Jean-Michel Fleury : « Dans notre société, il est plus facile de couper le lien que de le renouer » !
Les conciliateurs de justice, collaborateurs essentiels de la justice et premier maillon de la justice de proximité, se feront sans doute de plus en plus incontournables. Depuis le 1er octobre 2023, il est en effet obligatoire de recourir à un mode de résolution à l’amiable avant de saisir le tribunal judiciaire pour un litige portant sur le paiement d’une somme qui ne dépasse pas 5 000 € ou des litiges spécifiques comme les troubles de voisinage. Jean-Michel Fleury, 79 ans, officie dans la Seine-Saint-Denis. Rencontre avec un amoureux du droit qui « aime aller jusqu’au bout des dossiers ».
De son office, niché au 4e étage, la vue est dégagée sur le tribunal judiciaire de Bobigny. Dossiers ouverts sur son bureau, un homme est plongé dans une pile de papiers. Autour de lui, des étagères couvertes de Codes de procédure civile ou pénale, ainsi que d’encyclopédies juridiques. Conciliateur de justice depuis 2010, Jean-Michel Fleury, 79 ans, aide les justiciables à démêler les litiges du quotidien. Présent en mairie deux jours par mois, il officie également le premier lundi du mois au tribunal de Bobigny.
Cet engagement bénévole, il le tire d’une envie de continuer à « se sentir utile » une fois à la retraite. « Le droit me manquait », confesse celui qui a exercé comme conseil juridique dans une grande organisation patronale. S’il connaissait la fonction, un stage d’observation le convainc de s’y essayer.
Ce matin, parmi l’examen des dossiers prévus, une affaire d’impayés de charges locatives qui oppose un résident et un bailleur social. L’homme, dont le père qui habitait dans un T4 est mort sans avoir inscrit le nom de son fils sur son bail, y réside toujours. Mais deux ans après le décès, ce dernier est actuellement sous le joug d’une procédure d’expulsion. En effet, il ne peut payer le loyer d’un appartement si grand, seul, alors qu’il est en situation de handicap et ne touche qu’environ 600 euros par mois. « Dans ce dossier, il existe une problématique de transfert de bail », décrypte Jean-Michel Fleury.
L’homme s’est déplacé, un peu perdu, effrayé à l’idée d’être expulsé. Face à lui, l’avocat du bailleur – lors de la conciliation, les avocats ne représentent pas mais assistent leurs clients – a également fait le déplacement. Bien que dans son rôle, il écoute aussi les craintes de l’homme. L’avocat du bailleur social rappelle qu’une proposition de F1 a été effectuée mais que devant les faibles ressources de l’homme, la proposition n’a pas pu être concrétisée. Le fils ne bénéficie d’aucun suivi social et souffre d’un syndrome de Diogène. Jean-Michel Fleury lui conseille donc de prendre contact avec les services sociaux et lui rappelle que des appels sont possibles, qu’une suspension de l’exécution est envisageable, que l’on peut demander un délai au juge de l’exécution, etc. Bref, que l’expulsion n’aura pas lieu du jour au lendemain. Pour autant, c’est un constat d’échec qui sera signé, car le bailleur rappelle que la loi ne lui impose pas un transfert de bail. À ce titre, il respecte ses engagements réglementaires. « Si la conciliation ne peut avoir lieu, le litige se réglera au niveau judiciaire », conclut donc le conciliateur de justice ce jour.
L’envie d’être utile au niveau d’un territoire
Si le dossier du jour n’a pas abouti à une conciliation réussie, la moitié des dossiers au niveau national (48 %) passant devant un conciliateur aboutit à une solution. La deuxième juridiction de France ne fait pas exception, d’autant plus que « les magistrats sont très favorables à la conciliation », se réjouit Jean-Michel Fleury. En Seine-Saint-Denis, les chiffres sont un peu moins bons qu’au niveau national : en 2022, les chiffres font état de 34,56 % de conciliations réussies en conventionnel (entre particuliers ou entreprises) et en conciliations délégués par le juge (avec un conciliateur) de 34,89 % réussies. Mais la démarche connaît un succès grandissant : en 2020, 2 400 contacts avaient été pris par des particuliers, contre plus de 3 000 en 2022. Preuve que la conciliation s’ancre doucement dans les pratiques. Si ces chiffres sont inférieurs au national, les réussites sont néanmoins en hausse, précise Jean-Michel Fleury.
Le but de la conciliation est d’ « améliorer la justice et faire participer les justiciables à leurs décisions », explique Jean-Michel Fleury, spécialement dans le cadre du développement de la politique à l’amiable. « Les gens se sentent écoutés, respectés. Ils participent à leur décision et quand cela fonctionne, ils repartent avec une décision qui leur convient. Même si l’on n’est pas d’accord, le fait de procéder à une conciliation apaise les gens », constate-t-il.
Arrêt de l’affaire, non-besoin d’avoir recours à un avocat ou à un huissier, ce qui occasionne des frais de justice, pas d’énergie dépensée pour une démarche au tribunal, « certaines personnes nous remercient chaleureusement » d’éviter d’aller « au tribunal », ce qui « engage des frais supplémentaires sans la garantie de gagner ». « Car parfois le juge va trouver un point de droit qui sera défavorable au demandeur », analyse le conciliateur. « Un mauvais accord vaut mieux qu’un bon procès. Car il y a toujours une partie qui n’est pas satisfaite, voire les deux », résume-t-il.
La justice du quotidien et d’un territoire
Exercer au tribunal de Bobigny s’ancre dans la réalité d’un territoire. Le ressort compte 8 tribunaux dont Bobigny en tant que chambre de proximité. À l’heure actuelle, 24 conciliateurs exercent sur le territoire, mais des « besoins restent non couverts » : idéalement, il faudrait réunir 30 bénévoles pour améliorer leur présence dans les antennes France Services et ainsi améliorer l’accès à une justice de proximité.
Les domaines principalement représentés sont le droit de la consommation, les baux d’habitation, ou encore les conflits de voisinage, mais aussi, par exemple à Aulnay-sous-Bois, le contentieux aérien (avec la proximité de l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle). Les conciliateurs ne sont en revanche pas compétents dans les dossiers qui relèvent du droit pénal ou du juge aux affaires familiales (divorce, gestion du partage d’une voiture ou participation aux frais de scolarité…). Jean-Michel Fleury voit ainsi passer des dossiers d’impayés, de charges locatives impayées, de téléphonie mobile, de servitudes, d’élagage des arbres, d’empiétement sur le terrain d’un voisin, d’isolation extérieure, etc. En tout état de cause, « parfois, les gens sont très fâchés, comme dans le cas des conflits de voisinage. Cela nécessite du temps, or le juge n’a pas le temps. La conciliation permet de baisser le stock et d’apaiser ». Certes, travailler en Seine-Saint-Denis n’est pas de tout repos, les conditions sociales sont difficiles, avec beaucoup de familles monoparentales, reconnaît Jean-Michel Fleury, mais c’est aussi « très agréable. C’est moins saturé qu’à Paris même et nous jouissons d’une très bonne liaison avec les magistrats », se réjouit-il.
« Dans notre société, il est plus facile de couper le lien que de le renouer »
Au-delà de la question du droit soulevée, les dossiers recèlent une partie humaine essentielle. « Je reçois des gens qui se disent victimes, mais souvent les situations sont plus complexes », confie-t-il. Il voit ainsi la première partie, lui explique le déroulé des choses puis il reçoit la deuxième partie, enfin les deux ensemble. « Parfois derrière un problème de bruit, il y a une animosité existant depuis des années, et dans ce cas-là, la conciliation permet un petit apaisement, mais pas de résoudre le problème. Mais plus on laisse parler longtemps, plus on a de chance d’avoir un succès. »
Il repense à un conflit opposant une femme à son voisin : elle se plaignait des aboiements intempestifs de son chien, mais en discutant il comprend que le conflit était enkysté autour d’un mur qui n’avait pas été reconstruit et qui avait occasionné un cambriolage. « Finalement nous sommes arrivés à un accord, après avoir discuté longtemps. On a renoué symboliquement. Dans notre société, il est plus facile de couper le lien que de le renouer ». Une belle victoire, donc… Bien sûr, tous les rendez-vous ne sont pas toujours simples. « Les gens peuvent être tendus, plus exigeants. Cela peut arriver qu’on nous manque de respect mais cela est très rare. Le cadre créé un climat d’apaisement ».
L’expérience de conciliateur est évidemment très juridique – trouver des échelonnements de remboursement de loyers impayés ou des modalités d’indemnisation lors de travaux mal faits –, mais le conciliateur peut se réaliser au-delà du juridique : « c’est très satisfaisant pour une personne de constater que deux parties se quittent apaisées ». Il est temps pour Jean-Michel Fleury d’accueillir une nouvelle personne. Un nouveau dossier. Des impayés locatifs, à nouveau. Les solutions tiennent parfois à un dialogue qui se renoue.
Référence : AJU012v9