe, un nouveau rebondissement publié par le magazine Challenges le 23 avril dernier vient rebattre les cartes. Dans son article « Bouygues Télécom s’installe sur l’île Seguin, et vire Vinci… », Éric Treguier annonce en exclusivité qu’après 30 ans à voir se succéder des projets d’aménagement – ayant fait défiler Pinault, Bolloré, Tadao Ando, Jean Nouvel ou encore Portzamparc – l’option d’achat accordée à DBS n’a pas été renouvelée : « Leur consortium avait obtenu l’attribution du développement du dernier chantier, la partie centrale de l’île. Mais finalement, ce sera Bouygues. […] Le seul, à ce jour, à avoir réussi à mener à bien un projet privé sur cette “île maudite”, c’est Laurent Dumas, promoteur et président du Palais de Tokyo. Il est en train de construire, sur la pointe amont, une fondation d’art, 8 salles de cinéma, des bureaux et un hôtel de luxe ».

Concernant DBS, la municipalité avait donné jusqu’au 31 décembre 2020 pour apaiser les tensions. Mais le Covid n’a pas aidé. Une prolongation avait été accordée jusqu’au 31 mars dernier. À la mi-avril, le conseil municipal de Boulogne-Billancourt tranchait : pas de prolongation de la promesse de vente.

Une décision qui s’inscrit aussi dans un contexte où le marché des bureaux est saturé à cet endroit. Bouygues aurait de son côté proposé de reprendre la promesse de DBS, avec un projet qui serait totalement différent, soit un campus avec un seul locataire, Bouygues Telecom. Le coût de toutes ces opérations ? Pour DBS les deux ans d’études sont estimées à 10 millions d’euros. Pour la ville, « l’équation financière est plus mystérieuse », conclut Éric Treguier.

LPA 27 Mai. 2021, n° 200n6, p.10

Référence : LPA 27 Mai. 2021, n° 200n6, p.10

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